ou le menhir du Breitenstein
Seul le tilleul colossal a disparu !
D’après « Le Pays Lorrrain » – 1904
De même que la terre a des stratifications naturelles qui révèlent au géologue expert ses différents âges, elle a aussi pour l’archéologue, l’historien, le savant, ses couches historiques visibles, où les traces de l’humanité qui a précédée la nôtre sont demeurées vivantes.
Quand ce ne sont pas des créneaux, des ponts-levis, des pans de tours déchiquetés par le bec des ans, c’est de la poussière humaine, ce sont des tombes, des nécropoles qui rattachent à travers les siècles, nos paisibles cultivateurs et nos modernes cyclopes, aux bâtisseurs d’aqueducs et de chaussées militaires, et aux fiers Gaulois, nos ancêtres, qui dans le silence de la nature immolaient à leurs divinités vengeresses des enfants, des femmes, des otages et des prisonniers.
Souvent, on voit se réveiller en soi la vision tragique de ces sacrifices sanglants, et volontiers on se reporte à cette époque lointaine où Triboques et Médiomatriciens, foulaient impunément cette terre lorraine sous leurs sandales de peau, surtout quand on se trouve au pied d’un menhir, d’un dolmen, d’une pierre branlante, qui évoquent plus impérieusement leur souvenir.
Mais, hélas, combien peu de ces monuments antiques ont su résister à la barbarie des peuples et à la destruction des temps, et de ce petit nombre, combien encore ne sont point oubliés au fond de la solitude et ignorés même de ceux qui vivent à proximité ?
Et du nombre de ces réprouvés, de ces bannis, de ces méconnus, est le fameux Breitenstein, qui dresse sa stature colossale près du village de Gœtzenbruck, à quelques pas d’une antique voie romaine.
C’est un bloc de grès rouge, de forme pyramidale, profondément fiché en terre, qui malgré les mutilations du siècle dernier, présente encore au-dessus du sol, une saillie de 4m40 de haut sur 1m20 de large.
Couronné depuis 1787, d’un groupe de 1m50 de hauteur, représentant le Christ en croix avec les deux Marie à ses pieds, il porte à sa partie supérieure les douze apôtres sculptés en relief, ainsi que l’inscription suivante, dont l’orthographe montre un cachet germanique incontestable :
1787
S. PETRVS S. SIMON S. ANDREAS
S. TOMAS S. JOHANNES S. MATIAS
JVTAS DADEVS S. FILIBVS S. BARTOLOMEVS
S. JACOBVS BASDOP S. MATTEVS S. JACOBVS MINNER
Sur une des faces, on remarque également un écu portant la croix de Lorraine, gravé en creux à environ un mètre au-dessus du sol, et, avec plus de difficulté, la date de 1609. C’est un souvenir, comme il en subsiste encore beaucoup dans la contrée, de la délimitation des frontières entre l’ancien comté de Bitche (Lorraine) et celui de Hanau-Lichtenberg (Empire) ordonnée par le duc de Lorraine après les fameuses guerres de religion qui désolèrent le pays.
Quelle a bien pû être la destination primitive de ce monolithe, qui a certainement été dressé là, par main d’homme, et qui est mentionné pour la première fois en 713 sous le nom latin de « lata petra » ?
Les avis sont partagés. Tandis que Boulangé (Austrasie – 1873), Benoit (Mémoires de l’Académie de Metz – 1884), Marcus (Les verreries du pays de Bitche, Nancy 1887) voient en lui un menhir ou pierre-levée qui reporte nos souvenirs à l’époque des druides, Kraus et d’autres historiens, ne le prennent que pour une simple pierre bornale, servant à délimiter les frontières de deux anciennes peuplades. Le plus sûr serait peut-être de dire, qu’à tour de rôle, il a fait office de menhir et de borne car, après que druides et faux-dieux, sacrifices sanglants et supertitions barbares eurent cédé le pas au christianisme qui s’enracinait chaque jour davantage dans ces sinistres forêts, à quoi aurait servi cette « haulte pierre sur haulte montagne » comme l’appellent les anciennes chroniques ? La destruction et la ruine auraient été certainement son sort, si une nouvelle destination ne lui eut été trouvée !
Des récits populaires et pleins de merveilleux se rattachaient jadis au Breitenstein, qui, pendant les longues veillées de l’hiver, faisaient la ronde des villages.
Malheureusement, dans notre siècle de progrès et de réalisme, ils ont sombré un à un, dans le profond cimetière de l’oubli, et pour en retrouver de faibles vestiges, il faut feuilleter les vieux livres, ou s’asseoir dans quelque chaumine écartée, au coin du foyer des bonnes gens. C’est là qu’elles se retrouvent les touchantes et naïves traditions dont personne ne s’est jamais avisé de contester l’autorité et qui passent de génération en génération, comme un pieux héritage, sur la parole respectée des vieillards.
C’est ainsi qu’on a longtemps crû aux réunions fantastiques, organisées par Frida, la fée des feuilles mortes et des pluies d’automne, et aux brillantes revues militaires, qui s’y tenaient chaque soir, sous les veux d’un général armé à l’antique, enterré depuis des années et des années aux pieds du vieux monument.
Aujourd’hui, un tilleul colossal enveloppe avec une fraternelle sollicitude la nudité saignante de cette vieille pierre, attestant l’inexorable retour des fatalités, et les bruits des industries voisines viennent quelquefois expirer sous le couvert des grands bois, qui lui font une ceinture de silence et d’oubli. Mais, il demeure là, comme un tronc resté droit dans un bois décimé par la cognée, et s’éternise au cœur de la solitude avec une mélancolie hautaine et méprisante.