Transportons-nous aux XIIe et XIIIe siècles et découvrons que l’un des plus grands orfèvres médiévaux était lorrain.
D’après des extraits des « Annales archéologiques » – 1862
Il existe près de Vienne, en Autriche, dans l’abbaye de Klosterneubourg, un retable d’orfévrerie émaillée, presque comparable à la pala de Saint-Ambroise de Milan et même à la pala-d’oro de Venise. Cette œuvre, magnifique comme travail de métal, n’est pas moins remarquable comme conception de théologie ou d’iconographie religieuse.
Cinquante et un tableaux d’émail et de cuivre doré, complétés par vingt-deux anges, vingt-deux prophètes et quatorze Vertus, sont répartis en trois séries qui s’expliquent l’une par l’autre, depuis la naissance du Sauveur jusqu’à son dernier avènement. La première série comprend les sujets antérieurs à la loi de Moïse ; la seconde série, les sujets contemporains de la loi ; la troisième série, les sujets contemporains de la loi de grâce ou de l’Évangile.
Ainsi, le premier sujet évangélique est l’annonciation de l’archange Gabriel à la vierge Marie ; il est préparé et commenté par l’annonciation au prophète Abraham de la naissance d’Isaac, avant la loi de Moïse, et par l’annonciation de la nativité de Samson sous la loi.
Cette œuvre capitale, que les archéologues de l’Autriche viennent de révéler, commence à faire du bruit en Europe et surtout en France.
En effet, le retable de Klosterneubourg est signé et daté. Il est signé d’un émailleur français, Nicolas de Verdun, et daté de l’an 1181. Ainsi, c’est en 1181 que Garnier ou Werner, sixième prévôt de l’abbaye de Klosterneubourg, dédia à la vierge Marie cette œuvre que fabriqua Nicolas de Verdun.
C’est beaucoup, assurément, que d’avoir le nom de l’artiste et une date. Mais, par malheur, nous ne savons rien de plus sur Nicolas de Verdun. Cependant, le hasard vient, tout récemment, de nous apporter un premier élément, et des plus notables, pour la vie de Nicolas de Verdun.
En parcourant un livre que M. Du Mortier fils vient de publier sous le titre d’« Étude sur les principaux monuments de Tournai », je lus, page 88, le passage suivant : « En l’année 1205 fut achevé la fierte de Nostre-Dame de l’église de Tournay, tesmoing l’escrit qui est à l’un des costés de ceste fierte en ces termes : « Anno ab incarnatione Domini 1205 consummalum est hoc opus aurifabrum ; et, à l’autre costé : « Hoc opus fecit magister Nicolaus de Verdum, continens argenti marcas 109, auri sex marcas ».
« Nicolas de Verdun », dit à ce propos M. B. Du Mortier fils, « dut être Tournaisien, car, dans les reliefs de bourgeoisie de la ville de Tournai, on lit que Colars (Nicolas) de Verdun, voirier, fut reçu bourgeois le trois novembre 1217 et qu’il ne paya que 25 sols, ce qui était le taux des fils de bourgeois ».
Nos lecteurs voient déjà que Nicolas n’était pas de Tournai, comme pouvaient le croire MM. Du Mortier père et fils, mais de Verdun. Et du texte consigné dans Cousin, l’historien de Tournai, on peut légitimement déduire ceci : Nicolas de Verdun était, au XIIe siècle, célèbre comme orfévre émailleur, ainsi que furent célèbres, comme architectes, Guillaume de Sens et Villard de Honnecourt. Les moines de Klosterneubourg, ou plutôt Gwernherus (Garnier), leur prévôt, voulait faire exécuter une grande œuvre d’orfévrerie et d’émail. Mais n’ayant pas sous sa main, en Autriche, un artiste suffisamment habile, il fit venir de Verdun, Nicolas, dont la réputation était fort répandue.
Du reste, ce Nicolas ne devait pas être le seul orfèvre émailleur de renom que possédât Verdun, car, en 1144, quelques années avant l’époque où il partait pour Vienne et l’abbaye de Klosterneubourg, Suger faisait venir de la Lorraine, à l’abbaye de Saint-Denis, plusieurs artistes pour exécuter la fameuse croix en or émaillé, dont il parle avec prédilection dans son Mémoire « de Administratione sua » : « J’employai à ce travail des orfèvres de la Lotharingie, au nombre tantôt de cinq, tantôt de sept, et c’est à peine si j’ai pu l’achever en deux années ».
Il y avait donc à Verdun et dans toute la Lorraine, sur les bords de la Meuse, une école d’émailleurs qui doit se rattacher à l’école des émailleurs du Rhin. On est déjà sur la trace de ces écoles contemporaines ou successives, qui ont laissé des œuvres importantes et assez nombreuses encore pour qu’on puisse déjà en ébaucher l’histoire.
Après avoir achevé sa grande œuvre de Klosterneubourg, Nicolas de Verdun grandit encore en renommée. La ville de Tournai, qui songeait à terminer son immense cathédrale et à l’enrichir de châsses précieuses, fit des offres à Nicolas de Verdun et l’appela chez elle pour y exécuter la châsse de Notre-Dame. Si l’abbé Suger mettait deux années pour une croix, il en fallait bien dix pour une grande châsse.
De 1181, époque où fut terminé le retable de Klosterneubourg, à 1205, où fut achevée la châsse de Notre-Dame, il y a vingt-quatre ans, dont dix, douze ou quinze furent employés par Nicolas à d’autres œuvres, soit en Autriche, soit en Lorraine, et le reste consacré à la châsse de Tournai. Ce dut être là le dernier et suprême travail de Nicolas de Verdun.
En effet, lorsqu’il fut appelé en Autriche, il devait avoir une grande renommée et, par conséquent, un âge déjà respectable. Supposons trente-cinq ans. Pour exécuter le retable de Klosterneubourg, il lui fallut au moins dix ans, ce qui nous donne quarante-cinq ans, pour ne pas dire cinquante. En 1181, quand il eut fini son retable, il avait donc, disons-nous, au moins quarante-cinq ans. En 1205, époque où fut terminée la châsse de Tournai, il en avait soixante-neuf. A cet âge, quand on n’est pas mort, on aime à se reposer.
Si donc, en 1217, Tournai offrit le titre de bourgeois à Colars de Verdun, ce Colars n’était pas celui du retable ni de la châsse, car il aurait eu au moins quatre-vingt-un ans. C’était probablement son fils. Rien n’est plus commun que de voir un fils s’appeler du prénom et du surnom de son père. D’ailleurs, dans le texte important, relaté plus haut, ce Colars est qualifié de « voirier », ou peintre sur verre, et ce n’eût pas été par cette qualification, mais bien certainement par celle d’orfèvre, qu’on aurait nommé l’auteur fameux du retable de Klosterneubourg et de la châsse de Tournai.
Toutefois, ce texte n’en est pas moins très précieux : il nous apprend qu’un peintre sur verre du XIIIe siècle est le fils d’un orfèvre du XIIe, et que ce peintre est assez renommé pour qu’on lui donne, à prix réduit, le titre de bourgeois d’une ville illustre et riche.
Qu’un peintre verrier sorte d’un émailleur, rien n’est plus naturel : car l’émail est du verre et l’émaillerie est de la peinture sur verre non transparente. Ce nom de verrier est à enregistrer dans la liste de nos artistes du moyen âge comme celui de l’orfèvre son père.
Malheureusement, il ne reste absolument rien du verrier bourgeois de Tournai, ni dans les environs, ni dans la Belgique entière, tandis que de l’orfèvre, nous avons intact le retable de Klosterneubourg et, mais assez incomplète, la châsse de Notre-Dame. Qui sait même si, en cherchant avec zèle et intelligence, on ne découvrira pas d’autres œuvres d’orfèvrerie de Nicolas de Verdun, soit en Autriche, soit en Lorraine, soit en Flandre.
Nicolas de Verdun réalisa aussi la Châsse des Rois Mages de la cathédrale de Cologne.