L’Evêché de Verdun (1)

 

D’après un article écrit par l’Abbé Gabriel, aumônier du collège de Verdun
Publié dans la « Revue de la Société des études historiques » – Année 1886 

Les premiers apôtres du christianisme, dans la Gaule-Belgique, au IVe siècle, allèrent droit aux chefs-lieux des Pagi qu’ils voulaient évangéliser : Clemens à Metz, Mansuetus à Toul, Sanctinus (S. Saintin) à Verdun.

Le pays converti, la juridiction spirituelle des Evêques et de leurs successeurs eut généralement pour limites, les limites même du territoire dont la Cité, où ils avaient établi leur siège, était le chef-lieu. Le Pagus Virdunensis forma l’Évêché de Verdun, comme il en avait formé le Comté. Cependant, quelques localités faisaient partie de l’Évêché et pas du Comté (Damvillers), comme d’autres étaient du Comté et non de l’Évêché (Vienne-le-Château).

Lorsque les Franks de Clodion, de Mérovée et de Chlodowig, pénétrèrent dans les Gaules, ils furent étonnés, eux qui à demi sauvages et païens, ne connaissaient d’autre force que celle du bras, d’autre puissance que celle de la framée, ils furent étonnés de la force et de la puissance morale dont jouissaient les Évêques sur les populations conquises. Ils subirent bientôt eux-mêmes le joug de cette force désarmée qui subjuguait les coeurs, de cette mystérieuse puissance que n’étayait aucune épée, et qui ne commandait qu’aux intelligences.

C’était, après tout, le triomphe de l’esprit sur la matière, de la vertu sur les appétits. C’était l’œil du dompteur sur les tigres et les lions, ou mieux, c’était l’admirable scène de saint Léon devant Attila le farouche, mille fois répétée dans nos campagnes et aux portes de nos cités envahies. Que de fois le vainqueur leur épargnera le pillage et le meurtre grâce à l’Evêque ou aux prêtres. Chlodowig (Clovis), ayant pris Verdun, donna la paix et la vie sauve aux citoyens, à la prière du vieillard Euspicius, chef de la chrétienté Verdunoise, dont l’Evêque, saint Firmin, venait de mourir. Du reste, ces vieillards vénérables que le peuple entourait d’une considération religieuse, paraissaient aux Franks la seule autorité restée debout devant eux, le seul pouvoir obéi et respecté sur cette terre des Gaules qu’ils convoitaient.

Aussi, les Rois chevelus, même avant qu’ils fussent devenus chrétiens, traitèrent toujours les Évêques avec une singulière déférence. Ils les assimilèrent bientôt à leurs grands Leudes, par reconnaissance de leur soumission aux Franks, ou par politique. Le pays conquis était vaste. Les Rois Franks, nous l’avons vu, s’y étaient fait large part, surtout dans nos contrées, premiers théâtres de leurs victoires, premier centre de leur empire. Et puis il y avait toujours des terres à prendre, soit que les maîtres nouveaux n’y fussent plus, soit qu’elles eussent dès l’abord échappé au partage.C’est pourquoi, les Rois donnèrent aux Évêques, ou plutôt aux Églises dont ils étaient les pasteurs, un peu de leur portion, ou quelques unes de ces terres abandonnées. Et ils les donnèrent aux mêmes conditions que les avaient reçues les conquérants eux-mêmes, c’est-à-dire, en toute propriété, avec tous les droits du maître, du seigneur, sur la terre donnée et sur ses habitants.L’Eglise, la Grande Eglise dans chaque diocèse, était l’Eglise épiscopale, qu’on appela plus tard Cathédrale, et que représentait l’Evêque, et le clergé qui l’entourait.

Les chrétientés des campagnes n’avaient que des autels. Le service, religieux de ces autels était à la charge de la Grande Église, auprès de laquelle vivait, sous la conduite de l’Évêque, le presbytère, qu’on appelait aussi maison ecclésiastique, domus ecclesiastica. La maison ecclésiastique constituait le corps des prêtres chargés de former les jeunes clercs à la piété et à l’instruction de prêcher et d’administrer les sacrements, non seulement dans la ville épiscopale mais encore dans les campagnes, et d’y desservir les autels.

Mais vers le VIIIe siècle, les chrétientés rurales devenant plus nombreuses, les autels ou églises se multiplièrent, et elles furent dès lors desservies par des prêtres attachés à chacune d’elles, ou à un groupe de quelques unes d’elles : cette Église unique, ou ce groupe forma la paroisse.

A son tour, la domus ecclesiastica, le presbytère de l’Évêque, se transforma en un corps de dignitaires, et devint dans la suite le Chapitre. Les prêtres qui faisaient partie de ce corps n’eurent plus de ministère actif, ni dans les campagnes, ni ailleurs. Sous le nom de Frères de Notre-Dame, et plus tard de Chanoines, ils ne s’occupèrent plus qu’à chanter les louanges de Dieu, à diriger et à surveiller les écoles de la Cathédrale, à aider et à suppléer au besoin l’Évêque dans quelques unes de ses fonctions et à administrer leurs grands biens.

Car la Grande Église, l’Église Cathédrale, représentée par l’Évêque et ses chanoines, restait toujours, et resta longtemps, le seul établissement, le seul être moral capable de recevoir et de posséder.

Du reste, donner aux Églises était alors chose profitable au pays. Tant d’invasions avaient roulé sur la Gaule-Belgique, depuis quatre siècles, que les campagnes étaient presque abandonnées et incultes. Quelques groupes isolés de pauvres cabanes abritaient, de loin en loin, de rares habitants. Les villes seules étaient peuplées, parce que leurs remparts les mettaient à l’abri des pillages quotidiens.

Les chefs Franks, faits par la conquête propriétaires d’immenses domaines, les avaient ensuite partagés entre leurs guerriers, qui étaient devenus leurs vassaux, comme ils étaient eux-mêmes les premiers vassaux du Roi. Mais, capitaines et soldats se trouvant sans cesse aux batailles, ne pouvaient ramener dans leurs terres par une sage gestion, ni abondance, ni prospérité. Seules, les Églises et plus tard les couvents, en étaient capables. C’était un de leurs rôles du moment et c’était un beau rôle !

Seules elles en étaient capables. Parce que seules elles s’intéressaient réellement au sort des populations malheureuses et voulaient sérieusement l’améliorer. Parce que seules elles désiraient le calme et la paix, et que ce n’est que dans le calme et la paix qu’un pays devient prospère. Aussi, ce sont les domaines d’Églises qui, à cette époque de misère générale, se cultivent, se fertilisent et se repeuplent.

Bertaire raconte, avec beaucoup de détails, la munificence du Roi Childebert II, arrière petit-fils de Clovis, lequel étant venu à Verdun vers l’an 590, visiter le saint évêque Agéricus (Airy),  donna à la Grande Église, « par affection et révérence pour un si excellent homme » de beaux vignobles sur la Moselle, et sur la Madine, plusieurs villas ou villages, dans le voisinage de la Cité et dans le pays de Verdun, et enfin « beaucoup d’autres domaines qu’il serait fastidieux d’énumérer ici », ajoute le vieux chroniqueur. Les fidèles de Childebert firent aussi leurs dons à saint Airy.

A cette visite royale, se rattache la légende du baril de saint Airy, lequel, à la grande joie des Franks de Childebert, forts buveurs, resta toujours plein, quoiqu’on ne cessât d’en tirer du vin. Peu de vignobles existaient alors autour de Verdun, voilà pourquoi le Roi fit don à saint Airy de vignes sur les côtes de la Moselle. Voilà aussi d’où provient la légende du baril.

Les rois de la seconde race ne furent pas moins généreux. Les leudes, grands propriétaires, imitèrent la générosité des rois. Wolfang enrichit l’abbaye de Saint-Mihiel, qu’il fonda en 711. Plus tard, de moindres seigneurs, des bourgeois de la Cité, agirent comme les princes. Et chaque siècle, tour à tour, agrandissait les possessions des Églises.

Une autre source de richesses de notre Église Cathédrale fut les donations que lui firent certains membres de son clergé. D’abord, les Évêques eux mêmes qui, le plus souvent, appartenant à de puissantes familles, laissaient toujours à leur Église une portion considérable de leurs biens. Souvent encore, on vit entrer dans les ordres, et demeurer dans les rangs les plus modestes du clergé, des personnages de marque qui, renonçant au monde et aux honneurs ecclésiastiques, soit par piété, soit par dégoût de la vie du siècle, donnaient à l’Église dont ils étaient clercs des terres considérables.

Ainsi, vers l’an 635, un très grand leude, du nom d’Adalgise, diacre de l’Église de Verdun, donna à son ami l’évêque saint Paul, la magnifique terre de Fresnes-en-Woëvre, mince portion de ses domaines. Dans les dernières années du IXe siècle, la Grande Église de Verdun, c’est-à-dire l’Évêque et le Chapitre, possédait, en diverses contrées, cent quatre-vingts villages ou terres, à titre de propriété seigneuriale.

Vers l’an 900, l’évêque Dadon, qui venait d’obtenir de l’empereur Arnoul, la belle terre de Montfaucon, partagea ces nombreuses et riches seigneuries avec les clercs de son Église Cathédrale ou Chanoines. Aux Chanoines, il en donna le tiers, et garda pour lui les deux autres tiers. Telle est l’origine des terres du Chapitre, distinctes des terres de l’Évêché. Les terres du Chapitre ne devaient à l’Évêque ni foi, ni hommage.

Sur les territoires de ses seigneuries, villages ou bourgs, l’Évêque, et en général tous les seigneurs ecclésiastiques, chapitres et couvents, jouissait de tous les droits féodaux, pareils à ceux dont jouissaient les seigneurs laïcs. Nous n’avons pas à parler ici de ces droits.

Par eux, ou par leurs représentants, qu’on appelait Ministraux, Intendants, Défenseurs ou Voués selon leurs attributions, ils administraient, percevaient les impôts, rendaient la justice haute, moyenne et basse, c’est-à-dire criminelle, civile et de simple police, délits ruraux et contraventions.

Comme toutes les terres nobles, c’est-à-dire propriété des premiers guerriers Franks et de leurs descendants, les terres d’église furent exemptées de payer l’impôt au trésor royal ou fisc. C’était le Trésor de l’Église qui en bénéficiait. Sans doute que les percepteurs ecclésiastiques étaient moins durs aux pauvres serfs que les collecteurs royaux.

Mais aussi comme les seigneurs laïcs, les Évêques avaient un suzerain, roi ou empereur, auquel ils devaient foi et hommage, service à l’armée par leurs hommes sinon par eux mêmes, et impôts d’argent désignés dans la suite par le nom peu juste de dons volontaires.

De ces terres et seigneuries, les unes, tout en relevant du souverain, étaient de la façon la plus absolue, propriété de celui qui en jouissait de droit. Il les transmettait à ses hoirs ou héritiers. On appelait, celles de ce genre, allodiales, ou de franc alleu.

Toutes les propriétés distribuées primitivement par le Roi aux chefs Franks, et restées aux mains de leurs héritiers, étaient des alleux. Les autres étaient des fiefs. Un fief, feodum, était une terre possédée à titre viager par un noble, et pouvant, en certain cas, lui être reprise par celui qui la lui avait donnée : on disait cela fief de danger. A la longue, les fiefs furent considérés comme des alleux.

L’Evêque de Verdun et le Chapitre possédaient à titre d’alleux. Propriétaires de la terre à titre d’alleux, l’Evêque et les chanoines, comme les autres seigneurs, l’étaient aussi des habitants.

Tels étaient, au commencement du XIe siècle, les Évêques de Verdun, sur les terres de l’Évêché, leur domaine particulier. Mais, à partir de l’an mil, leur pouvoir avait grandi. Aux droits ordinaires des seigneurs sur leurs terres, ils avaient joint d’autres droits plus considérables, qui s’étendaient bien au delà des limites de leurs domaines particuliers. Ces droits étaient ceux de Prince séculier.

Nous appelons ces droits, droits régaliens parce que, dans toutes les constitutions politiques, ils sont réservés au souverain ; parce qu’ils sont son apanage exclusif ; parce que seul, il les exerce de son chef, de sa pleine autorité, sans délégation aucune et que si d’autres que lui en jouissent, c’est par mandat spécial de sa part, c’est par une espèce d’émanation de sa souveraineté à leur profit.

Mais d’où vint, aux Évêques de Verdun, ce surcroît de puissance et d’autorité ?

En ces IXe, Xe et commencement du XIe siècles, que l’on a pu à bon droit, appeler siècles de fer, à cette époque de troubles inouïs, de profonde anarchie, tous les possesseurs d’alleux considérables et de grands fiefs tels que duchés et comtés, tous les grands vassaux, comme on devait s’exprimer bientôt, cherchaient, en Allemagne comme en France, à se rendre indépendants de fait, sinon dans la forme, de toute suzeraineté impériale ou royale.

La puissante et redoutable maison, dite d’Ardenne, qui détenait le comté de Verdun, n’avait pas été la dernière à entrer dans ce mouvement et elle pouvait, d’un jour à l’autre, devenir un embarras, peut-être même un péril, pour l’Empire.

Aux yeux des Godefroid en effet, le comté de Verdun était leur héritage patrimonial, leur alleu. Ils étaient comtes de Verdun par droit de naissance, plus que les rois de France n’étaient rois, plus que les empereurs d’Allemagne n’étaient empereurs.

La cour impériale voyait avec déplaisir de telles prétentions, d’autant plus que l’ambitieuse famille qui les émettait, possédait déjà de vastes domaines dans les pays limitrophes du Verdunois, et de nombreuses forteresses dans ces domaines. Et puis, on avait été presque forcé de lui inféoder le duché de Basse-Lorraine, ce qui la rendait encore plus redoutable.

Sans doute, à l’heure présente, sa force était diviséeentre les fils de Godefroid-le-Captif. Deux se succédèrent au bénéfice ducal et les deux autres devaient de même se suivre au Comté de Verdun.

Mais, il se pouvait faire aussi que tous ces alleux, tous ces fiefs, tous ces bénéfices, tous ces titres, se trouvassent réunis sur une seule tête. Il se pouvait faire qu’un seul héritier fût en même temps duc de Basse-Lorraine, comte de Verdun, et maître des immenses possessions de la maison d’Ardenne. Et c’est ce qui arriva.

Pour parer à cette dangereuse éventualité, et pour affirmer en même temps, d’une façon précise, nette, la situation féodale du comté de Verdun comme Bénéfice de l’Empire, et transmissible à la volonté de l’Empereur, le seul moyen était de transférer, sur une autre tête, le titre et les droits de Comte de Verdun.

Mais là encore, on se heurtait à une autre difficulté. Une telle mesure pouvait être dangereuse et inutile. Dangereuse, car on devait s’attendre à ce que la puissante famille de nos vieux Comtes ne se laisserait pas dépouiller impunément, et, qu’à l’aide de ses alliés et de ses vassaux, elle en appellerai de la décision impériale au jugement des armes. Inutile, car en donnant le Verdunois à une autre famille féodale, on la rendrait puissante, si déjà elle ne l’était, et on se retrouverait avec elle pour l’avenir, dans les mêmes embarras qu’avec les possesseurs actuels.

Dès lors, l’Évêque de Verdun parut, aux politiques impériaux, le seul homme auquel la prudence conseillait d’abandonner le titre et les droits de Comte de Verdun.

En effet, avec un Évêque, on n’avait pas à craindre l’hérédité qui, à la longue, peut changer le fief en alleu. On n’avait pas à craindre les alliances de famille, les mariages, qui peuvent doubler la puissance des feudataires. L’Évêque mort, le fief faisait retour à l’Empire, qui en investissait l’Évêque successeur.

Les circonstances, du reste, étaient telles que le transfert du Comté de Verdun à l’Évêque de cette ville, semblait devoir s’effectuer naturellement, sans secousse, sans opposition même du comte actuel, Frédérick, ou de celle de son prochain successeur, Hermann.

En effet, ces deux seigneurs, étrangers aux affaires séculières, vivaient au cloître de Saint-Vannes, moins en princes qu’en moines, plus jaloux de marcher dans la perfection chrétienne et de gagner le ciel que de sauvegarder leur autorité et gouverner leurs petits États.

Un Évêque, de haute lignée et de grande prudence, pouvait donc dès maintenant exercer cette autorité dont Frédérick et Hermann semblaient peu se soucier, et prendre en mains ce gouvernement qu’ils abandonnaient si volontiers.

Il serait d’abord du vivant des fils du Captif, le Comte réel, effectif, de Verdun, mais il leur en laisserait le titre, les honneurs, les privilèges. Après leur mort, l’Évêque régnant revendiquerait alors le Comté de Verdun, avec diplôme impérial en mains. Il n’aurait plus qu’un titre à ajouter au pouvoir.

Pour opérer cette petite révolution locale, l’empereur Othon III choisit, parmi les prélats de sa cour, le seigneur Haymon, né en Bavière, homme très noble et très puissant en richesses, très illustre par sa race et ses vertus, qui fut élu et sacré évêque de Verdun, en 990, après la mort d’Adalhéron, frère des deux comtes Frédérick et Hermann.

Haymon vint donc dans sa ville épiscopale, portant avec lui la Bulle ou Diplôme impérial, qui lui octroyait en Bénéfice d’Empire, à lui et à ses successeurs Évêques, tous les droits et pouvoirs de Comte de Verdun.


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Les bijoux gothiques des sépultures de Charny

Fibule Ville de Verdun Musée de la PrincerieFibule Ville de Verdun Musée de la Princerie 

D’après un article de Félix Liénard
paru dans les « Mémoires de la Société philomathique de Verdun (Meuse)
» – Année 1889

L’une des plus intéressantes découvertes archéologiques faites depuis quelques années dans le département de la Meuse est sans contredit celle qui eut lieu, au mois de mai 1888, lors de l’établissement d’une batterie de guerre sur la côte de Charny, à six kilomètres au nord de Verdun.

On y rencontra, à quelques centimètres de profondeur, plusieurs antiques sépultures de guerriers près desquels se trouvaient divers objets qui sont actuellement en la possession du Musée de Verdun.

Disons d’abord que, parmi les plus curieux objets compris dans ce lot, figurent deux fibules dont l’une est en argent massif, à surface doublée d’or, sauf trois bandes d’argent qui restées iutentionnellement à découvert, concourent à l’ornementation de l’objet. La fibule est à sommet demi-circulaire découpé à jour. Elle a pour couronnement une série de becs ou de têtes d’oiseaux de proie, dont l’œil est figuré par une verroterie rouge. Trois autres verroteries de même couleur sont réparties sur les côtés et à la partie inférieure de la tige. Le corps de la fibule est orné de lignes pointillées et de losanges accompagnés de dessins en S.

La seconde de ces fibules est en métal gris ou cuivre étamé, de forme dite digitée, avec plaque demi-circulaire ornée de cinq rayons portant chacun une verroterie rouge. La tige est allongée, droite, ornée sur les côtés de lignes brisées et au centre d’une bande dorée sur laquelle se trouvent dix verroteries rouges.

Les autres objets consistent en une hache d’armes en fer, deux francisques (armes de jet), deux longues épées à deux tranchants (la spatha, à l’usage des chefs ou des cavaliers), deux petites lames de couteaux, une plaque de boucle de ceinturon en fer avec clou en bronze, un forceps (ciseaux pour couper la barbe), un anneau double en fer, pour suspension, une grande jatte en bronze très mince, fortement oxydée et en mauvais état, deux fragments d’une autre jatte aussi en bronze à bord ornés de bosselures, une petite urne funéraire en terre grise très épaisse, une petite cruche à anse en terre jaune, un bol sigillé en terre de même couleur, deux petits fragments de vase en verre blanc avec rayures opales.

Une troisième fibule et un grain de collier en cristal de roche, provenant de ces sépultures et mis de côté par l’un des ouvriers employés à déblayer le terrain, me furent apportés et vendus au moment même de la découverte. La fibule, qui est aussi en argent massif doublé d’or, avec becs ou têtes d’oiseaux de proie, est de forme et de grandeur absolument identiques à celle ci-dessus décrite. Elle n’en diffère que par les dessins exécutés au burin sur la bande d’argent qui orne la partie supérieure de la tige.

Ces fibules, comme on le voit, ne ressemblent en rien à celles, qu’ou rencontre dans les sépultures franques ou mérovingiennes : leur forme et leur style dénotent un art tout différent, caractérisé sur l’une, par les digitations du sommet, et sur les deux autres, par la représentation de becs ou de têtes d’oiseaux ainsi qu’il vient d’être dit.

Ce genre d’ornementation est en tout point semblable à celui des bijoux de cette nature qu’on rencontre dans les tombeaux mis à découvert dans une partie de l’Allemagne, mais principalement en Hongrie, sur les bords du Danube et dans la Crimée, et que les archéologues de ces pays attribuent aux Goths. On sait en effet, que ces derniers avaient une grande prédilection pour la représentation des oiseaux à becs crochus, dans lesquels les savants croient reconnaitre le bec du Gypaète, l’oiseau de proie ou l’oiseau rapace des Scythes de la Vistule et du Danube, pays qui furent longtemps occupés par les Goths.

Un éminent archéologue, M. le baron de Baye, a publié récemment une très intéressante notice intitulée « Les bijoux gothiques de Kertch », dans laquelle il donne la description et le dessin d’un certain nombre de fibules du même style que les nôtres, puis il dit : « Ces objets ne constituent pas un type exclusivement propre à une région. Ils caractérisent un grand groupe ethnique de populations affectant le même goût et le même art dans leurs bijoux. Nous retrouvons ces fibules partout où les Goths ont séjourné, et partout où ils ont exercé une certaine influence ». Le savant auteur ajoute : « Cet art perpétué dans l’ancienne Panticapée appartient aux Goths, nous sommes très autorisés à le croire ».

Les fibules du musée de Verdun étant absolument semblables aux bijoux gothiques décrits par M. le baron de Baye, nous pouvons leur attribuer la même origine, et s’il est téméraire de regarder les sépultures de Charny comme ayant reconvert des Goths, on peut du moins les considérer comme ayant appartenu à des guerriers qui s’étaient parés de leurs dépouilles.

C’est la plus curieuse et la plus importante rencontre de ce genre qui ait été faite dans le département de la Meuse où, jusqu’à ce jour, nous n’avions recueilli que quelques objets isolés et insignifiants appartenant à un art dont, grâce à M. le baron de Baye, nous connaissons aujourd’hui la provenance.

Plus de 120 ans après la découverte de ces sépultures, les fibules sont toujours conservées au musée de la Princerie de Verdun. Ce musée est un musée d’art et d’histoire, où l’on découvre l’histoire de Verdun et des environs, à travers des vestiges de la préhistoire au XXe siècle.

Un vif remerciement au personnel qui a eu la gentillesse de me fournir les photos des deux fibules afin d’agrémenter l’article.

Musée de la Princerie
16, rue de la Belle Vierge
55100 VERDUN

Jametz au XVIIe siècle

Blason de Jametz

 

D’après le « Manuel de la Meuse » de Jean-François-Louis Jeantin – 1861

 

Jametz, terre conquise, sous la domination lorraine (de 1589 à 1631)

La capitulation du château livrait Jametz à la Lorraine. Cette conquête lui avait coûté cher : vingt mois d’assauts, deux millions d’espèces, et des flots de sang. Tel était le solde de la victoire !

À tout prix, il importait à la Ligue qu’elle le conservât. Aux termes où les princes lorrains se trouvaient alors avec la France, Jametz était un poste, de premier ordre, contre les projets des envahisseurs des trois Evêchés. Car les Français étaient déjà maîtres du Verdunois. Charles III le comprit, et sa politique y pourvut.

Après la retraite de Shélandre et de sa troupe, le 25 juillet 1589… après la fière sortie de cette garnison héroïque, capitaines et soldats, l’épée ou le poignard à la ceinture, tambours battants et enseignes flottantes… Henry de Lorraine, marquis du Pont à Mousson, fils aîné de Charles, avait enjoint au baron d’Haussonville de mettre les lieux sur un pied respectable.

150 arquebusiers à pied, 20 à cheval, 4 canonniers, et la compagnie Maigret occupèrent le fort, et le sieur de Lesmont fut gouverneur de la place et dépendances du pays.

Dès le lendemain, le culte catholique reprit possession des âmes, en la personne du curé Nicolas Meunier. Puis, appelé du Piémont, un ingénieur militaire vint reconstruire la forteresse.

C’était Mathieu du Pont, dit l’italien dans les comptes de son exercice : les gens du pays le nommèrent le Wale, c’est-à-dire l’étranger.

Pendant que cet émule du célèbre Errard de Bar s’ingéniait à faire du vieux château un fort imprenable, d’autres événements s’accomplissaient dans la principauté.

Henry de la Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, avait épousé Charlotte de Lamarck, le 15 octobre 1591. Se mettant aussitôt à la tête de quelques intrépides, pendant que l’armée lorraine tenait ses quartiers entre Ivoy-Carignan et la Meuse, le prince de Sedan faisait une pointe dans les Wabvres. Puis, coup sur coup, la nuit même de ses noces, il surprenait Stenay, à la confusion grande de son commandant Claude de Craone… il enlevait Dun, en janvier 1592, à son gouverneur Jean de Mouzay… il assaillait Jametz, au mois de février… on dit même qu’il s’en rendit maître, au moins momentanément.

Cependant, les Lorrains tinrent bon, en 1592, 1593, 1594, 1595.

En 1594, Charles IV y avait placé le baron de l’Etang, comme gouverneur, puis il le remplaça par le sieur de Raigecourt, qui ne tarda pas à en être expulsé. Enfin, les Lorrains n’évacuèrent Jametz que le 15 mars 1596.

Voici les motifs de cette évacuation, qui ne tarda pas à être suivie de leur rentrée. Charlotte de Lamarck meurt sans enfants… grands débats, pour sa succession !

D’une part, son mari se disait légataire ; d’autre part, ses oncles contestaient l’existence du testament. Ceux-ci étaient le comte de Lamarck et le duc de Montpensier. Le légataire ne démord pas. Il est ensaisiné, et, comme tel, il tient bon. Le Béarnais, fin matois s’il en fut, enchanté de cette lutte qui faisait ses affaires, intervient. Et il ordonne que les place et terre de Jametz seront remises èz mains du sieur de Montpensier, en contre échange des places de Dun et d’Astenay (Transaction signée au Louvre le 24 octobre 1594 – Traité de Saint-Germain en Laye du 16 novembre 1594).

Puis, avec quelqu’argent, par rachat du 24 décembre 1596, tout s’arrange entre les intéressés. Ce pacte politique régla, pour un demi-siècle, le sort de Jametz et de ses terriens. Charles versa 100 000 écus au duc de Montpensier, qui en retira ses gens d’armes… le comte de Lamarck fut apaisé par quelqu’autre somme, espèces sonnantes… En fin de compte, Jametz resta aux Lorrains, sauf à s’en débattre, plus tard, avec les Français.

Alors, Claude Charles de Housse, à la tête des troupes lorraines, reprit possession du fort et des ruines qui l’entouraient. Conformément aux ordres de son maître, ce gouverneur activa les fortifications renaissantes, puis il entreprit l’œuvre de repeuplement et celle de réorganisation.

Quelques bourgeois rentrèrent ; ils relevèrent les murs de leurs habitations fumantes. En 1601, déjà 147 familles avaient reconstitué la nouvelle commune. Alors, il fallut lui donner un code de police et des magistrats.

Un bailli, nommé Jean Symon – un procureur général, qui s’appelait Thomas Delchef – un contrôleur, Guillaume Fabvier – un receveur, Jean Jappin de la Tour – un greffier chargé du tabellionnage, Jacques de Hollier. Tels furent les premiers officiers du nouveau bailliage, ayant à ses ordres trois sergents. Deux maîtres de ville, chargés d’asseoir et de lever l’impôt – un procureur syndic et quelques conseillers, à l’élection, telle fut la première municipalité.

Le château, fortifié en 1601 et 1602… un pont, jeté sur le Loison, au vis-à-vis des Amyoths, une nouvelle halle placée au centre du bourg… une église, construite, en 1608, par le maître maçon Guiot Roussel, sur les plans et devis de l’auditeur des comptes Dubois de Nancy… telles furent les premières œuvres du gouvernement.

La famille de Schélandre n’avait pas été impitoyablement proscrite par les vainqueurs. On en a la preuve par les actes d’aveux et reprises :
- du 13 mai 1607, par Judith de Miremont, veuve de François de Schélandre, laquelle dénombre pour la tour de Jametz et ses dépendances, mouvantes de la maison forte dudit lieu
-
du 24 mars 1612, par son fils Jean Martin, dit aussi Thin de Shelandre, poëte assez distingué, qui mourut à Sommazannes, en 1635.

En 1609, le duc Henry réunit la charge de baillif aux fonctions de gouverneur, et Thirion Petit remplaça Thomas Delchef comme procureur d’Etat.

Claude Charles de Housse décède en 1617. Il est remplacé par Gaspard Danglure, maison de Buzancy. Ce gouverneur demeure à poste fixe : il poursuit l’œuvre des fortifications. Il fait abattre la maison-forte du fief dit de la Cour, maison qui nuisait à la défense. Il restaure les appartements de la résidence. Enfin, il meurt, en 1620, laissant quatre mineurs : Henry – Louis – Saladin – Marguerite.

Pour récompense des services de leur père, le duc Henry leur concède le fief de la Cour, avec ses dépendances. C’était le petit domaine qu’il avait racheté des Shélandre, après leur expulsion.

En 1620, le sieur de Raigecourt succéda au gouverneur d’Anglure. Il trouve 132 ménages, mais toute la terre ne rapporte encore au domaine que 80 000 fr. barrois, somme insuffisante pour défrayer la garnison.

Tout est absorbé par les chefs, les soldats ne vivent que de maraude. Les habitants, plongés dans la misère, désertent de nouveau ; leurs foyers restent vides.

En 1636, de 132, le nombre des feux est réduit à 26. Et, quatre années plus tard, on n’en trouvera que 8, tant est désastreux, ce gouvernement militaire. C’est dans cet état que survient l’occupation française, en vertu du traité signé en 1631, par Charles IV, à Liverdun.

Jametz, terre envahie, sous l’occupation française (de 1631 à 1648).

La paix de Liverdun ne pouvait être que précaire, car le traité ne stipulait que le dépôt, aux mains de Louis XIII, de quelques places fortes, telles que Clermont, Varennes, Dun, Jametz, Stenay, pour gages de la fidélité de l’inconstant et avantureux Charles IV. Cette girouette, hélas, tournait au moindre vent.

Le comte de Lamberty avait reçu le commandement général de ces places. Puis, la division du militaire et du civil s’étant faite, chaque ville eut ses magistrats à part. Ceux-ci nommés par le prince lorrain, pour le maintien de ses droits, ceux-là, c’est-à-dire les chefs des troupes, étaient choisis par le roi. Ainsi, Bernard de Raigecourt, sénéchal de l’évêché de Metz et général de l’artillerie lorraine, en quittant Jametz, avait été promu gouverneur de Stenay, à titre honoraire, et Nicolas de la Serre, commandant en second de cette place, sous le comte de Lambertye, avait reçu du roi de France le poste miliiaire de Jametz. De Goupillon était son major de place, un sieur de Viltange était commissionné aux vivres et munitions…

En 1636, François Thiébault de Saint Euruge succéda à de la Serre au gouvernement de Jametz, de Dun, et de Stenay. C’est, sous ce provisoire, de 1632 à 1640, que se compléta la misère et le dépeuplement de Jametz. Il était temps que les conquêtes de Louis XIV y missent fin par la constitution d’un ordre stable, sous l’action immédiate du vainqueur de Rocroy.

En août 1634, un édit du roi avait supprimé le bailliage de Jametz. Il avait ordonné qu’à l’avenir, sa prévôté ressortirait au bailliage de Verdun, sauf recours à Metz, pour les cas d’appellation.

A partir de cette époque, sinon de droit au moins de fait, Jametz cessa d’être lorrain. Son gouverneur était alors le sieur Simon, beau-frère de celui de Stenay, du nom de Thiébault. Ce gouverneur, par acte du 5 juin 1647, céda son bénéfice militaire à Absalon Claude Jean Baptiste d’Aspremont, marquis de Vandy, lequel devint ensuite gouverneur de Montmédy.

Les terres, la seigneurie et le comté de Jametz sous les princes de Condé (de 1649 à 1789).

Le traité de Munster ayant uni les trois Evêchés à la France, toutes questions de domanialité, au sujet des anciennes engagères, soit aux mains des princes de Sedan, soit en celles des comtes de Bar, toutes ces questions, tranchées par l’épée d’abord, se trouvaient alors étouffées par la diplomatie. Ce litige, six fois séculaire, ne pouvait se raviver entre le souverain du domaine épiscopal et son sujet apanage du Clermontois.

La seigneurie de Jametz perdit, dès lors, ses anciennes proportions. Sous les Lamarck… en outre des ville, château, et prévôté de ce nom… en outre des seigneuries de Romagnes, de Cierges et de Proiville, en Argonne… en outre de celle de Dampicourt, près Saint Mard… en outre des fiefs de Thil, de la Cour… et autres, dont ces princes étaient, en 1536, suzerains, sans conteste.

Leur principauté comprenait, à des titres plus ou moins contestables, les droits et domaines qui suivent :
- deux tiers de la seigneurie de Romagnes sous les côtes, partageables avec les ayants cause des anciens sires d’Azenne et de Murault
- le quart de la seigneurie de Remoiville, partageable, pour le second quart, avec les représentants des anciens sires d’Haraucourt et de Louppy, et, pour le surplus, avec le couvent de Juvigny
- le huitième, en la prévôté épiscopale de Mangiennes, partageable avec les ayants droit des anciens sires de Briey et de Sancy
- plus, la seigneurie de Chaumont devant Dampvillers, plus celles des villages de Loyson, de Viller devant Mangiennes, quant aux portions jadis possédées à titre de vouerie
- ensemble des droits de bourgeoisie, à Lérouville, à Buzy, à Pilon, à Billy
- plus encore, le moulin bannal d’Azennes
- plus enfin les menues dixmes de Brandeville et de Ville devant Chaumont.

Toutes ces annexes, si longtemps litigieuses, fruits, ou d’occupations violentes, ou de concessions précaires, s’étaient, d’un trait de plume, incorporées au domaine de France. Et l’orgueilleux Condé eut été, certes, mal venu à les contester au grand roi.

La terre et seigneurie de Jametz ne comprit donc que sa capitale, plus quelques dépendances, tout immédiates, à savoir :
- le fief de Romagne sous les côtes, celui de la Madelaine à Remoiville, celui du Jay
- les censes de : Thil – les Roises – la Forêt – Montaubé et Proiville lez Dun.

La Gruerie de cette remanence ne comprenait pas moins de 1 300 arpents de bois.

En 1650, Jametz eut pour gouverneur le marquis de Sainte Maure : la garnison se souleva, le 14 juillet, contre son chef, et l’incarcéra, paraît-il, pour ses exactions. Il fallut le remplacer par un homme plus pur et de plus d’énergie. Ce remplacement eut lieu en 1655.

Alors Jametz fut mis sous le sieur de Manimont. Celui-ci commandait aussi à Marville déjà occupé par les Français. La prise de possession du prince de Condé devait commencer le 1er janvier 1649, mais sa révolte contre le roi, suspendit les effets de la donation de 1648, jusqu’après l’arrêt d’enregistrement du 13 janvier 1661.

Affranchi, peu à peu, du gouvernement militaire, de 1648 à 1661, le nouvel Etat n’eut encore qu’une organisation provisoire. Son bailliage de 1634 fut maintenu, mais sur le papier seulement. Il resta sans officiers, institués, jusqu’en 1660.

C’est alors qu’il y fut pourvu, par l’investiture donnée au lieutenant général Jean de la Hault, lequel exerça de 1660 à 1683. Ce Baillif fut remplacé par Charles de Gelhay. Celui-ci vit la suppression du bailliage, en 1687. Il n’était plus que le chef d’une prévôté inférieure, à sa mort, arrivée en 1699. En dernier résultat, Jametz fut érigé en Comté, titre purement nominal, et ce comté fut administré, successivement, par des prévôts.

La démolition du château et celle des murs d’enceinte de de la ville, furent opérés en 1672. Les ruines, qui existent encore, au levant, prouvent que ces murs étaient d’une épaisseur impénétrable aux projectiles du temps. Dans le centre s’élevait, en pierres de taille, d’appareil cyclopéen, une tour, en forme de fanal, dressée à une hauteur stupéfiante. Cette tour, la tour Cornato, pendant des siècles, avait fait l’admiration des générations passées.

A suivre …

La Ligue sur les bords de Meuse

Le combat de Stenay d'après HogenbergMariage du duc de Bouillon d'après Hogenberg

Je vous propose une promenade dans la Meuse, et plus particulièrement dans le nord meusien à la fin du XVIe siècle.

Cet article est un peu difficile à lire, en raison de nombreuses phrases en ancien français, mais si vous êtes intéressés par cette période, vous ferez bien un petit effort !

 

D’après un article paru dans la revue « Société des naturalistes et archéologues du nord de la Meuse »
Année 1900

Vers la fin du XVIe siècle, les guerres de la Ligue eurent pour conséquence des événements importants à la frontière de la Lorraine, de la Champagne et du duché de Bouillon.

L’enfant que le roi de France Henri II avait enlevé à sa mère, pour le faire élever près de lui, était devenu un homme. Il avait épousé la princesse Claude, fille d’Henri II, et il régnait en Lorraine sous le nom de Charles III.

En 1591, il était un des principaux adhérents de la Ligue. Dans sa lutte contre Henri IV, le duc de Mayenne occupait Verdun et il avait rassemblé une armée autour de cette ville.

Le Pape avait envoyé 1 200 chevaux et 2 000 fantassins d’origine italienne, sous le commandement de son neveu, le duc de Monte-Marciano. Chemin faisant, cette troupe avait rallié 4 000 Suisses des cantons catholiques qui se rendaient également à Verdun. De son côté, le duc Charles III y était venu en personne avec toutes les forces qu’il avait pu rassembler.

Les armées réunies du duc de Mayenne et du duc de Lorraine occupaient les deux rives de la Meuse jusqu’au dessous de Stenay, avec les places fortes de Verdun, de Montfaucon, de Dun, de Villefranche et de Stenay. Au nord, s’étendait le duché de Bouillon, avec l’importante place de Sedan, dont l’héritière, Christine de la Marck, était le point de mire de nombreux prétendants.

Quoique son frère, Guillaume-Robert de la Marck, lui eût légué son duché à la condition qu’elle épouserait un protestant, le duc de Lorraine « souhaitait ce mariage pour son fils, afin de joindre à ses Etats Sedan et Jamets, places fortes par leur assiète ». Ce prince ayant fait la guerre à Charlotte de la Marck après la mort de son frère, il ne voulait lui donner la paix qu’à cette condition. Charles III avait pris Villefranche le 8 octobre 1590. Il s’était également emparé de la ville de Jametz le 15 décembre 1588, et, après un long siège, le château de Jametz s’était rendu le 24 juillet 1589.

Le politique prévoyant qu’était Henri IV ne devait pas laisser se réaliser ces menaçantes combinaisons. Le testament de Guillaume-Robert de la Marck plaçait sa jeune héritière sous la protection du Béarnais. Elle ne pouvait se marier sans le consentement du roi de Navarre, du prince de Condé et du duc de Montpensier. Henri IV témoignait à la princesse, âgée de treize ans seulement à la mort de son frère, la plus tendre sollicitude

« Croyez, ma cousine, lui écrivait-il en mars 1588, que je porte aultant d’affection à la conservation de vostre personne et de vos places que des miennes propres. Votre bien affectionné cousin et meilleur amy, Henry ».

C’est ce qu’il écrivait également à Mme de Laval, veuve de Guy de Coligny, qui s’était réfugiée à Sedan à la mort de son mari : « Je suis délibéré de n’abandonner point Sedan et ce qui est dedans que je tiens par trop cher ».

La réunion des armées du duc de Mayenne et du duc de Lorraine à Verdun était fort inquiétante pour la duchesse de Bouillon. Le 23 septembre 1591, Henri IV arriva à Sedan, où il passa trois jours. La grave question du mariage y fut traitée et résolue de la manière la plus imprévue.

A ce moment, revenait d’Allemagne Henri de la Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne (père du grand Turenne). Il avait obtenu du duc de Saxe un secours estimé par Dom Calmet à 16 000 hommes, partie reîtres et partie lansquenets, quatre pièces de gros canons et quatre pièces de campagne. Les chiffres de Mézeray diffèrent de ceux de dom Calmet qui sont sans doute exagérés. « Il y avait, dit-il, onze mille hommes d’infanterie et cinq cens Reîtres, ces levées faites aux dépens de la Reine d’Angleterre et des villes libres d’Allemagne, par la faveur de Georges, marquis de Brandebourg, de Casimir Prince Palatin, et de quelques autres Princes, et par la négociation du vicomte de Turenne ».

« Ce seigneur, dit de Thou, qui avait autrefois commandé les armées des Protestants, joignait beaucoup d’esprit et de valeur à une très haute naissance ».

Appelé par Henri IV, il arriva le 24 septembre à Sedan, laissant en arrière les troupes qu’il amenait. « Il alla trouver le roi au ieu de paulme où il iouoit auquel il asseura que sô armée estrangere estoit à une journée prex ».

Henri IV quitta le jeu de paume pour affaire plus sérieuse. Il avait résolu de marier la duchesse de Bouillon à ce gentilhomme entreprenant qui lui rendait, en lui amenant des renforts, un service signalé.

La plupart des grandes villes, Paris, Rouen étaient encore au pouvoir des Ligueurs. Il fallait laisser à la duchesse de Bouillon un protecteur capable de la défendre, ainsi que la place de Sedan. Il lui présenta Henri de la Tour d’Auvergne. La duchesse y consentit « de bon cœur », dit Agrippa d’Aubigné qui ajoute « Bien qu’elle fût recherchée de plusieurs princes, tous ceux-là la marchandoyent comme l’oiseau la proye, et meditoyent la ruine de ce que cettui-ci vouloit défendre à bon escient ».

Cette importante négociation terminée, Henri IV alla recevoir à Vendy, sur les bords de l’Aisne, les Reîtres et les Lansquenets qui étaient arrivés d’Allemagne par Forbach, Saint-Avold, Mars-la-Tour et Conflans. La rencontre des deux armées eut lieu avec grande solennité le 29 septembre, jour de la Saint-Michel, enseignes déployées et au bruit des décharges d’artillerie. Cet événement est représenté dans une gravure allemande du temps, où l’on voit l’armée d’Henri IV arrivant au camp de ses auxiliaires allemands.

Avec cet important renfort, Henri IV n’avait plus rien à craindre de l’armée de Verdun. « Je pars présentement, écrivait-il le 30 septembre d’Attigny, avec partie de mon armée pour aller voir la leur, laquelle est logée à dix lieues de moi ».

C’est alors que commença l’incroyable chevauchée de trois jours, racontée par Henri IV lui-même dans une longue lettre au duc de Nivernais.

Ceux qui connaissent le pays que traverse la Meuse entre Verdun et Dun se rendront compte de la prodigieuse activité du « diable à quatre », dont la seule approche faisait rentrer l’armée de Mayenne et du duc de Lorraine derrière les fortifications de Verdun.

« Mon cousin, écrivait-il le 3 octobre 1591 au retour de cette étonnante équipée, je suis arrivé en ce lieu de Grandpré, revenu de mon voyage, encore qu’il n’ayt pas réussi comme je l’eusse bien désiré, il n’est pas toutefois du tout inutile, et il n’a pas tenu à bonne diligence qu’il ne soit faict quelque chose de mieux, car, dès lundy (30 septembre), en passant près de ce lieu, et adverty que les troupes du duc de Lorraine estoient logées aux environs de Montfaucon, je m’y acheminay au grand trot, et arrivant à demye lieue prés, sur le commencement de la nuict, je sus qu’elles en estoient délogées sur le midy, et que toute l’armée des ducs s’estoit resserrée d’enroy dans Verdun.

Ce qui n’avoit peu loger dans la ville et aux faulxbourgs s’estoit campé le long de la contr’escarpe, de sorte que pour ne harasser point les miens davantage de ce qu’ils estoient, de douze ou quatorze lieues, je logeais à Renonville (Rémonville), près ledict Montfaucon, en délibération de veoir le lendemain les ennemis, et charger infanterie ou cavalerie, tout ce que je trouverois ».

La première journée d’Attigny à Montfaucon était forte. La seconde fut plus extraordinaire encore.

« Et pour cest effect, continue Henri IV, je montay à cheval sur les dix heures du matin, et marchay avec toute mon armée jusques à une lieue et demye de Verdun.

Là nous découvrismes cent cinquante chevaulx, de ceux de Vitry et autres qui estoient dans Montfaucon et qui en sortirent en sourdine, lorsqu’ils virent arriver mes trouppes. Le Sr de Givry envoya le capitaine Fournier devant, avec vingt chevaulx, et le soustint avec trente, les suivirent au galop jusqu’à demye-lieue dudict Verdun, et, voyant que l’alarme estoit en leur camp, il fut advisé qu’il estoit plus à propos d’aller vers Mouza, où l’on me dit que Amblise estoit avec huit cens chevaulx de ceulx des ducs de Lorraine et de Mayenne, pour entreprendre quelque chose sur le logis du Chesne, en espérant de les combattre si nous les trouvions, ou pour le moins lever ledict logis.

Par les chemins nous trouvasmes quatorze ou quinze Albanoys qui conduisaient des charrettes de vivandiers, chargées de vivres, que nous prismes avec trois prisonniers des dits Albanoys et sceumes d’eulx que ledict Amblise, ayant l’alarme de nous, avoit tenu des vedettes par les collines, et sitost qu’elles virent mes premières trouppes, il s’estoit retiré par dedans les bois, mais que, si je leur voulois couper chemin vers Douvilliers (Damvillers), je les pourrois trouver.

Cest advis me fit advancer avec quatre cens chevaulx et passer un grand bois fort fascheux, faisant suivre le reste de l’armée, et feus jusques à la portée du canon de Douvilliers, sans faire aucune rencontre, de sorte que en quatre heures je me trouvay hors de mon Royaume en divers pays, une fois en Lorraine, et l’aultre en Luxembourg (*), où il n’y avait pas faulte de vivres ny de butin, si j’eusse voulu rompre pour si peu de chose.

Quoy voyant et qu’il estoit déjà tard, mes trouppes fort lassées de deux grandes journées, je me résolus de loger à Sivry-sur-Meuse ».

(*) Depuis la conquête des Trois Evêchés par Henri II, Verdun faisait partie du royaume de France. Au-delà du territoire de Verdun, on rencontrait le duché de Lorraine. Damvillers, rendu à l’Espagne par le traité de Cateau-Cambrésis, dépendait de nouveau du duché de Luxembourg.

Ainsi, pendant cette seconde journée du 1er octobre, Henri IV était allé de Montfaucon à Verdun, de Verdun à Damvillers, puis il était revenu sur ses pas jusqu’à Sivry-sur-Meuse. Il est vrai qu’il avait fait cette pointe sur Damvillers à la tête de 400 chevaux seulement.

Las d’une promenade militaire à grande allure, où l’ennemi s’esquivait toujours, le Béarnais se rapprocha encore une fois de Verdun.

« Et, pour ne m’en retourner pas sans veoir les ennemys de plus près, hier, dès l’aube du jour, je montay à cheval et me rendis avecq tout ce que j’avois emmené quant et moy, à une bonne lieue dudict Verdun, en esperance d’y présenter la bataille. Mais comme la proposition est aux hommes et la disposition en la main de Dieu, la pluye fut si grande et travailla tellement, par l’espace de trois grandes heures, mon armée déjà harassée d’aultres pluyes et de deux grandes journées passées avec beaucoup d’incommoditez, sans apparences que tel orage se deust modérer, mais plus tost continuer toute la journée, que je feus contrainct d’envoyer loger toutes mes trouppes en leurs quartiers, et avec deux cens chevaulx, entre lesquels mes cousins le duc de Montpensier et le prince d’Enhalt estoient avec vingt ou vingt-cinq Allemans, j’allay à demye lieue de Verdun recongnoistre la contenance des ennemys ».

Henri IV s’approcha tellement avec cette poignée d’hommes qu’il fut aperçu de la place. Une escarmouche de cavalerie s’ensuivit. Il la raconte avec sa verve habituelle.

Il est curieux de constater combien son récit est différent de celui de dom Calmet. « Le duc Charles, dit l’auteur lorrain, à la tête de ses troupes et des troupes auxiliaires italiennes, napolitaines et suisses, sortit de la ville et rangea son armée en bataille, espérant que le roi Henri IV ne refuserai pas le combat ».

Le combat, c’est ce que le Béarnais cherchait passionnément depuis trois jours sans pouvoir en rencontrer l’occasion. Cependant, en constatant le petit nombre de ses compagnons, un parti de cavalerie sortit de Verdun pour l’attaquer.

Le gouverneur lorrain de Verdun était le comte d’Haussonville, son fils prit part à cette sortie.

« Le jeune baron d’Haussonville, dit encore dom Calmet, fils du gouverneur, étant sorti des barrières pour aller reconnaître la contenance des ennemis, fut blessé aux deux jambes par les ennemis qui tiroient dans les jambes de son cheval pour l’abattre, mais il eut le bonheur de rentrer dans la ville, à la faveur d’une sortie que fit Michel de Salin, commandant de la place, à la tête de sa compagnie de Chevau-Légers. Salin se mêla si adroitement parmi les ennemis qu’il n’en fut jamais reconnu et qu’il rentra sur le soir sans aucun danger ».

Cet étrange récit est des plus suspects. Dom Calmet s’est beaucoup inspiré des Mémoires manuscrits du jésuite de Salin, frère du commandant lorrain de la place de Verdun.

Ce jésuite ne semble préoccupé que de glorifier jusqu’à l’hyperbole les faits d’armes, vrais ou imaginaires, de son frère. Dans l’histoire du siège de Sainte-Menehould, dom Calmet raconte, d’après le P. de Salin, que le duc Charles III « s’étant un peu trop avancé, les gens le prièrent de ne pas hasarder sa personne et de modérer son courage ». Il répondit : « J’avais les deux Salin avec moi » voulant marquer qu’il ne craignait rien ayant à ses côtés des officiers d’une telle valeur.

Du récit de la sortie de Verdun, il semble résulter que le jeune d’HaussonviIle et Michel de Salin ont porté la peine de leur témérité, qu’ils ont pris la fuite et qu’ils sont rentrés dans la place comme ils ont pu.

Ce combat assez meurtrier ne laissa pas à Henri IV, bon juge en matière de courage, une haute idée de la valeur de ses adversaires, car sa lettre ajoute :

« La meilleure cavalerie qui soit en leur armée, c’est celle qui estoit venue à ce combat, duquel ils ont laissé beaucoup plus d’honneur aux nostres et d’envie de bien faire à nos estrangers qui les ont veus qu’ils n’en ont rapporté de projet et de réputation. J’en fais garder les casaques pour vous les montrer. Ce qui me confirme encores plus en ceste opinion, c’est que, en tant de logis que mes trouppes ont tenus fort escartez, trois jours durant, assez près d’eulx, ils n’ont jamais eu la hardiesse de nous donner une seule alarme ».

L’armée royale revint à Grandpré par Montfaucon, dont elle s’empara. Henri IV ajoute en post-scriptum : « Mon cousin, je ne veux oublier à vous dire que le cappitaine Bataille qui estoit dans le fort de Montfaucon et qui tira fort sur nous quand nous passasmes auprès, est parti d’effroy, et a quitté la place sitost qu’il a sceu mon retour. Je y ay mis le cappitaine Flamanville avecq trente chevaulx, en attendant que j’aye advisé avecq vous ce qui s’en devra faire ».

Les troupes italiennes envoyées par le Pape à l’armée de Mayenne s’avisèrent de poursuivre Henri IV. Mal leur en prit.

« Elles furent, dit dom Calmet, entièrement défaites au-delà de Sainte-Menehould par les troupes du Roi ».

En s’éloignant définitivement, Henri IV envoya un trompette au comte d’Haussonville, lui recommandant, avec sa bonhomie ironique, « de lui conserver Verdun ». Il continua sa route en s’emparant, le 6 octobre, de la forteresse d’Hautmont. « Sa Majesté voulut lui-mesme pointer le canon et fit dôner au mitan du portail. Ce coup fut si heureux que le Capitaine, le Lieutenant et l’Enseigne en furent tuez, ce qui bailla une telle espouvante aux assiegez qu’ils monstrerent un chapeau sur la muraille pour signal qu’ils vouloient parlementer ».

Cependant Henri IV ne perdait pas de vue le mariage de la duchesse de Bouillon. Le 11 octobre, il était de retour à Sedan. Il s’y trouvait encore le 14 et le 15. Il assistait le 15 au contrat de mariage de l’héritière du duché de Bouillon avec le vicomte de Turenne.

Agrippa d’Aubigné dit que « le contrat fut passé le 15 octobre 1591 et accompli le 19 novembre après aux conditions qu’il porterait le nom de Bouillon ». Magnifique récompense accordée par Henri IV à Henri de la Tour d’Auvergne pour ses éminents services.

Le contrat portait qu’il avait été dressé « en présence et de l’advis et consentement du Roy », du duc de Montpensier, oncle et tuteur de la petite duchesse, et de son cousin germain, Messire de Luxembourg, comte de Brienne et de Ligny.

L’armée royale s’emparait d’Aubenton le 20 octobre. Le même jour, Henri IV reparaissait à Sedan, où il signait l’acte donnant à Turenne le commandement de l’armée royale opposée au duc de Lorraine. Il s’y trouvait encore le lendemain, puis il prenait la route de Vervins qui tombait en son pouvoir le 29 octobre.

La date du contrat de mariage de la duchesse de Bouillon, passé en présence du roi le 15 octobre, et la date de son mariage, célébré le 19 novembre, sont certaines.

Il n’en est pas de même de celle d’un autre événement dont se sont occupés les chroniqueurs et qui aurait eu lieu, suivant les uns, la nuit même de ces noces, et, suivant les autres, la veille du jour auquel elles avaient été fixées. Agrippa d’Aubigné, Mézeray, Baluze, auteur d’une histoire généalogique de la maison d’Auvergne publiée en 1708, racontent le fait à peu près dans les mêmes termes et ne diffèrent que sur la date.

Laissé seul à la tête de l’armée royale sur les bords de la Meuse, avec la perspective de l’union princière qui devait lui donner rang parmi les maisons souveraines, Henri de la Tour d’Auvergne voulut mériter par une action d’éclat ses hautes destinées.

« Au lieu de vous conter les nopces, raconte Agrippa d’Aubigné, j’aime mieux vous dire qu’à la minuict de leur consommation, le duc de Bouillon, qui estoit hier vicomte de Turenne, averti que la garnison de Stenai estoit accrue pour une entreprise sur Sedan, quitta le lict et les délices pour, à une heure que les ennemis n’eussent jamais attendue, aller surprendre Stenai avec fort peu de résistence.

C’est une ville qui avait cousté au roi Henri second deux cents mille escus à fortifier, et depuis négligée par les ducs de Lorraine. La guerre avait donné envie de la remettre en estat sur le point de quoi on estoit, quand le duc de Bouillon prit envie de continuer l’ouvrage mesme pour ce que Jamets, après un long siège, s’estant rendu par capitulation, le seigneur de Sedan estoit la souris d’un pertuis.

Pour donc lui affranchir les coudes se fit l’entreprise de Stenai, sans autre finesse que de faire porter quatre eschelles posées à quatre heures du matin, quoique les guides se fussent perdus un temps. Trois estans montés, la sentinelle les attaqua avec une hallebarde et les mit en peine. Une ronde y accourt, accompagnée de deux, ceux-là tuez. Huict montent, trouvent le corps de garde qui venoit à eux et le desfont. Dix-huit hommes ralliez surviennent, et sont rompus par dix qui avoient monté. Et lors les compagnies vindrent avec haches abattre le pont au duc qui empescha les ralliemens ».

Françoise Mauretour, femme de Nicolas Blanchart, bourgeois de Stenay, s’illustra par une résistance désespérée. Elle s’arma comme un soldat et combattit avec les troupes de la garnison qui s’efforçaient de repousser les assaillants. Presque tous ceux qui refusèrent de mettre bas les armes, furent tués.

L’escalade de Stenay, la nuit même des noces, touche à la légende. Il parait bien difficile que, de minuit à quatre heures du matin, une troupe emmenant une voiture chargée d’échelles ait pu franchir la distance qui sépare Sedan de Stenay (35 kilomètres), « les guides s’étant perdus un temps ».

Mézeray apporte à ce récit une variante qui le rend moins in vraisemblable. D’accord avec d’autres chroniqueurs, il parle, non de la nuit des noces, mais du jour de devant les noces.

Il est vrai que Baluze, plus d’un siècle après, s’en tient à la légende, qu’il estime plus glorieuse pour la maison d’Auvergne dont il écrit le panégyrique : « Le propre jour de ses nopces avec l’héritière de Sedan, dit-il, et non la veille de son mariage, comme M. de Mezeray l’a escrit, au lieu de s’abandonner aux réjouissances d’une si grande feste, préférant le service du Roy à toutes les douceurs que luy pouvoit promettre cette première nuict avec sa nouvelle espouse, bien loin de se donner entièrement à ces premiers plaisirs du mariage, comme si la satisfaction d’estre victorieux des ennemis de l’Estat estoit quelque chose de plus considérable, il quitta le lict et la compagnie de son espouse et s’en fut cette mesme nuict surprendre et réduire la ville de Stenay en l’obéissance du Roy ».

Un document peu connu donne une troisième date qui est peut-être la vraie celle du 27 octobre 1591. C’est une gravure allemande de Hogenberg, représentant Henri de la Tour d’Auvergne à cheval, quittant sa résidence d’Esdan (Sedan), où des cuisiniers et des marmitons préparent le festin des noces. Dans la plaine, on aperçoit une colonne de gens de guerre escortant des voitures chargées d’échelles, et, à l’horizon, Stenay escaladé.

Avec cette date du 27 octobre, tout s’explique. Le contrat de mariage avait été signé le 15, et la cérémonie avait été fixée à la date la plus prochaine dans ce même mois d’octobre, le mois des vendanges, Weinmonat. La fête devait avoir lieu le lendemain 28, on était dans toute la fièvre des préparatifs, lorsqu’arrive de Stenay la nouvelle, qu’il s’y fait une concentration de chefs lorrains menaçante pour Sedan.

Henri de la Tour d’Auvergne, convaincu qu’à pareil jour aucune précaution n’est prise contre lui, se décide à en profiter. Il part et il prend Stenay par escalade dans la nuit du 27 au 28 octobre, la veille du jour fixé pour ses noces. C’est Mézeray qui a raison contre d’Aubigné. L’expédition retarde le mariage, soit qu’il ait fallu quelques jours pour mettre cette importante conquête à l’abri d’un retour offensif, soit que la jeune duchesse de Bouillon ait voulu faire attendre à son tour son trop belliqueux époux. Le mariage n’est célébré que le mois suivant 19 novembre.

Henri IV, informé de cette importante conquête, s’empressa de donner le commandement de « sa ville de Stenay » au Sr de Cornay, gouverneur de Sainte-Menehould.

Depuis le commencement du siècle, le roi de France, l’Empereur et le duc de Lorraine se disputaient Stenay. C’était pour les Français, la clé du Luxembourg, et pour l’invasion de la France, la clé de la Champagne.

François Ier en avait obtenu la cession du duc Antoine, cession contre laquelle Charles-Quint et sa sœur, la reine Marie de Hongrie, gouvernante des Pays-Bas, avaient vivement protesté. En 1553, pendant qu’Henri II s’emparait de Metz et conduisait son armée jusqu’au Rhin, une armée levée par Marie de Hongrie s’était emparée de Stenay, d’où elle avait fait une incursion jusqu’à Grandpré, saccageant tout sur son passage. Au retour d’Henri II, elle avait abandonné Stenay en l’incendiant. Henri II, rentré en possession de cette place que François Ier considérait comme indispensable à « la seureté des frontières du royaume de France », y avait fait de grands travaux de fortification, mais le traité de Cateau-Cambrésis l’avait obligé à la rendre au duc de Lorraine.

Le duc Charles III apprit la perte de Stenay avec le plus vif déplaisir. Il était alors à Coiffy, près de Langres. Il résolut de la reprendre de vive force. Il s’y rendit de sa personne et la ville fut investie le 25 novembre, ce qui est une preuve de plus que l’escalade du duc de Bouillon n’avait pu avoir lieu dans la nuit du 19 au 20. Comment, en si peu de temps, le duc de Lorraine aurait-il pu être averti à une pareille distance et conduire devant Stenay une armée de siège pourvue d’artillerie ?

La ville était défendue par Ténot, capitaine des gardes du duc de Bouillon, officier d’une grande valeur, qui devait périr l’année suivante lors de la prise de la forteresse de Dun. Stenay paraissait être à toute extrémité. L’assaut allait être donné, lorsqu’une vigoureuse sortie mit en fuite la garde des tranchées. Les canons furent encloués, la mine démolie et les mineurs tués. « Le duc de Lorraine, dit Agrippa d’Aubigné, laissant aux ennemis son manteau et son espée, et y perdoit son fils, mais il se sauva, faute d’être connu ».

Cette sortie est représentée par une des curieuses gravures allemandes de la collection d’Hogenberg. D’après la gravure, qui est signée Ynenbach, le fait se serait passé le 13 décembre 1591. On y voit Astenay entouré par la Meuse. Devant la ville, quatre canons sont en batterie. Des cavaliers sortent de Stenay et mettent en fuite les assiégeants, tandis que quelques-uns d’entre eux détruisent les ouvrages et enclouent les canons.

Le duc de Bouillon se préparait alors à amener des renforts à Henri IV qui rencontrait de sérieuses difficultés dans sa campagne de Normandie. Il profita de la réunion « des gens qu’il avait amassés » dans ce but pour compléter l’œuvre de Ténot. S’étant rendu à Stenay, il obligea le duc de Lorraine à lever le siège le 17 décembre 1591.

Dom Calmet met cette retraite sur le compte de « l’incommodité de la saison ». « Le grand veneur de Lorraine, dit-il, Louis-Jean de Lenoncourt, y fut tué d’un coup de canon aux côtés du duc Charles ». « En même temps, ajoute-t-il, par représailles, Charles III assiège et prend Villefranche ». Il commet une incroyable erreur : Villefranche était, depuis le 8 octobre 1590, au pouvoir des Lorrains.

Le nouveau duc de Bouillon rejoignit Henri IV devant Rouen. En avril 1592, il était à l’armée royale forcée de battre en retraite. « Le Roi, dit de Thou, chargea Henri de la Tour, duc de Bouillon, à qui il venoit de donner le baton de maréchal, de fermer la marche de l’armée avec 800 chevaux pour soutenir l’effort de l’ennemi, s’il venoit à faire une sortie dans le temps qu’on décamperoit de Darnétal. Le maréchal s’acquitta de sa commission avec beaucoup de soin et de bonheur ».

Le duc Charles III avait profité de l’absence de ce redoutable adversaire. Le Grand Maréchal de Lorraine, Africain d’Anglure, prince d’Amblise, « ayant tiré des forces des garnisons de Verdun, Clermont, Dun, Villefranche, et autres lieux circonvoisins en Champagne », avait mis le siège devant Beaumont, petite forteresse dépendant du duché de Bouillon.

Le maréchal de Bouillon venait de rentrer dans son duché, reconduisant jusqu’aux frontières, les Reîtres et les Lansquenets qu’il avait amenés à Henri IV. L’agression des Lorrains le piqua au vif. Il réunit une petite troupe empruntée aux garnisons de Stenay, Sedan, Donchery, et le 14 octobre 1592, il alla attaquer les assiégeants dans leurs lignes.

L’armée lorraine fut battue à plate couture, son chef d’Amblise périt dans la mêlée, ayant reçu, dit Baluze, « une arquebuzade dans la visière, qui lui transperça la teste ». Le maréchal de Bouillon fut lui-même blessé de deux coups d’épée, l’un au visage sous l’œil droit, l’autre au petit ventre. Mais il n’était pas homme à s’arrêter pour si peu. « Le chef des royaux, dit Agrippa d’Aubigné, qui estoit en pourpoint, eut deux coups d’espées au corps, de l’un desquels ayant mauvaise opinion, résolu d’achever, il s’arma et prit commodité de pousser un mouchoir sous la cuirasse pour arrester le sang ».

Une gravure d’Hogenberg représente également ce combat avec légendes explicatives.

Pendant que des batteries de siège font feu sur la ville, l’armée lorraine, ayant au centre 2 500 fantassins, 700 cavaliers à l’aile droite et 300 cavaliers à l’aile gauche, est attaquée par l’armée royale, commandée par le maréchal duc de Bouillon et composée seulement de 600 fantassins et de 400 cavaliers. A la tête de l’armée lorraine, d’Amblise est renversé de cheval. Puis un long convoi se dirige vers Hesdain (Sedan). Il se compose de 500 prisonniers, de 8 cornettes et de 15 drapeaux pris aux Lorrains. Dans ce convoi figure le cercueil d’Africain d’Ambise, suivi de son principal lieutenant qui est conduit prisonnier à Sedan.

Stenay pris, Beaumont délivré, Dun se trouvait bien menacé. Cette conquête tentait d’autant plus l’entreprenant duc de Bouillon, qu’il était par sa femme, l’héritier des prétentions que Robert II de la Marck avait soutenues les armes à la main contre le duc René II.

Il fit habilement reconnaître la place et, quelques semaines après le combat de Beaumont, il s’en empara par un coup d’audace couronné de succès.

Dun avait alors une garnison importante. Quatre compagnies gardaient la ville-basse et communiquaient par la Porte aux Chevaux avec deux compagnies de cavalerie, et une compagnie d’infanterie qui défendaient la ville-haute.

Celle-ci ne pouvait être abordée, que par la porte de Milly dont les fortifications étaient des plus sérieuses. Entre les deux tours qui flanquaient cette porte, l’assaillant rencontrait dans un espace très resserré, deux portes et un double système de herses qu’il fallait forcer, puis une troisième porte coupant la rue qui conduisait au donjon.

Le maréchal de Bouillon réunit une petite troupe de 260 hommes aguerris, commandés par des chefs énergiques, et, dans la nuit du 6 au 7 décembre 1592, sans artillerie, muni seulement de quelques pétards, il conduisit lui-même l’expédition.

Ce fait d’armes est raconté dans les Mémoires de la Ligue, publiés à Amsterdam en 1758, dans un Bref Discours, sans nom d’auteur, de ce qui est advenu en la prise de la ville de Dun sur le duc de Lorraine par le duc de Bouillon au commencement de décembre 1592. Cette relation est certainement beaucoup plus ancienne et contemporaine du fait lui-même, car elle a visiblement inspiré le récit que font de cet événement de Thou et Agrippa d’Aubigné.

« Le duc de Bouillon, dit ce Bref discours, fit reconnaître la ville de Dun sur la rivière de Meuse, à huit lieues de Sedan, par un des siens, homme avisé et de valeur, nommé Noël Richer, lequel lui ayant rapporté la facilité qu’il avoit eue d’aborder la porte de la ville haute et basse, lui fit penser aux autres moïens de passer outre et entreprendre de l’emporter ; aïant aussi eu avis d’ailleurs qu’il n’y avoit que trois portes et un rateau entre la seconde et la troisième, qui lui faisoit juger que par la proximité desdites portes le pétard emporteroit les deux, et qu’avec des treteaux le rateau serait empêché de tomber jusqu’au bas, de sorte que par dessous il y auroit passage.

Ces considérations proposées et discourues par mondit seigneur en lui-même, il se résolut de l’exécuter entre le dimanche et le lundi 6 et 7 décembre. Et pour ce faire, il part de Sedan sur les trois heures après-midi dudit dimanche, assisté de Monsieur des Autels, suivi des sieurs de Morgni, Vaudoré et Fontaine, et du sieur de Vandi et de Remilli avec sa compagnie de cavalerie ; aïant donné aux autres troupes de ses susdites garnisons de Sedan et Stenay le rendez-vous à sept heures du soir du même jour au village d’Inault, une lieue près de Stenay, lesquelles troupes étoient lors logées en trois villages près de Douzi, à trois lieues ou environ de Sedan.

Revenant (après la prise du château de Charmoi près Stenai) de faire une course en Lorraine et sur le Verdunois, se trouvèrent audit rendez-vous, et ayant marché jusqu’à un quart de lieue près la ville, mondit seigneur fit mettre pied à terre à tous ceux qu’il avoit choisis et élus pour donner les premiers à l’exécution ».

Dans Agrippa d’Aubigné, l’indication des lieux et des distances est un peu différente. « Le duc de Bouillon, qui, ayant au commencement de décembre fait prendre Charmoi, donna rendez-vous de ses troupes à Ainaut ; six jours après marche à un quart de lieue de Dun, là met pied à terre… ».

Il n’existe ni Inault ni Ainaut, aux environs de Dun ni de Stenay. Il s’agit sans doute d’Inor, à une lieue au nord de Stenay, lieu de concentration très bien choisi pour des troupes venant de Sedan ou de Douzy. On n’y risquait aucune surprise, Stenay étant au pouvoir du duc de Bouillon.

A Stenay, on prit le capitaine Ténot, son lieutenant Deguyot, et quelques arquebusiers, puis l’expédition s’approcha sans bruit de la forteresse de Dun. A un quart de lieue, les cavaliers mirent pied à terre, on continua à avancer lentement en silence et en prenant les plus grandes précautions. D’Inor à Dun, la distance est de 18 kilomètres, il était facile de la franchir de 7 heures du soir à 3 heures du matin.

Le duc de Bouillon avait tout réglé dans les moindres détails. « Lors, dit le Bref discours, il mit l’ordre qu’il voulut y être observé. C’est que le susdit Noël Richer prendroit le premier pétard, le sieur Ténot, capitaine de ses gardes, le second, du Sault le tiers, Bétu le quart, et La Chambre le cinquième. Deguyot, lieutenant de Ténot, porteroit les mèches, du Sault, capitaine d’une compagnie de gens de pied à Stenai, et Boursies avoient un tréteau. Après eux marchoient dix hommes armés et dix arquebusiers, de la garde de mondit seigneur, commandés par le sieur de Marri, lieutenant du sieur d’Estivaux, gouverneur de Sedan, puis quarante hommes armés de la troupe de mondit seigneur, et de celle du sieur Fournier, commandés par le sieur de Caumont, cousin de mondit seigneur, et du sieur de Vandi, avec deux cents arquebusiers tant des gardes de mondit seigneur que de la garnison de Stenai ».

En tout, 260 hommes, ayant à leur tête les meilleurs officiers du duc de Bouillon, bien connus de lui et dévoués à sa personne. Sans bruit, par la nuit noire, évitant tout ce qui pouvait donner l’alarme, la petite troupe s’avançait.

Elle avait quitté la route qui suit le cours de la Meuse, et elle s’approchait avec une extrême prudence de la porte de Milly, seul point par où il fut possible d’aborder du côté du Nord ou de l’Est, l’enceinte fortifiée de la ville-haute de Dun, que la Meuse rendait inaccessible du côté de l’Ouest.

« Au petit Fauxbourg qui est devant la porte (Ce faubourg, dit faubourg de Saint-Gilles, était groupé autour de l’antique prieuré de ce nom fondé en 1094), il y avoit depuis quelques jours quatre soldats qui y faisoient garde, l’un desquels apercevant Richer et Deguyot (Richer portait le premier pétard et Deguyot les mèches) qui marchoient, leur tire une arquebusade en leur demandant « Qui va là ? ». Ce qui ne les arrêta pas, ains passèrent outre.

Mais incontinent, étant encore éloignés de la muraille de cinquante pas, la sentinelle leur demanda « Qui va là ? ». Et les voïant marcher sans mot dire, leur tira, et encore deux autres après.

En même temps, Noël Richer leur dit qu’ils avoient tort, qu’il était un pauvre homme marchand que les Huguenots avoient dévalisé. Le Gouverneur, nommé Mouza (Claude de Mouzay, capitaine de Dun-le-Chastel), là venu à cette allarme, s’enquiert ; lui marche toujours, de sorte que les citadins reconnoissoient qu’il approchoit et lui crient qu’il s’arrête.

Lui se voïant à six pas de la porte, leur dit que Monsieur de Bouillon vouloit dîner là-dedans, et alors force arquebusades, au son desquelles il pose son pétard qui fit grand bruit et fort bien son effet à la première porte. Il pose l’autre à la seconde, qui fit encore bien, mais soudain ils abattirent le râteau en herse, et d’une pierre portent Richer par terre. Le capitaine Ténot prend le troisième pétard des mains de du Sault, et le fit jouer contre le rateau qui fit fort peu. Il reprend le quatrième que portoit Bétu, lequel posé fit un trou où un homme en se courbant fort près de terre pouvoit passer.

Les arquebusades cependant n’étoient épargnées par les assaillis, et les coups de pierre, jettés incessamment et des deux tours étant aux deux côtés de la porte, ne manquoient à ces premiers joueurs. Par ce trou environ soixante hommes entrent, nonobstant la vive résistance des assaillis, et donnent jusqu’au milieu de la ville. Lors les ennemis firent encore tomber une autre forme de rateau, qui ota presque le moyen de plus y entrer. Toutefois Dieu voulut qu’une des pièces n’acheva de tomber, et par ce moïen, laissa un petit passage, mais si dangereux que de vingt qui s’y hasardèrent, les quinze furent blessés ».

La troupe du duc de Bouillon se trouvait ainsi divisée en deux parties : une moitié environ avait fini par pénétrer dans l’intérieur de la ville, l’autre moitié restait dehors sans pouvoir secourir les premiers assaillants. Ceux-ci, parfaitement renseignés sur l’état des lieux, avaient couru fermer la poterne, dite Porte aux Chevaux, de sorte que la garnison de la ville-haute ne pouvait recevoir aucun secours des quatre compagnies qui défendaient la ville-basse.

Le duc de Bouillon entendait le bruit de la lutte nocturne engagée par cette poignée d’hommes avec les défenseurs de Dun. Anxieux, il se rapprochait des murailles, mais il ne pouvait les franchir.

« Ainsi, continue l’auteur du Bref discours, les assaillants se trouvèrent fort peu dedans, et au contraire les ennemis ralliés en divers lieux en grand nombre, y aïant dans la place deux compagnies de Cavalerie et une d’Infanterie, outre quatre autres qui étoient dedans la ville-basse, que ne purent secourir la ville-haute, leur aïant la poterne, ou petite fausse porte qui descend en bas, été fermée par ceux qui étoient jà entrés, lesquels se purent trouver environ six vingt dans la ville, où le combat dura depuis les trois heures jusqu’à sept du matin sans que mondit seigneur qui étoit dehors put savoir des nouvelles de ceux de dedans, sinon par les ennemis qui étoient sur la porte, où il faisoit toujours faire de l’effort et y entrer file à file, quoiqu’ils criassent que tous les notres étoient perdus.

Mondit seigneur faisoit cependant sonder par toute la muraille où l’ennemi se trouvoit, et les autres ne répondoient. Les combats furent si divers et la chose si douteuse que Monsieur de Caumont, après avoir été blessé dedans, et retiré en un logis avec trois ou quatre, les ennemis les prirent et les gardèrent plus d’une heure.

Autant en advint d’un autre côté à Bétu et du Sault, auxquels le gouverneur Mouza, voïant les choses tournées à son désavantage, se rendit prisonnier, et environ une demie heure après la pointe du jour, suivant ce que mondit seigneur avoit ordonné de faire sonder la muraille, le sieur de Loppes, auquel il en avoit donné ce commandement, aïant trouvé que ceux du dedans travailloient à ouvrir la poterne dont a été parlé, qui descend à la ville-basse, et voïant qu’elle ne pouvoit être ouverte de quelque temps, se fit apporter une échelle où lui et quelques-uns montèrent, et après, la porte ouverte, donna passage à ceux qui le suivirent, lesquels firent retirer les ennemis dedans une forte tour proche de la dernière porte ».

Il y avait, en effet, au centre de la ville-haute un donjon, résidence du Gouverneur. D’après un croquis qui existe au cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, le donjon de Dun, alors nommé maison du Roy, se composait, en 1634, d’anciens bâtiments flanqués d’une grosse tour, une cour les séparait d’un vaste jardin en quinconce. Le donjon, la tour et le jardin touchaient à la partie nord de l’enceinte faisant face à Stenay. A cette époque, la Porte aux Chevaux avait reçu le nom de Porte de France. Le donjon de Dun fut détruit, sur l’ordre de Louis XIII, en 1642.

L’escalade de la Porte aux Chevaux et l’entrée de ce renfort rendirent la défense très difficile. Un combat désespéré fut encore livré, car, dit le Bref discours, « au même temps que les nôtres entroient, les sieurs de Falquetiers, maitre d’hotel de mondit seigneur, et de Tenot furent tués d’une même mousquetade, aïant Tenot par son courage surmonté ce qu’il y avoit de plus difficile ».

C’est ce même Tenot qui avait, un an auparavant, si vaillamment défendu Stenay contre le retour offensif du duc de Lorraine.

« Là fut aussi tué le capitaine Camus, le sieur de Caumont fort blessé d’une pertuisane, et Equancourt d’un coup de pierre, Marri, Deguyot, Bétu, du Sault, et plusieurs autres aussi blessés. Mais il ne se peut omettre que Tenot faisoit extrêmement bien, renouvellant de courage, ainsi que le péril croissoit. Ont aussi fort servi les sieurs de la Ferrière et La Tour qui y entroient, ainsi que quelques-uns des blessés sortoient, quoiqu’il y eut un extrême danger. Enfin sur le midi, deux qui s’étoient retirés dans ladite tour se rendirent prisonniers de guerre, de sorte que la ville-haute fut réduite à l’obéissance du Roi. Ceux qui étoient en bas, étonnés de tel effet, y mirent le feu, et saisis d’effroi s’enfuirent ».

« Le duc, ajoute de Thou, y mit une nombreuse garnison, répara le dommage causé par l’incendie et revint en triomphe à Sedan ».

En bon huguenot, sous prétexte d’assurer la sûreté de la ville, le duc de Bouillon fit détruire ce qui restait de l’antique monastère de Saint-Gilles, situé hors de la porte de Milly, dont la fondation par Wathier de Dun remontait au 7 janvier 1094. L’année précédente, lors de la prise de Stenay, ses troupes avaient détruit dans cette ville la châsse de saint Dagobert, vénérée dans le pays.

Cette conquête si rapide avait frappé l’imagination populaire, il courut des bruits de trahison. Ces bruits ont trouvé un écho, deux siècles plus tard, dans les Mémoires manuscrits d’un habitant de Stenay, Jean-Grégoire Denain. Les manuscrits qu’il a laissés renferment la copie d’un grand nombre de documents très précieux pour l’histoire de Stenay et de toute la région.

« Turenne, disent ces Mémoires, chercha à se rendre maître de Dun au moyen de quelque intelligence qu’il y pratiquait, principalement avec un nommé de Cranne qu’il avait gagné par argent, peut-être le même que celui qui en 1585 était capitaine ou prevot de Stenay, ou son fils, ou son parent.

Ce de Cranne commandait dans la ville haute, et dans la basse, il y avait un second commandant appelé le capitaine Claude, bon Lorrain, avec 100 hommes d’armes.

Le 7 décembre de la même année, jour convenu avec de Cranne, Turenne arriva à Stenay, et le soir, à la tête de 2 000 hommes, il s’avança sans bruit jusqu’à la porte de Dun-haut qu’il fit sauter avec le pétard et fit entrer une partie de son monde dans la ville. Plusieurs soldats et bourgeois qui ne trempaient pas dans la trahison coururent en armes à cette porte, et la fermèrent malgré les Français déjà entrés et qu’ils firent prisonniers, lorsqu’un nommé Loppes ayant planté des échelles près du guichet se jeta dans la place avec un détachement.

Nouveau combat avec la garnison qui, épuisée de fatigue, se rendit pendant que Cranne, pour compléter sa perfidie, sortait avec sa compagnie par la Porte aux Chevaux pour gagner la ville basse.

Ce traitre descendu, rencontrant le capitaine Claude qui montait à son secours, lui dit pour l’arrêter qu’il n’était plus temps et que les Français étaient maîtres de la ville haute. Sur cette annonce, Claude se retrancha dans l’île où il se défendit quelque temps, mais il en fut chassé non sans peine et après avoir pillé et mis le feu aux maisons.

Turenne, après avoir réparé le dommage et mis une garnison nombreuse dans Dun qu’il était bien aise de réunir à Stenay à cause de leurs voisinage et position, revint en cette ville d’où il se rendit à Sedan avec son nouveau laurier ».

Ce récit, fait longtemps après l’événement, est moins vraisemblable que celui du Bref discours. Denain commet d’ailleurs de très lourdes erreurs. Non seulement il évalue à 2 000 hommes la troupe du duc de Bouillon qui ne comprenait que 260 cavaliers et fantassins, mais il donne à la prise de Dun la même date qu’à la prise de Stenay. Pour lui, les deux expéditions auraient été faites en même temps.

« Un autre corps de troupe envoyé par le maréchal de Turenne, dit-il, en même temps de son arrivée devant Stenay, pour attaquer Dun, eut également le bonheur de surprendre cette ville. Ainsi, dans une même nuit, il eut la gloire de procurer à Henri IV deux places fortes et de cueillir deux lauriers à présenter à la future qu’il épousa le lendemain ».

Or, il est absolument certain que la prise de Stenay a eu lieu en octobre ou novembre 1591, et la prise de Dun le 7 décembre 1592.

Ces guerres déplorables touchaient à leur terme. Quelques semaines après, une première trêve était signée entre les représentants d’Henri IV et ceux du duc de Lorraine. La trêve fut renouvelée à plusieurs reprises jusqu’au traité de Folembray de décembre 1595. Charles III rendit Villefranche à Henri IV et il rentra en possession de Dun et de Stenay.

« Le 17 du mois de mars 1596, dit le manuscrit de Denain, jour pris pour les restitutions réciproques, les garnisons française et lorraine évacuèrent Stenay et Dun, et Villefranche, à 8 heures du matin, et prirent possession de chacune de ces villes qui devaient retourner à leur souverain respectif ». Le duc de Bouillon avait donc conservé Dun et Stenay jusqu’à la paix.

Il en résulte que le récit de dom Calmet, d’après lequel le duc Charles III aurait repris de vive force Stenay et Dun, est apocryphe. Là encore, l’historien lorrain paraît s’être inspiré du manuscrit du P. de Salin et de la manie de ce dernier attribuant à tous propos à ses frères des exploits imaginaires.

« L’année suivante, dit dom Calmet qui avait donné au paragraphe précédent la date de 1592, Stenay fut de nouveau assiégée par le duc Charles et par le prince Henry, son fils, en personne. De la Cour, colonel du régiment d’Esne, frère puîné du maréchal de Salin, qui était au même siège, fit dans cette occasion une action de valeur qui mérite d’être relevée. Il entreprit de se loger en plein jour, et à travers le feu qu’on faisait sur lui de la place, dans le ravelin qui était devant la porte de la ville. Il marcha le premier à la tête de son régiment, s’y logea, y coucha et conserva ce poste, ce qui fut cause que les assiégés, désespérant de pouvoir tenir plus longtemps, capitulèrent et rendirent la place. Charles prit en même temps la ville de Dun qui avait été surprise deux ans auparavant par le duc de Bouillon ».

De tout cela, rien n’est vrai, sinon le fait d’un second siège de Stenay, infructueux comme le précédent. Il se placerait à peu près à l’époque du siège de Beaumont par d’Amblise.

Denain dit à deux reprises dans son Histoire de Stenay et dans les notices rédigées par lui comme appendice : « Charles III vint faire une seconde fois le siège de Stenay qu’il fut encore forcé de lever », « Charles tenta deux fois inutilement de reprendre Stenay ».

Cela prouve une fois de plus, combien il est difficile d’écrire l’histoire, même en s’inspirant des autorités les plus respectables.

Le siège de la forteresse de Jametz (1587 – 1589)

Blason de JametzCarte de JametzPlan du château de JametzChâteau de Jametz

D’après un texte paru dans les publications
de la « Société des naturalistes et archéologues du nord de la Meuse » – Année 1903

 

Le château de Jametz était bien fortifié, « mais la ville n’était encore guière bien clause et fossoyée ». Robert de Schelandre, successeur de Jean, faisait, travailler jour et nuit à l’enceinte de la ville. Il contraignit même les communautés voisines à fournir des travailleurs pour Jametz et il fit dévaster les forêts afin d’avoir des matériaux pour le travail des fortifications.

Guillaume Robert, qui approuvait de Schelandre dans ses rapines dans les terres de Verdun, vint à Jametz le 13 mai 1585 pour se rendre compte des travaux et donner des ordres. Il retourna à Sedan le lendemain, « sûr que la place pouvait soutenir un siège ».

Il était capitaine de la garde d’Henri III, qui avait reconnu la suzeraineté de Sedan et Jametz, et avait pu résister aux instances de la Ligue qui le pressaient de réduire ces deux villes protestantes. Quelques jours après, les sieurs Romefort et Montmas, à la tête de soixante-dix soldats d’élite, passèrent à Jametz, d’où ils partirent le 29 pour essayer d’entrer dans la ville de Metz. Ils ne réussirent pas et furent mis en déroute par les troupes de la Ligue.

Au commencement de 1586, Henri de Guise, le Balafré, envahit Sedan et Douzy. Il convoqua, en février, les ban et arrière-ban de la noblesse lorraine, pour leur proposer le renversement de Jametz, devenu, disait-il, « le repaire du brigandage et le boulevard de l’hérésie ».

Le roi de France lui enjoignit de se retirer, mais Guise rentra dans Rocroy, s’empara de Raucourt, reprit Douzy qui fut mis au pillage, ainsi que les terres de Sedan, en janvier 1587.

Guillaume-Robert ordonna alors à Robert de Schelandre « de faire la guerre à toute reste à ceux de Verdun ».

Dès le commencement de janvier, vingt-cinq villages firent accord avec ceux de Jametz « moïennant une certaine somme de deniers qu’ils fournissoient tous les mois, laquelle étoit emploïée à l’entretenement des gens de guerre ».

Quelques villages n’ayant pas voulu entrer dans cet accord, le 17 avril, les soldats de Jametz s’emparèrent de Mogeville, de Morgemoulin, « où ils prirent grand nombre de bêtes cavallines et à corne et autre butin ». Attaqués près d’Ornes par deux cents arquebusiers, ceux de Jametz tuèrent environ trente soldats, firent autant de prisonniers et ne perdirent que deux des leurs.

A cette époque, le blé ne manquait pas à Jametz. Des provisions avaient été faites, de sorte que « le cartel de froment, qui valoit chez leurs voisins six et sept francs barrois, ne valoit là qu’un écu ».

Les châteaux-forts de Bréhéville (18 mars 1587), Ville, Pilon, Mangiennes, le fort de Brabant-sur-Meuse, tombèrent l’un après l’autre. Les soldats de Schelandre firent main basse sur tous les bestiaux, graines et vin de Brabant.

Le 25 avril 1587, le duc de Lorraine se disposa à marcher contre Jametz. De Schelandre mit fin à ses guerres de razzia et, quand les Lorrains vinrent attaquer la place, il se contenta de les saluer avec ses canons. La place fut presque bloquée. Heureusement que cinquante soldats de Sedan purent pénétrer dans Jametz pendant la nuit. Ils étaient « bien lassés » et tinrent conseil. Les uns étaient d’avis d’aller dormir, les autres de manger, nul ne songeait à guerroyer aussitôt.

La délibération en était là, quand des trompettes retentirent. C’étaient deux compagnies des garnisons voisines qui apparaissaient sur les hauteurs. A l’instant, ils remontent à cheval, sortent et trouvent l’ennemi rangé en bataille.

Etonnés d’apercevoir dans le fond une troupe de lanciers qui les attend « de pied coy », (c’étaient les cavaliers arrivés de Sedan), les Ligueurs hésitent un instant. Les Jamessins les chargent, les Sedanais se mettent de la partie, poursuivent les assiégeants jusqu’à deux lieues et font un certain nombre de prisonniers, parmi lesquels le capitaine la Guionnière, fort blessé, et Gargas. Le sieur de Chardon, lieutenant du baron d’Haussonville, y avait trouvé la mort.

Ce fut heureux pour Jametz, car la trahison avait pénétré chez les assiégés et, le soir même, le château devait être livré aux Ligueurs par quatre capitaines d’une compagnie nouvellement arrivée de la Picardie : Perceval, la Floride, le Basque et la Jeunesse. Perceval, dit l’historien de Thou, était un homme de main, habile à conduire une entreprise hardie. Henri de Guise avait su le gagner, de sorte qu’il avait promis de remettre Jametz en son pouvoir.

A la dernière heure, « un personnage d’Amiens », le sergent de l’Astre, « considérant que c’était un fait atroce et flatigieux », dévoila tout au capitaine Caron, qui en rendit compte à de Schelandre. Le procès fut instruit « avec toutes les solennités requises » et la tête des quatre capitaines tomba le « pénultième de mai ».

Enhardis par cette escarmouche, les « gens de Jametz » tentèrent une nouvelle sortie. Une bonne partie de leurs soldats passa la Meuse, mais se vit serrée par les Ligueurs et il y eut vingt-cinq prisonniers. Ceux-ci furent enfermés à Brieulles-sur-Meuse. D’autres hommes de Jametz, au nombre de deux cents, cavaliers et fantassins, partirent le lendemain 3 juin pour Brieulles. Ils réclamèrent les captifs, on leur promit de les renvoyer le lendemain avec leurs armes. Au lieu de leur rendre la liberté, les Ligueurs mirent leurs prisonniers en sûreté à Verdun, où ils furent détenus avec « grande rigueur et nécessité ».

A cette nouvelle, de Schelandre, qui avait plusieurs prisonniers lorrains, fit savoir qu’il les traiterait de la même façon « qu’on traiteroit ceux du duc de Bouillon, son maître ».

Le 7 juin, il envoya à Verdun 500 hommes qui assaillirent les sentinelles à coups d’arquebusades et pillèrent trois villages. D’autres soldats de Jametz, qui revenaient de Loison, mirent en fuite la garnison de Pillon qui voulait leur enlever leur butin et tuèrent le capitaine.

D’autres soldats de Jametz, au nombre de deux cents, se portèrent vers Villefranche. Le 10 juin, après avoir fait sonder les fossés plusieurs fois, ils essayèrent d’enlever la localité par escalade, mais l’entreprise ayant traîné en longueur, les assaillants placèrent leurs échelles, l’alarme fut donnée et ils furent obligés de se retirer.

Ils voulurent se venger sur Brieulles, à qui ils avaient à demander compte de la non-reddition des prisonniers. Une escarmouche eut lieu, mais ils apprirent qu’une trêve était conclue entre Guillaume-Robert et le duc de Guise. Cette trêve, qui devait expirer le 28 juillet, se prolongea jusqu’à la fin de 1587.

Guillaume-Robert partit de Sedan le 23 juin pour se rendre en Alsace. Il passa à Jametz, où il logea une partie des 1 500 hommes de troupe qu’il menait avec lui. Il traversa la Lorraine, le pays de Metz, ravageant tout sur son passage. Il se joignit aux protestants d’Allemagne qui venaient en France aider les protestants français dans leurs luttes religieuses.

Henri de Navarre venait de le nommer lieutenant général. L’armée, forte de trente mille hommes, fut harcelée par le Balafré et par le duc Charles III. Elle changea de direction et arriva à Mâcon après cinq mois de courses inutiles. Les Suisses firent défection, des compagnies entières de lansquenets allemands désertèrent, et après bien des périls, Guillaume-Robert, abandonné par ses troupes, poursuivi par les Ligueurs, vint à Genève le 20 décembre 1587, ne se consolant pas de la perte de son frère Jean de la Marck, mort à Leignes pendant cette campagne malheureuse. Le pasteur de Sconier nous dit « Plusieurs étoient d’opinion qu’il avoit été empoisonné, comme aussi de fait il en avoit de grands indices ».

Guillaume-Robert mourut le 1er janvier 1588, après avoir institué sa sœur Charlotte légataire universelle, à condition qu’elle maintiendrait dans ses Etats le libre exercice du culte réformé et qu’elle épouserait un protestant agréable au roi de Navarre, au prince de Condé et au duc de Montpensier, François de Bourbon, son oncle maternel. Au cas où elle mourrait sans postérité, ses biens passeraient à ce dernier.

Avant même que Charlotte n’ait appris la mort de son frère, les Lorrains vinrent remettre le siège devant Jametz. De nombreuses convoitises surgirent autour de cette succession. Aussi, le Balafré essaya d’intimider Charlotte et lui demanda sa main pour son fils, le prince de Joinville. D’un autre côté, Charles-Robert de la Marck, oncle de la nouvelle héritière, employa tour à tour les menaces et « les belles et gracieuses promesses » pour parvenir à ses fins, mais « sans y rien gagner ».

African d’Haussonville, baron d’Ornes, avec trois mille fantassins et sept cents à huit cents chevaux, porta son quartier général à Louppy. De Thou dit que cette armée comptait 3 000 lansquenets, 2 000 Français, Espagnols et Italiens, 7 compagnies de cavalerie albanaise.

De forts détachements s’établirent à Louppy, à Remoiville et à la Cense d’Oliva, où il y avait une bonne maison carrée. « Jametz n’avait qu’une faible garnison et le château n’avait presque plus de vivres, la place était mal remparée et fortifiée en plusieurs endroits ».

Pendant trois semaines, il plut. Les eaux débordèrent, de sorte qu’une partie du bourg, entourée d’eau, fut mieux gardée. Les habitants en profitèrent pour battre leur grain qui fut placé dans la citadelle, ainsi que leurs meubles. On travailla aux fortifications.

Le 19 janvier, les Lorrains s’emparèrent d’une tour bien percée dite « du Moulin à Vent » détachée de la place et des fossés, et située à une portée de fusil de Jametz et s’y installèrent. C’était pour l’ennemi un poste avancé très utile, une bonne et forte redoute, car cette tour avait deux mètres d’épaisseur.

Les assiégés devaient détruire le « Moulin à vent », aussi le 23 et le 27 janvier, on emmena du château en la ville « deux bâtardes pour tâcher de l’abattre, mais aïant tiré cinquante-huit coups, voïant qu’on ne faisait rien ou bien peu, on cessa ». De Schelandre, qui avait pour major de la place Arnoux de Froidmont, demanda du renfort à Sedan. Une compagnie de gens de pied, sous les ordres du sieur de Balay, arriva le 17 février sans rencontre fâcheuse. On y souffrait beaucoup, l’argent manquait, l’hiver était rude « les froidures grandes et l’on avait disette de bois », tellement qu’on était contraint « d’en aller quérir en la forêt à la vue de l’ennemi ».

Ces escarmouches étaient, il est vrai, peu importantes, mais elles tenaient les assiégés en haleine et quelquefois, pendant ces engagements, des secours arrivaient de Sedan et se joignaient aux défenseurs. Mais les vivres diminuaient et il n’en arrivait que fort peu, encore « n’entraient qu’à la dérobée ». On y mit « taxe et ordre » afin de les ménager et pour qu’ils ne soient point vendus un prix excessif.

La place avait à se prémunir, autant contre la ruse de guerre que contre la force des ennemis. Un certain jour, de Schelandre apprit par les Lorrains, que Charlotte de la Marck est morte le vendredi 15 février 1588 le soir et que les Sedanais « l’ont ensépulturée soudainement ». Aussi Jametz n’a plus « ni maître, ni maîtresse, il faut prendre un parti, tout est indiqué celui de se jeter dans les bras du duc de Guise qui fait toute offre d’amitié et promet de conserver les habitants en toute liberté de conscience et de religion ».

De Schelandre découvrit « le stratagème des Lorrains et n’en fit pas grand éclat », mais il envoya un messager pour avertir ceux de Sedan, « afin de prendre garde à tout ce qui seroit de besoin ».

Errard, le célèbre ingénieur de Bar-le-Duc, venu de Sedan « fit raser les tours à la hauteur du rempart et improvisa des bastions ». Toutes les portes, sauf celle qui regardait Jametz au nord-est, furent murées.

Le château avait la forme d’un quadrilatère irrégulier flanqué de tours à chaque angle. Le donjon, qui s’élevait presque au centre, était une véritable citadelle avec tours et fossés remplis d’eau. C’était là, que les armes et munitions étaient abritées dans le logement du gouverneur.

Le château était défendu au nord par une espèce de demi-lune, appelée Boulevard de la Porte. A l’est, était le Bastion de la Cloche, à l’autre extrémité, au nord-ouest, se trouvait le Boulevard du Robin auquel était adossé, à l’intérieur, le logement des soldats.

Du côté de Bréhéville, une simple courtine reliait ces ouvrages à d’autres travaux de fortifications. Entre la courtine de l’est et le fossé qui protégeait les bâtiments de l’intérieur, était le logement des officiers. La courtine du sud se ratta-chait à celle de l’est par le boulevard de Brutz, situé au sud-est.

Du côté opposé, au sud-ouest, les courtines étaient réunies par l’important Bastion de la Grille. En face de ce Bastion, une tranchée avait été ouverte. Elle amenait les eaux de la Loison dans de vastes fossés entourant les murailles de la ville et du château.

Des retranchements extérieurs protégeaient les murs de la ville, surtout du côté de Remoiville, où l’ennemi était maître du « Moulin à vent ». Trois boulevards y furent élevés : ceux de la Garenne, du Hazart et de la Lampe.

Au centre de Jametz, près de la Halle, un large fossé coupait la cité en deux parties. Les terres relevées devaient protéger les défenseurs, en présentant un obstacle aux assiégeants s’ils avaient emporté les murs de la ville. Dans le milieu s’élevait une tour gigantesque, sorte de fanal en pierre de taille, appelée Tour Cornica. Elle figurait dans les armes de la ville et sur le sceau de son bailliage.

Le siège se poursuivait. Chaque jour les soldats du baron d’Haussonville dressaient des embuscades peu importantes et tuaient les ouvriers employées aux réparations.

Le 2 mars, il se livra un combat assez sérieux. Deux troupes, l’une à pied, l’autre à cheval, comprenant deux cents hommes à pied et quelque cavalerie, étaient sorties de Jametz pour fourrager et aller chercher du bois en forêt. Comme elles revenaient sans avoir été inquiétées, elles furent tout à coup harcelées par une compagnie de cavalerie qui les poursuivit jusqu’à portée des canons de la place.

L’alarme était donnée, des cavaliers accoururent de la ville. Les Lorrains avaient repris leur position auprès du Moulin. Protégés par des haies et des fossés, des fantassins de Jametz vinrent à la rescousse et surprirent les Lorrains, mais, quand ils se découvrirent, les Ligueurs fondirent sur eux. Ils ne reculèrent pas, au contraire des décharges d’arquebuses saluèrent l’ennemi. Plusieurs tombèrent dans la poussière. Après une lutte de trois heures, les « gens de Jametz » rentrèrent avec quelque butin et plusieurs prisonniers.

Cet engagement montra à Henri de Guise que l’investissement n’était pas complet. Le lendemain, il mit des garnisons à Delut et à Bœmont et tous les passages furent clos.

De Schelandre s’évertuait à déloger l’ennemi du Moulin. Le premier dimanche de carême, 6 mars 1588, de grand matin, son frère, François de Schelandre, seigneur de Wuidebourse fit sortir de la place un soldat déguisé en paysan, portant une hotte remplie de fruits, d’œufs, de harengs et de « semblables vivres de carême ». Mais, au fond de la hotte, se trouve un sac de vingt-deux livres de poudre, attaché par une corde et qui correspond à un rouet d’arquebuse bandé. Il n’est pas possible d’extraire le sac, sans que le rouet ne se détende et ne communique le feu à la poudre.

Le faux paysan se rendit près du Moulin et là « ayant soixante pas à descouvert fit toutes les mines de crainte qu’il avait veu faire aux autres vivandiers ». La garnison l’aperçut de la tour, les soldats « après avoir bien ri de ses singeries le pressèrent d’injures ; le galand résolut donc à passer » et arriva près du corps de garde.

On se précipita sur l’homme et on le débarrassa de son chargement. Le paysan essaya de « les émouvoir à commisération ». Les Lorrains ne voulurent rien entendre.

« Hélas, rendez-moi ma hotte, disait le paysan en pleurant, autrement je suis ruiné, car c’est tout mon vaillant ! ».

Pendant qu’il feint de se désoler, la hotte est portée au Moulin. Le paysan en profite pour se sauver à toutes jambes, et il est déjà loin quand quarante soldats entourent la hotte et en vident le contenu avec une visible satisfaction. Lorsqu’il n’y eut plus que le sac, ils le soulevèrent, le rouet se détendit, la poudre s’enflamma et fit sauter tout ce qui l’entourait. Les quarante hommes furent tués et le Moulin devint la proie des flammes.

Entendant un bruit épouvantable, les Lorrains arrivèrent, de nouvelles détonations leur firent croire qu’ils allaient rencontrer leur ennemi « ayant ouï ce grand bruit et su que la force du feu avait jetté du haut de la tour, Cola Barro qui était là en sentinelle et étoit le plus sain de tous, incontinent vinrent pour voir ce que c’étoit ». Ils ne trouvèrent que des cadavres et des ruines. Ce qu’ils avaient pris pour des arquebusades provenait des gibernes des soldats auxquelles le feu s’était communiqué.

Encouragés par ce succès, les Jamessins essayèrent un autre stratagème qui leur réussit également. Pour serrer de près, les Ligueurs occupaient un petit corps de garde entre le Moulin de Remoiville et Jametz.

Une compagnie d’infanterie gardait ce poste pendant le jour, mais le soir, elle se repliait au village de Remoiville où était le gros de l’armée. Les assiégés s’en étant aperçus, prirent une grosse pièce de bois brûlée par les deux extrémités, la creusèrent et y mirent quelques « grenades » si bien disposées que la « pièce de bois ne ressemblait qu’à un tison qui aurait été longtemps dans le feu ». Cela fait, ils la portèrent pendant la nuit près des cendres du bivouac, dans le petit bâtiment occupé le jour par les Lorrains.

Le lendemain 18 mars, une garde arriva, fit du feu et plaça la buche avec les autres morceaux de bois. « Entre les sept et huit heures les grenades se crevèrent avec une telle impétuosité qu’il y en eut plusieurs qui ne s’étaient jamais chauffé si chèrement ».

Ces petits succès, si meurtriers pour les assiégeants, ne dégageaient ni ne sauvaient la place. Si les Lorrains perdaient ainsi une centaine d’hommes, ils recevaient du renfort. A la fin de mars, cinq mille hommes étaient venus rejoindre ceux de M. d’Haussonville, dont douze cents lansquenets.

M. de Courcelles avait amené douze pièces de canon de siège et un ingénieur italien, très renommé, Nicolas Perligny de Forly prit la direction des travaux d’investissement. L’armée lorraine manquait de canonniers, il fallut en improviser. Ce fut l’une des causes qui ajournèrent la chute de Jametz.

Deux compagnies de gens de pied, venues de Sedan réussirent encore à s’introduire dans Jametz, mais à partir de ce moment, la ville fut étroitement bloquée. Sa garnison comptait mille soldats. Quelques jours auparavant, la cavalerie des assiégés avait pu faire une sortie et avait ramené des bestiaux et du blé de Vilosnes. Dès le début de l’investissement, le gouverneur, n’ayant plus d’argent pour payer la solde, avait levé une contribution sur les habitants. Elle avait fourni une somme insignifiante. De Schelandre imagina de faire frapper une monnaie en cuivre et en étain qui aurait cours pendant le siège et dont la valeur serait remboursée après la guerre.

Le 9 avril, les Lorrains commencèrent à battre de deux cents coups de canon, le boulevard du Hazard et la courtine entre ce boulevard et une porte remurée. Le 11, on termina les ouvrages du côté sud avec l’aide de Jean Errard, homme notable en son art. Le 14, les ennemis ayant rapproché leur tranchée à 30 pas des fossés de la ville, un tir continu fut dirigé contre les boulevards de la Lampe et du Hazard et la courtine qui les séparait.

Le matin du 16 avril, trois brèches furent pratiquées « par une batterie de cent pas dans ces boulevards ». Les assiégés s’attendirent à un assaut général, quand, vers deux heures du soir, les cavaliers lorrains se montrèrent du côté de Remoiville. Les gens de pied de Jametz se préparèrent et se portèrent à quatre heures vers le Moulin, tambours battants. Leurs éclaireurs ne virent aucune troupe s’avancer, la nuit arriva sans incident, aussi les Jamessins estimèrent « la partie remise à une autre journée ».

A sept heures du soir, les Lorrains se glissèrent sans bruit dans les fossés et s’élancèrent vers les brèches, dont ils culbutèrent les défenseurs. Ils poussaient déjà le cri de la victoire « Ville gagnée », lorsque de Schelandre se précipita avec ses réserves. Deux pièces de canon placées sur le boulevard du Hazard balayèrent le fossé. Les balles des arquebuses et les coups de pierre pleuvaient sur les assaillants « aussi dru que pluye ».

Surpris par cette riposte imprévue, ceux-ci ne savent où se sauver. Ils sont assommés sans résistance. Leur artillerie, impuissante à les protéger, ne tire en quelque sorte « que parmi les pierres ».

Un régiment lorrain veut escalader les murailles, les assiégés l’attendent de pied ferme et tuent tous ceux qui portent les échelles. Près de cinq cents Ligueurs placés au pied des murs et dans les fossés reçoivent pendant une heure des projectiles qui font d’affreux ravages dans leurs rangs.

Une lutte corps à corps s’engage, c’est une véritable boucherie et lorsque les brèches sont comblées par les cadavres, les Lorrains « tournèrent le dos » car la nuit était très sombre et rendait impossible toute tentative nouvelle. Le baron d’Ornes donna le signal de la retraite.

Un autre détachement avait profité de la lutte pour prendre d’assaut la Tour du Chat, mais ceux qui portaient les échelles ayant été tués, les autres repartirent sans succès. Les assiégés, voulant être prêts à tout événement, couchèrent sur les remparts, mais « les assaillants qui avaient été rudement effarouchés ne menèrent pas grand bruit ».

Le 17 avril, jour de Pâques, M. d’Haussonville envoya un tambour réclamer le droit d’inhumer ceux de ses soldats qui étaient demeurés dans les fossés de la place. Il fut déféré à sa demande, à la condition toutefois que ses gens n’approcheraient point des tranchées. Des femmes de Jametz apportèrent les morts aux Lorrains, pendant que les soldats de Schelandre réparaient sans retard les brèches faites aux remparts.

Ce lugubre travail dura trois jours. Les Italiens au service des Lorrains avaient été cruellement éprouvés car, parmi les cadavres qui comblaient les trois brèches, plusieurs de leurs officiers furent retrouvés parmi les morts. Les Ligueurs ne croyaient pas avoir perdu autant d’hommes. Ils demandèrent que l’on enterrât les cadavres qui restaient encore au bout de leurs tranchées. Les Jamessins les aidèrent à accomplir cette besogne. Le terrain où reposent ces soldats fut appelé par la suite le Cimetière des Lorrains.

M. d’Haussonville qui s’était établi au Moulin à vent que les assiégeants avaient réparé, se flattait de voir ses troupes loger dans Jametz. Mais quand il les vit fuir, il se découragea et ramena son artillerie à Louppy, puis à Stenay. Pendant deux mois, il attendit du secours, gardant la défensive et maintenant avec peine la fougue de ses hommes.

Ce temps ne fut pas perdu pour les assiégés qui abattirent d’abord le Moulin à vent et parcoururent les environs, essayant de prendre quelque butin aux Ligueurs. Ceux-ci firent une levée de 3 000 lansquenets qui furent les bienvenus.

Le 11 mai, une escarmouche eut lieu sous les murs de Jametz. On en était arrivé à la lutte au coutelas et les cuirassiers de Schelandre avaient refoulé les lanciers albanais du duc de Guise jusqu’à Louppy, en ne perdant qu’un des leurs. Quelques-uns avaient reçu des coups de lances, mais « c’étaient blessures de si peu d’importance qu’il n’y en avait pas une qui méritât une emplâtre, la chair n’étant qu’égratignée ».

Deux jours auparavant, cent vingt arquebusiers de Sedan étaient venus renforcer la place, ce qui contribua à relever le moral des assiégés. Le 25, quarante arquebusiers vinrent de Sedan « pour remplir la compagnie du capitaine Balay ».

Le 3 juin, les Lorrains amenèrent une bonne partie de leurs soldats sur les terres de Sedan, ayant avec eux un soldat de Jametz qui était passé dans leurs rangs. Dans une rencontre, ils perdirent quelques hommes, y compris le déserteur qui fut tué d’un coup d’arquebuse. Quelques Jamessins partirent vers Stenay et prirent en la prairie la harde de certains villages, en sorte qu’ils purent ramener plus de trois cents « bestes à cornes ».

De Schelandre put même conserver des communications avec Sedan. Il avait envoyé, dans cette ville, le 12 juin, le sieur d’Estivaux en le chargeant de s’entretenir « avec ceux qui avaient le maintien des affaires ». Il fut décidé que d’Estivaux se rendrait à Heidelberg, où se trouvait La Noue, pour lui exposer la situation et lui demander quelques secours. Il partit le 17 juin.

Arrivé à destination, le messager trouva bon accueil et reçut la promesse qu’il serait fait une levée de reîtres et de lansquenets. Ces engagements ne furent point tenus assez tôt et le sieur de La Noue, se trouvant à quelque temps de là en voyage à Genève, licencia ses gens. Jametz ne reçut point de secours.

Pendant cet intervalle, le sieur de Rosnes, chrétien de Savigny, était battu à Sedan mais parvenait quand même à rejoindre le baron d’Ornes avec sa cavalerie. D’un autre côté, près de deux mille lansquenets d’Allemagne venaient d’arriver à Nouillonpont pour aider le baron. « Ce fut cause que ceux de Jametz résolurent de raser la Cense d’Oliva où l’ennemi avait fait un Fort qui les incommodait beaucoup ».

Le 23, une escarmouche eut lieu du côté de l’emplacement du Moulin à vent. Quelques Ligueurs furent faits prisonniers. Le 4 juillet, une nouvelle rencontre eut lieu près de Brascornu.

Robert Thin de Schelandre et le baron d’Haussonville eurent une entrevue le 9 juillet près des ruines du Moulin. Elle ne donna aucun résultat.

L’auteur des « Mémoires de la Ligue » nous apprend que la conclusion de cette rencontre fut faite par deux proverbes. De Schelandre dit « qu’un bon joueur ne se retiroit jamais sur sa perte, ajoutant que puisqu’il était tiré (le vin) il falloit le boire », et le baron lui répondit « qu’il valoit mieux laisser son enfant morveux que de lui arracher le nez ». Mais il fut décidé que, durant 15 jours, les deux partis « feroient entendre les avis et résolutions des ducs de Montpensier et de Lorraine ».

M. d’Haussonville offrit un passeport pour la personne qui porterait ses propositions à Sedan, à Charlotte de la Marck. Le brave défenseur de Jametz saisit l’occasion pour correspondre avec sa souveraine et envoya un des meilleurs capitaines à Sedan.

A son retour le messager se vit offrir, par les Ligueurs, une somme de vingt mille écus d’or s’il voulait essayer de livrer Jametz. Il accepta un acompte de six mille écus d’or, le reste devant être payé en billets à terme. Cet officier rendit compte de sa mission à de Schelandre. Il annonça le retour de M. d’Estivaux, l’invasion prochaine de la Lorraine et remit au gouverneur la somme qu’il avait reçue comme arrhes d’une trahison qu’il était loin d’accepter.

Le gouverneur voulut profiter de cette circonstance et il encouragea le brave officier à tromper d’Haussonville, en le priant de continuer ses relations avec lui pour éviter les soupçons.

Le 20 juillet, « comme ceux de Jametz avaient recueilli bonne quantité de foin et commencé à couper les seigles », les assiégeants rangèrent les blés en les fauchant avec leurs épées et en les foulant avec les chevaux. Les habitants de Jametz étaient dans la désolation car la peste et la « caquesangue » (dysentrie) sévissaient à tel point que toutes les rues en furent infectées. La mortalité frappait surtout les femmes et les enfants.

Le 29 juillet, par une pluie torrentielle, à travers le silence et l’obscurité de la nuit, l’infanterie lorraine s’approcha en silence. Elle descendit les fossés et ne trouva aucun obstacle. Il semblait que tout favorisait la secrète expédition à laquelle se préparaient les Ligueurs et que le capitaine de la Tour allait réellement leur livrer Jametz.

Le mot d’ordre « Saint-Nicolas » qu’on leur a livré, est déjà échangé et la troupe vient se grouper près d’une petite porte dans le boulevard de la Garenne, porte qui avait été faite « pour jouer cette partie » et qui devait être livrée aux Lorrains, mais cette porte donne entrée dans une grande casemate « bien close et sans sortie ». A l’heure où elle doit s’ouvrir, un éclair illumine l’horizon et une détonation retentit : c’est le signal.

Le canon des assiégés tonne, les grenades brillent dans la nuit. La mitraille, les pierres, le plomb fondu, l’huile bouillante tombent sur les assiégeants, car les femmes et les enfants, à l’abri des murs « préparent des brandons enduits de poix, des torches enflammées, des tisons ardents ».

Les Lorrains sont sans défense, mais à cause de l’obscurité, ils font moins de perte que ne l’auraient désiré les assiégés. La précipitation de Schelandre, sur de son succès, sauva la vie à beaucoup, car tous n’étaient pas arrivés, quand il donna le signal du massacre. Quarante seulement restèrent sur place, mais leur capitaine, de Villemoyens, eut « beaucoup de mal à se sauver avec les autres ».

C’était un succès de plus. Malheureusement, les vivres s’épuisaient et la peste continuait ses ravages. Le gouverneur avait essayé de faire sortir les femmes et les enfants, mais les assiégeants les avaient repoussés dans Jametz à coups de lances. Une compagnie d’arquebusiers, venus de Sedan, s’était ouvert un passage. Elle repartit à cause du manque de vivres.

A ce moment, le sieur de La Noue fut envoyé à Sedan, par le roi, pour y commander, en qualité de curateur de Charlotte et d’exécuteur testamentaire du duc de Bouillon.

L’armée des assiégeants se composait alors de près de neuf mille hommes, dont cinq compagnies de lansquenets, trois régiments d’infanterie, quatre compagnies d’Albanais, huit compagnies de lanciers italiens, de plusieurs comgagnies d’arquebusiers à cheval et de cavalerie légère, enfin de la compagnie des gardes du Marquis de Pont-à-Mousson. Il y avait en outre les troupes françaises de la garnison de Verdun et les ouvriers occupés aux travaux du siège.

Malgré les continuelles escarmouches des défenseurs, M. d’Haussonville entoura la place de neuf forts reliés par des tranchées profondes : trois au nord, trois à l’est, deux au midi et un auprès duquel ils construisirent un pont sur le ruisseau de Brasconru entre la Cense d’Oliva et les bois. Ces forts furent garnis de troupes et les assiégeants résolurent de s’y installer jusqu’au moment où la peste et la famine auraient décimé ces hommes qu’ils ne pouvaient vaincre.

Les assiégés ne se découragèrent pas et le 15 septembre, de Schelandre attira un grand nombre d’ennemis dans une embuscade où il « prit et tua beaucoup de monde ».

Une trêve de huit jours ayant été conclue, Robert de Schelandre partit pour Sedan le 21 septembre. Il apprit que le duc de Lorraine, Charles III, demandait, par l’intermédiaire de Marguerite, veuve du comte d’Arenberg, parente des de la Marck, la main de Charlotte pour son troisième fils, François de Vaudémont et s’engageait même « à laisser l’estat de la religion et de la police en la mesme forme qu’il avoist été du tems du feu duc de Bouillon ».

Ces promesses, qui avaient déjà été faites par le duc de Guise à la mort de Guillaume-Robert, n’eurent aucune influence sur Charlotte qui refusa les propositions de Charles III. Celui-ci, très mécontent, recommença la lutte et le baron d’Ornes reçut l’ordre de presser le siège. De Schelandre, pendant cette courte trêve, s’étant approvisionné de vivres et munitions, revint à Jametz avec un important détachement.

Les hostilités recommencèrent le 29 septembre.

De Schelandre fit encore un voyage à Sedan le 13 octobre et rapporta, le 17, des articles de capitulation qui furent transmis au duc de Lorraine « à charge d’y faire réponse dedans trois semaines laquelle néanmoins n’arriva que le 27 de novembre ».

Dès les premiers jours d’octobre, un corps albanais qui s’était trop avancé des bastions fut attaqué par les assiégés et dut se retirer. Charles III, mécontent, rappela le baron d’Haussonville et le remplaça par M. Jean de Lenoncourt, grand sénéchal de Lorraine, qui prit le commandement de l’armée le 23 octobre. Il fut moins heureux encore que son prédécesseur, laissa battre ses détachements chaque fois qu’ils furent aux prises avec les assiégés, principalement les 26 et 29 octobre, puis les 1er, 12, 23 et 24 novembre.

Depuis onze mois, Jametz tenait tête aux assiégeants, mais la garnison était arrivée à la plus extrême pénurie. Malgré leur fâcheuse situation, les assiégés essayaient d’attirer les assiégeants dans des embuscades.

Ainsi le 13 novembre, « on fit sortir de nuit trois soldats de la ville de Jamets, dont les deux étoient habillés en femme, et le troisième en homme de village, chacun aïant une hotte sur les épaules. Le jour venu, ils passèrent assez près du Fort des pasquis, prenant leur chemin vers la Ville où ils faisoient semblant d’apporter des vivres. Tout cela se faisoit afin d’attirer l’ennemi. Cependant la cavalerie de Jamets étoit dedans les fossés qui les attendoit ; mais fut que l’ennemi se doutât de quelque feinte, ou bien qu’il fut retenu par l’indisposition du temps qui étoit chargé de pluie et froidure, il ne sortit point de ses Forts, qui fut cause qu’on se retira sans autre exécution ».

Un message fut adressé à La Noue, à Sedan. Le sieur de Laferté revint le 17 décembre, porteur d’une autorisation de capitulation. De nouvelles conférences eurent lieu, M. de Marolles soutint les intérêts de Charlotte. Le 26 décembre, le traité fut conclu. Une trêve de six semaines, signée le lendemain par le duc de Lorraine et la duchesse de Bouillon, fut publiée le 28.

Le matin du jeudi 29 décembre 1588 « après avoir fait transporter au château tout ce qui restait dans la ville de munitions de guerre et de bouche, après y avoir fait entrer deux compagnies de gens à pied reformées avec les débris valides de la garnison, Robert de Schelandre donna le signal du départ à ses compagnons d’armes qu’il renvoyait à Sedan et à cette héroïque population dont le dévouement et le courage n’avaient pas été un seul instant ébranlés ».

Tous se réunirent devant la porte du château, sur l’emplacement naguère occupé par le Temple qu’il avait fallu raser six semaines auparavant, pour les besoins de la défense. Ils s’agenouillèrent, leur ministre leur parla de résignation et d’espérance et, au chant des psaumes, ils s’acheminèrent vers la porte de Sedan. Ils furent escortés par l’armée des Lorrains et se retirèrent à Sedan. Quelques-uns se réfugièrent à Damvillers, Romagne et même Virton.

La plupart des habitants de Jametz sont donc à Sedan le 30 décembre. Il n’est pas étonnant que l’on ait constaté pour 1589, à Sedan, vingt-neuf baptêmes d’enfants protes- tants de Jametz, dont 16 avant la capitulation du château, à la fin de juillet 1589. Lorsque le 30 décembre, par un temps des plus rigoureux, les habitants de Jametz arrivèrent près de Sedan, ils trouvèrent la duchesse Charlotte de la Marck qui les attendait à Bazeilles, entourée de sa noblesse et de la grande bourgeoisie.

Aussitôt le départ des habitants de Jametz, de Schelandre publia le traité de capitulation. Il remit la ville à M. de Lenoncourt, moins le château dans lequel il s’enferma avec sa troupe, résolu à le défendre jusqu’à la dernière extrémité.

Pendant la trêve de six semaines, signée le 27 décembre 1588, les négociations relatives au mariage de Charlotte de la Marck se continuèrent. Une conférence pour traiter cette affaire eut lieu à Inor le 23 janvier 1589, sans résultat.

Les Lorrains avaient profité de cette trêve pour construire un rempart qui avait huit pieds de hauteur et environ vingt de largeur. Il commençait « à la porte de Robin et tirant vers la maison du sieur de Schelandre, s’alloit rendre en forme d’un demi-quarré à la porte de Breuil ».

Une prolongation fut accordée. Elle expira le 12 avril 1589 et dès le lendemain, l’horloge étant abattue, le signal de la diane devait annoncer que le deuxième acte de cette lutte allait commencer. Pendant ces trêves, le duc de Guise fut assassiné le 13 décembre 1588. Saint Paul s’empara de Montfaucon que le baron de Termes emporta avec l’aide des soldats sortis de Jametz la nuit du 28 janvier 1589. La place retourna aux Lorrains.

Dès deux heures du matin, les Lorrains ouvrirent le feu contre le château, que le brave gouverneur allait défendre pendant trois mois. Ils tentèrent un assaut aussi prodigieux qu’inutile.

Quelques jours après, le boulevard du Robin fut battu par quatre pièces de canon et une batterie de six pièces, placée près de la Halle et de la Tour du Chat, lança une pluie de boulets qui retombèrent sur le château. Les assiégeants ayant tiré plusieurs coups « contre une grosse Tour ronde qu’on appelait Cornica, l’avoient coupée quasi tout autour, les assiégés la tirent choir le 22 avril ».

Le 25, le sieur de Nervaise, qui commandait en l’absence du sieur de Lenoncourt, fit sommer le gouverneur de se rendre. De Schelandre répondit que sa résolution était de défendre la place. Les assiégeants tirèrent jusqu’au 11 mai, plus de douze cents coups de canons, « si est-ce qu’ils n’avoient tué un seul soldat des assiégés », mais ce jour-là, trois furent mis en pièces par un coup de canon.

Dans la nuit du 21 mai, les assiégeants firent une « grosse scopetterie, criant que tout était gagné pour eux », mais le lendemain les assiégés tirèrent toutes leurs pièces « et arquebuses à croc » sur les Lorrains. Ceux-ci, craignant que des secours ne parviennent aux soldats enfermés dans le château, firent ruiner tous les forts des alentours de Jametz, sauf trois qu’ils réservèrent pour garder les passages et le 9 juillet, ils mirent trente ou quarante gabions entre leur rempart et les fossés du château. Le baron d’Ornes, qui avait été replacé à la tête de l’armée, reçut du renfort et de nombreuses pièces d’artillerie de Nancy, de Stenay et du Luxembourg.

Le 18, vingt-deux pièces de canon, dont quatorze lançaient des projectiles de quarante-cinq livres, furent placées sur le bord des fossés et battirent la Tour du Breuil, les boulevards du Robin et de Brutz. Le lendemain, la Tour du Breuil avait reçu huit cents coups de canon.

Le 20, le boulevard d’Urinca fut battu par 915 coups de canon. Le 21, une brèche fut ouverte et deux ponts de tonneaux de sapin « l’un haut pour se couvrir du coup de mousquet et l’autre bas pour passer » furent établis pour permettre aux assiégeants de monter à l’assaut.

Robert de Schelandre avait pu adresser un exprès a Charlotte, lui faisant connaître la « triste et fascheuse situation où se trouvaient tous ses fidèles ». Mais Jean de Lenoncourt surprit le messager et prit connaissance de ses lettres. L’officier lorrain simula une réponse de Charlotte par laquelle, répondant au gouverneur de la forteresse, elle l’engageait à se rendre « pourvu que les conditions imposées soient honorables ».

Schelandre reçut le message apocryphe. Trompé par ce stratagème et considérant qu’il lui restait bien peu d’hommes pour soutenir l’assaut, peu de munitions pour demeurer davantage dans le château et peu d’espérance de secours, il réunit ses capitaines, Jean Errard, son frère. « Ils résolurent de rendre la place, estimant bien que ceux qui voudraient juger droitement de cette affaire reconnoitroient qu’ils auroient fait tout ce qu’on sauroit désirer et requérir de gens de bien et d’honneur ».

M. de Marolles fut envoyé au fils de Charles III, le marquis de Pont-à-Mousson, arrivé à Jametz depuis quelques jours, avec pleins pouvoirs pour traiter de la reddition du château.

La capitulation suivante fut signée le 24 juillet 1589 : « Monseigneur les marquis aïant veu la proposition que lui a faite le sieur de Marolles, répond ce qui s’ensuit :
-
Premièrement il accorde que le Gouverneur, capitaines, soldats et autres de quelque qualité qu’ils soient, sortiront vies et bagues sauves.
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Que les capitaines et soldats sortiront l’épée et le poignard à la ceinture, le reste des armes demeurera avec leurs enseignes et tambours, lesquels seront conduits seurement soubs la parolle de mondit Seigneur le Marquis avec les bagues et meubles qui sont à eux à leurs frais iusques à Sedan.
-
Que tous ceus qui ont des biens en ceste ville de Jametz et dépendances ou au pays de l’obéissance de son Alteze, en iouyront tant et si longuement qu’ils voudront vivre catholiquement, et en cas qu’ils ne voulussent abiurer leur religion, leur sera donné terme d’un an pour vendre leurs biens et en faire proffit.
-
Que toutes munitions de guerre demeureront 2 ou 3 personnages principaus d’entre eus deux fois 24 heures auprès de Monseigneur le Marquis, pour pendant ce temps visiter le chasteau pour recognoistre s’il y a aucune fourbe lesquels puis après seront renvoyez seurement la part ou ils voudront.
-
Et que tous les biens, meubles, lettres et autres choses (réservé armes et munitions de guerre) seront rendus à ceux qui auparavant se sont rendus suiets de son Alteze, soit de cette ville ou ailleurs.
Sur lesquels articles le sieur de Schelander aura à prendre résolution pour tout ce iourd’huy.
Fait à Jametz, ce 25 juillet 1589. Signé Henri ».

Le lendemain, à onze heures du matin, le prince Henri, fils de Charles III et le baron d’Ornes à la tête de l’armée, firent leur entrée par la brèche et ne trouvèrent que des ruines.

Une heure avant, Robert de Schelandre et ses compagnons étaient sortis par le même chemin, emportant leurs armes et leurs bagages. Ils étaient conduits à Sedan selon le désir qu’ils avaient exprimé.

Le drapeau noir des de la Marck, enlevé du sommet du donjon, fut porté à Nancy au duc Charles III, par M. de Lamouilly. Les couleurs lorraines flottèrent au-dessus du château de Jametz.

Ces vingt mois de siège avaient coûté plus de 2 millions au duc Charles III. Il ordonna le démantèlement de Jametz, mais fit exécuter des réparations immédiates aux fortifications du château, afin de le rendre d’un accès difficile. Mathieu du Pont fut appelé du Piémont pour prendre la direction des travaux.

Le gouvernement fut confié à M. de Lesmont, auquel il fut donné une garnison de 150 arquebusiers à pied, une compagnie de gens de pied du capitaine Maigret, 28 arquebusiers à cheval et quatre canonniers.

En 1673, le château fut démantelé. Les terrains sur lesquels s’élevaient les fortifications et les fossés furent vendus aux habitants en 1703.

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