Charles III le Grand (1545-1608)

Gravure de Charles III le Grand

 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

L’apogée de la Lorraine indépendante

Depuis René II, la Lorraine a suivi sa marche ascendante. Elle atteint son point culminant sous le règne de Charles III. Pendant quelques années, elle aura toutes les apparences d’une puissance de premier ordre.

Toutefois, cette extraordinaire fortune de la maison de Gérard d’Alsace ne repose pas sur des forces suffisantes et, fatalement, s’écroulera du jour où elle cessera d’être soutenue par la sagesse de la branche aînée et par le génie de la branche cadette.

Charles III n’avait que deux ans à la mort de son père. Les États conférèrent la régence conjointement à sa mère Christine de Danemark, nièce de Charles-Quint, et à son oncle Nicolas, évêque de Metz et de Verdun. Nicolas quitta l’église, prit le titre de comte de Vaudémont et se maria. Il fut le père de cette aimable Louise de Vaudémont, qui toucha la cour de Henri III, se résigna à l’épouser et plus tard laissa, comme reine blanche, à Chenonceaux et tout le long de la Loire, les souvenirs d’une gracieuse bienfaisance.

Ce gouvernement à double tête ne paraît pas avoir été bien remuant et nous aurions fort peu à dire de la minorité de Charles III, s’il ne s’était passé, à côté des régents et en dehors d’eux, un événement qui fut d’une importance capitale pour les destinées de la Lorraine. C’est en 1552, que la France s’ouvrit une triple entrée dans les duchés, en occupant les trois évêchés de Metz, de Toul et de Verdun.

La principale cause de la faiblesse de la Lorraine et qui, comme nous avons souvent l’occasion de le répéter, l’empêcha toujours d’acquérir une consistance suffisante, c’était la constitution des trois principautés ecclésiastiques, véritable démembrement de l’ancienne Austrasie. Les trois évêques, par leur juridiction religieuse qui s’étendait à tout le pays, et par leur temporel qui formait des enclaves semées de tous les côtés dans le domaine ducal, tenaient en échec les suzerains de la noblesse.

Ceux-ci luttèrent vainement pendant plusieurs siècles contre ces adversaires, cantonnés en quelque sorte dans leur intimité. Ils ne furent jamais assez forts pour incorporer à leur domaine les cités épiscopales qui, par suite de révolutions intérieures, finirent par former trois petites républiques bourgeoises, mais conservèrent leur indépendance et se refusèrent, tout comme les évêques, à refaire l’unité lotharingienne.

Ce que les ducs de Lorraine avaient été impuissants à accomplir, la France l’acheva en une courte campagne, et, de ce jour-là, il ne fut pas douteux pour les gens avisés, que l’autonomie de la principauté était sérieusement compromise.

Depuis Charles VII, la politique nationale de la France tendait de plus en plus à se rapprocher de la frontière naturelle du Rhin. Pour y atteindre, la route la plus sure passait par Verdun, Toul et Metz, en attendant l’incorporation de la Lorraine et de l’Alsace. En 1551, Henri II qui faisait supplicier les protestants en France, avait contracté un pacte secret avec la Ligue luthérienne que Maurice de Saxe formait contre l’empereur Charles-Quint. Le roi promettait des subsides et, de leur côté, les confédérés l’autorisaient à s’emparer des villes impériales de langue française qu’il garderait en qualité de vicaire impérial.

Ce fut au mois de janvier 1552 que s’ouvrit la campagne. Elle eut en France un caractère vraiment national. Henri II ne limitait pas ses plans à la conquête de trois villes. Il comptait reprendre tout l’ancien « royaume d’Austrasie, héritage des Francs ».

C’est dans ces termes que le projet fut présenté au pays et au parlement dans un lit de justice. La France répondit avec élan à l’appel du roi. Toute la jeunesse, artisans, bourgeois, gentilshommes voulurent être du voyage et aller « voir la rivière du Rhin ». On rassembla près de 60 000 combattants, y compris des bandes suisses et allemandes.

L’armée, conduite par le connétable de Montmorency, passa la Meuse et s’arrêta devant Toul. Les habitants remirent leurs clefs sans discussion. Montmorency continua sa route sur Metz (10 avril 1552). Il trouva les portes formées. La république municipale était, nous l’avons vu souvent, fort jalouse de son indépendance. L’évêque-cardinal de Lenoncourt, favorable aux Français, obtint des magistrats qu’ils fourniraient des vivres et admettraient dans leurs murs une escorte de deux enseignes, c’est-à-dire environ six cents hommes.

Mais le connétable, peu scrupuleux, mit dans ses deux enseignes quinze cents soldats, sans compter la suite des princes. Aucune résistance ne fut plus possible, et toute l’armée pénétra dans l’ancienne capitale de l’Austrasie. Le roi avait suivi l’armée. Le 13 avril, il faisait son entrée à Toul, y recevait le serment des habitants et jurait de garder leurs privilèges. Il se rendit ensuite à Nancy (14 avril).

Dès le lendemain, il fit signifier à Christine de Danemark qu’elle cessait d’être régente. Le comte de Vaudémont conserverait seul l’administration. Le jeune duc Charles III, enlevé à sa mère, fut envoyé à Paris, pour y être élevé avec les fils du roi. Henri II donna pour excuse à cette violence qu’il lui réservait la main de sa fille Claude.

Le roi entra ensuite à Metz le 18 avril. Les habitants jurèrent d’assister le roi de leurs biens et de leurs personnes.

De son côté, Henri II promit de maintenir leurs franchises.On laissa une bonne garnison, puis toute l’armée se dirigea vers l’Alsace. Montmorency annonçait qu’on entrerait dans les villes « comme dans du beurre ». Cette fanfaronnade n’effraya pas les Alsaciens. A Strasbourg, dont le connétable espérait s’emparer par le même stratagème employé à Metz, on lui envoya une volée de coups de canon. Il dut se contenter de recevoir des vivres. Saverne, Haguenau, Wissembourg se soumirent de gré ou de force. Les autres villes du Rhin prirent une attitude plus rébarbative.

Des nouvelles arrivées d’Allemagne coupèrent court à l’expédition. Maurice de Saxe et la Ligue luthérienne avaient pris les armes à l’improviste et avaient couru droit sur Inspruck, dans le Tyrol, où se trouvait l’empereur, alors en proie à une violente attaque de goutte. Il faillit être pris. Maurice arriva deux heures trop tard. L’empereur s’était enfui à travers une nuit d’orage, sous une pluie torrentielle, emporté dans une litière. Le chef de la ligue ne poussa pas plus loin ses succès et reprit des négociations qui aboutirent au traité de Passau.

Henri II, abandonné de ses alliés, s’en alla après avoir « abreuvé ses chevaux dans les eaux du Rhin ». C’était la première fois que les bannières capétiennes flottaient au bord du grand fleuve gaulois. L’armée française passa au retour par la Lorraine, s’empara de Verdun qui eut le même sort que Toul et Metz, prit une partie du Luxembourg, remonta jusqu’au Hainaut et rentra en France, ayant accompli le « voyage d’Austrasie » avec des succès moins considérables que ceux qu’on avait rêvés, mais en conservant les trois villes impériales, avantage qui permettait d’en augurer d’autres dans l’avenir.

Cependant Charles-Quint, s’étant réconcilié avec les Luthériens, chercha à relever son prestige éclipsé et rassembla des troupes pour reprendre les trois évêchés. Henri II, informé de ses projets, s’avança avec le connétable du côté de la Meuse. On ne savait pas encore où se porteraient les coups des Allemands.

On apprit enfin qu’ils se dirigeaient sur Metz. Le roi y envoya le duc François de Guise, avec le titre de lieutenant-général. C’était le fils du grand Claude de Lorraine, plus grand lui-même, et alors le plus brillant homme de guerre des armées françaises. Il organisa promptement la défense. On abattit les faubourgs, on démolit une quantité d’abbayes et d’églises, on éleva de nouveaux remparts : tout le monde y mit unoe ardeur incroyable, les plus grands seigneurs, à l’exemple de François de Guise, « y besognaient et portaient la hotte ». On amassa d’immenses provisions.

Les habitants inhabiles aux armes furent invités à sortir de la ville pour n’y point gêner la défense. La garnison, quoique grossie par de nombreux volontaires de la jeune noblesse venus de tous côtés pour combattre sous les ordres de l’illustre Lorrain, ne comptait guère que cinq mille hommes, mais « c’était la fleur de la France ».L’armée impériale parut devant la place le 19 octobre. Elle comptait plus de soixante mille hommes de bonnes troupes et une forte artillerie. Elle avait pour chef un général renommé, le duc d’Albe. L’empereur vint lui-même le 20 novembre.

Les opérations furent poussées avec une rare vigueur. L’artillerie abattit des pans de murailles, des mines furent creusées sur plusieurs points. Mais la défense fut admirable. Derrière les larges brèches, se dressaient comme par enchantement de nouveaux boulevards de terre ou de bois. Toutes les mines étaient éventées, chaque jour d’audacieuses sorties portaient le désarroi parmi les assiégeants. La nature combattit pour la France. L’hiver fut exceptionnellement rigoureux, le dégel acheva la détresse des Impériaux. Les maladies ravagèrent le camp, et enlevèrent plus de trente mille hommes. L’empereur au désespoir, après quarante-cinq jours d’une terrible canonnade, se résigna : « Je vois bien, dit-il, que la fortune est femme. Mieux aime-t-elle un jeune roi qu’un vieil empereur ! ». Il partit le 1erjanvier 1553 pour retourner à Thionville et de là, à Bruxelles.

Les camps furent levés le lendemain dans le plus grand désordre. Les Impériaux abandonnaient leur artillerie et leurs malades. Le spectacle était fait pour émouvoir les vainqueurs. On ne voyait que des soldats morts étendus par troupeaux dans la boue et des malades épuisés par le typhus criant qu’on les achevât. François de Guise et ses compagnons, touchés de pitié, firent relever les blessés et les malades, les guérirent par les soins les plus empressés et les renvoyèrent plus tard sans rançon. Une telle générosité surprit les dures populations de cette époque et longtemps on parla, au grand honneur de la France, de « la courtoisie de Metz ».

Nous n’avons pas à suivre par le détail le développement de la lutte qui se continuait entre la France et la maison d’Autriche, et dont l’incident principal fut l’abdication de Charles-Quint et l’avènement de Philippe II (1556).

En 1558, la bataille de Saint-Quentin, perdue par le connétable de Montmorency, mit la France en grand péril. François de Guise n’était point là. Il était allé, en vrai descendant de René d’Anjou, faire une audacieuse tentative en Italie. Mais il revint juste à temps pour réparer les désastres. Le roi l’investit du commandement supérieur. Hardiment, il déplaça le théâtre de la guerre.

Les Anglais, dont la reine Marie avait épousé Philippe II, opéraient avec les Espagnols. Tout à coup, on apprit que François de Guise s’était porté à l’improviste sur Calais (1er janvier 1559). Le 8 janvier, c’était fini et la garnison avait capitulé. Calais était occupé depuis deux cent douze ans par l’Angleterre. Ainsi fut achevée par un général lorrain l’oeuvre patriotique de Jeanne d’Arc, « la bonne Lorraine ».

Ce fut en France une explosion de joie universelle. Le duc François de Guise, le héros de Metz et de Calais, fut justement entouré d’une popularité immense. Heureux, pour la pureté de sa gloire, si sa carrière s’était arrêtée là !

En 1558, Marie Tudor étant morte de chagrin, fut remplacée sur le trône par la protestante Elisabeth. La guerre se termina peu après par le traité de Cateau-Cambrésis (2 avril 1559).On sait que quelques semaines après la signature de la paix, au milieu des fêtes données à l’occasion des mariages de Marguerite de France avec le duc de Savoie, et d’Elisabeth de France avec le roi Philippe II, Henri II mourut des suites d’un cruel accident (11 juillet 1559). Le Dauphin fut proclamé roi sous le nom de François II et ouvrit la triste série des trois derniers Valois. Il avait épousé l’année précédente la reine d’Ecosse, Marie Stuart. La jeune souveraine dominait complètement son royal mari, adolescent de seize ans, maladif et sans caractère. Elle livra le pouvoir à ses oncles, les Guises.

En ce moment, la maison de Lorraine se trouve montée au plus haut faîte de ses grandeurs. La branche cadette ou française est représentée par les six fils de Claude de Guise, tous remarquables par leur grand air, leurs talents, leur ambition sans limite, et formant comme une sorte de dynastie toute prête à remplacer les Valois.

Ses deux chefs sont François de Guise, le glorieux capitaine, poussé autant par ses calculs que par sa popularité à la tête du parti catholique qui s’organise pour les guerres religieuses, et le cardinal Charles de Lorraine qu’on appelait le grand Cardinal, le plus savant et le plus éloquent des princes de l’Église, et en même temps le plus faux, le plus avide et le plus violent des politiques. Leur soeur, veuve de Jacques V, est régente d’Ecosse et leur nièce est Marie Stuart, cette merveille de beauté, d’esprit, de science et de poésie, alors dans tout l’éclat de sa double couronne.

Le chef de la branche aînée n’est pas inférieur à ses cousins de France. Charles III avait la beauté proverbiale et la haute mine des princes lorrains.

Henri II l’avait fait élever avec le plus grand soin. A seize ans, il était déjà un brillant gentilhomme. Mais il était aussi un prince instruit, parlant toutes les langues de l’Europe, l’esprit ouvert, aimant les arts et les lettres, ayant lu les poètes avec Ronsard, écouté gravement Ramus et Amyot, et pris goût aux sciences politiques auprès de Michel L’Hospital. Il avait toutes les élégances des Valois, sans s’être entaché de leurs dépravations. Il s’était affiné dans le commerce des artistes et dans la familiarité de ces grandes dames qui formaient la cour des deux reines, Catherine de Médicis et Diane de Poitiers. Une maturité précoce le rendait capable de gouverner.

Charles III avait épousé (février 1559) Claude de France, fille d’Henri II. Il se disposait à se rendre en Lorraine lorsque la catastrophe de juillet lui fit ajourner son départ. Il assista en septembre au sacre de son beau-frère François II. Toute la cour de France, le roi, Catherine, Marie Stuart, le cardinal de Lorraine, l’accompagnèrent jusqu’à Bar-le-Duc où l’on reproduisit en partie les fêtes de Reims. Le jeune duc ne fit qu’une courte apparition dans ses États. Il ajourna son entrée solennelle à Nancy pour éviter de prêter le serment d’usage : ce n’était pas impunément qu’il avait été élevé à la cour d’un souverain absolu. Puis, après avoir visité les principales villes de son duché, il retourna en France en laissant la direction du gouvernement à sa mère Christine de Danemark (janvier 1560).

Il revint à Nancy en 1562 après la mort de François II. Alors commença réellement son règne. Il débuta par un acte habile qui fit bien augurer de sa sagesse. Les États refusant de voter une aide dont il avait besoin s’il ne se conformait pas à l’usage, il consentit à faire son entrée solennelle le 18 mai et, de bonne grâce, il jura dre respecter et maintenir les privilèges des trois ordres.

La grande question du nouveau règne était forcément la question religieuse.

Aujourd’hui que tout le monde, ou à peu près, admet la liberté de conscience, et que les divers cultes vivent en paix dans l’État, sous la sauvegarde de la même loi, nous ne comprenons plus guère l’intolérance et les passions féroces qu’elle allumait dans tous les coeurs. Mais au XVIe siècle, il fallait une rare élévation d’esprit pour se rallier aux sages maximes de Michel L’Hospital.

Il est juste de dire, à l’honneur de Charles III, que tout en étant fervent catholique et malgré les excitations de ses parents de Guise, il n’employa pour combattre les progrès du protestantisme, ni la torture, ni les potences, ni les bûchers. Ses ordonnances interdirent l’entrée de la Lorraine aux réformés, ou les forcèrent d’aliéner leurs biens et de s’expatrier.

Mais le plus souvent, il usa de la persuasion, organisa sur divers points d’habiles controverses, et fit visiter les populations par de zélés prédicateurs. Il obtint un succès presque complet et, grâce à la modération et à la sagesse du prince, ce petit pays de Lorraine resta paisible et florissant, au milieu des luttes abominables qui couvraient de sang et de ruines toute l’Europe occidentale.

Un des moyens de défense et de propagande dont il se servit aussi le plus volontiers, ce fut l’enseignement public. Après avoir réformé, autant qu’il le put, les abus introduits dans l’Église par l’ignorance et le relâchement des moeurs, il appela à son secours, un peu comme on employait des auxiliaires suisses ou italiens dans les armées, la milice indépendante des Jésuites. C’est avec ces religieux, si habiles en pédagogie, qu’il fonda en 1572, la célèbre université de Pont-à-Mousson, de concert avec son oncle le cardinal de Lorraine et sous la sanction du pape Grégoire XIII. Cette institution acquit très vite un grand éclat et l’on y accourut de tous les points de l’Europe. Elle compta bientôt plus de deux mille écoliers.

Malgré tout son zèle, Charles III fut assez avisé pour rester neutre d’abord pendant les guerres fratricides, dites de religion, dont le massacre de Vassy en 1562 donna le signal, qui furent marquées sous le règne de Charles IX par de sanglantes batailles, par l’assassinat de François de Guise, par les inexpiables égorgements de la Saint-Barthélémy, et se prolongèrent, sous le règne d’Henri III, avec un caractère de plus en plus politique.La Lorraine, sans se mêler directement au choc des deux partis, eut cependant à en souffrir en raison du passage des armées allemandes qui traversèrent si souvent ses campagnes, en allant secourir leurs coreligionnaires de France.

Charles III changea d’attitude en 1584, après la mort du duc d’Alençon, adhéra ouvertement à la Ligue et y joua un rôle actif.

A ce moment, la guerre civile devenait une guerre de succession. Henri III avait vu mourir avant lui ses trois frères François II, Charles IX, le duc d’Alençon (ou d’Anjou). Louise de Vaudémont ne lui avait pas donné d’enfant et la branche des Valois ne devait pas tarder à s’éteindre. Quel serait l’héritier ?

Le premier prince du sang était désormais Henri de Béarn, roi de Navarre. Mais il était calviniste, et l’on se demandait si sa parenté remontant par vingt-deux degrés à saint Louis, était un titre suffisant, du moment qu’il s’agissait avant tout de sauver la foi catholique. N’était-ce pas un devoir de passer outre à des droits périmés et très discutables ? N’y avait-il pas, en dehors du chef des huguenots, d’autres héritiers à qui confier les intérêts supérieurs de la religion nationale ?

Les uns disaient que ces princes si désirables se trouvaient dans la famille de Lorraine, d’autres les voyaient dans l’Espagne où l’infante Isabelle-Claire-Eugénie, fille de Philippe II, avait eu pour mère Elisabeth de France, fille d’Henri II.

Vers la fin de 1584, il se tint coup sur coup à Nancy, puis à Joinville, des conférences secrètes, dont l’orateur principal fut Henri le Balafré, fils de François de Guise, et auxquelles assistèrent Charles III, les princes des deux branches de la maison de Lorraine, un envoyé du roi d’Espagne et un représentant du cardinal de Bourbon. On y signa un traité, dont un article portait qu’après la mort de Henri III, on reconnaîtrait pour roi le cardinal de Bourbon. C’était une manière de réserver les droits de tous les prétendants. Chacun d’eux alla faire ses préparatifs pour la lutte suprême.

C’est alors que Charles III, sortant de sa prudente neutralité, se déclara ouvertement pour la Ligue.

Les opérations n’eurent point d’abord grande importance. Les ligueurs obtinrent les premiers succès. Ils s’emparèrent de Toul et de Verdun. Mais ils échouèrent à Metz.

Ces incidents donnèrent l’éveil à Henri de Navarre. Il vit bien que les princes lorrains des deux branches étaient étroitement associés, et il jugea qu’il était nécessaire de réduire tout d’abord le chef de la branche aînée à l’impuissance, ce qui lui assurerait ses libres communications avec ses amis d’Allemagne et de Suisse.En invoquant la solidarité qui devait unir tous les réformés, il réussit, mais lentement, à lever sept à huit mille lansquenets, quatre ou cinq mille reîtres et quinze à vingt mille Suisses. Au mois d’août 1587, les réformés pénétrèrent en Lorraine par Sarrebourg.

Ils menacèrent Blâmont, Lunéville, Saint-Nicolas-de-Port, puis ils tournèrent du côté de Bayon et de Charmes. Charles III et le duc de Guise avaient rassemblé le plus de troupes qu’ils avaient pu, mais ils n’étaient pas en état de lutter. Ils se bornèrent à suivre les ennemis, à les harceler. A Pont-Saint-Vincent, les deux armées se trouvèrent si près l’une de l’autre, qu’une bataille générale semblait devenue inévitable.Henri de Guise voulait la livrer, le Duc contint sa fougue et laissa les protestants gagner la frontière française. Lui-même n’alla pas plus loin, mais le marquis de Pont, son fils aîné, suivit le Balafré, et prit part aux journées de Vimory et d’Auneau (octobre et novembre 1587) qui portèrent jusqu’à l’exaltation la popularité du chef de la Ligue.

Quant à Charles III, il visa surtout à l’agrandissement de la Lorraine. Il attaqua le duc de Bouillon, un des chefs de l’armée protestante, qui, après la défaite, s’était réfugié à Genève et y mourut de chagrin autant que d’une grave blessure qu’il avait reçue dans cette pénible campagne.Il fit le siège de la forteresse de Jametz et la prit, mais seulement après plus de treize mois de continuels combats. Il songea, pour compléter ce succès, à faire épouser à son fils la fille du feu duc de Bouillon. Mais le roi de Navarre déjoua son calcul en donnant la main de l’héritière huguenote à l’un de ses compagnons d’armes, le vicomte de Turenne. Un hardi capitaine, cet ami du Béarnais. La nuit même de ses noces, se dérobant à la fête, il monte à cheval avec un petit corps de troupes, gagne la forteresse de Stenay, l’escalade, l’enlève, à la grande déconvenue de Charles III qui n’avait pu prévoir telle entreprise.

Cependant Henri III, qui détestait depuis longtemps les Lorrains, exaspéré par l’audace croissante des ligueurs, dissimulait à peine son intention de secouer le joug.De son côté, le Balafré victorieux levait le masque. Il s’était rendu à Nancy, et c’est de là qu’il envoya l’insolente sommation, à laquelle le roi répondit en lui interdisant de venir à Paris. Le chef des catholiques brava la défense, et entra dans la capitale au milieu des acclamations populaires. Il ne tint qu’à lui d’être roi à la suite de la journée des barricades et il eût suffi d’un signe de lui pour jeter bas le dernier des Valois.

Mais, au moment décisif, il manqua de résolution. Il laissa échapper Henri III qui, retrouvant quelque énergie dans la haine et la peur, l’attira aux États de Blois et le fit assassiner le 23 décembre 1588. Quelques jours après, mourait Catherine de Médicis. La maison de Lorraine eut lieu de la regretter. La mère des trois Valois ne se faisait aucune illusion sur la durée de sa race. Elle savait que le dernier de ses fils n’aurait pas d’enfants et que d’ailleurs ses jours étaient comptés. Or, la vieille reine, au milieu de toutes les prétentions qui s’agitaient et conspiraient autour d’elle, avait choisi son candidat, lequel était son petit-fils, Henri, fils de Charles de Lorraine et de Claude de France. La reine Louise de Vaudémont était naturellement gagnée d’avance à cette solution.

Henri III tomba sous le couteau de Jacques Clément le 1er août 1589. Henri de Navarre fut aussitôt salué roi de France par les protestants et une petite partie des royalistes catholiques. Mais la Ligue n’était pas morte et elle souleva les masses contre le roi huguenot.

Charles III songea alors sérieusement à faire valoir les droits de sa maison. Mais ayant reconnu qu’il avait des rivaux dans la branche cadette de sa famille, Mayenne et le fils du Balafré, il se refroidit à l’égard de la Ligue, se tint sur la réserve et se borna à défendre ses frontières, tout en laissant cependant son fils suivre la mauvaise fortune de Mayenne à Arques et à Ivry.

Lorsque le cardinal de Bourbon, qu’on avait proclamé roi sous le nom de Charles X, fut mort en 1590, et que la question de la succession au trône fut portée devant les États généraux de Paris, il posa sa candidature, mais n’agit que mollement. Son agent, Christophe de Bassompierre, remit à un certain nombre de membres des États, un mémoire rédigé par Thierry Alix, sire de Vroncourt, où étaient exposés les titres de la maison de Lorraine. Ce document reprenait l’argumentation des généalogistes qui avaient fait remonter les ducs de Lorraine, les uns à Clodion le Chevelu, les autres à Charlemagne.

Ce qu’il y avait de plus spécieux à dire, c’est que la descendance directe d’Hugues-Capet était éteinte, et que les Bourbons ne s’y reliaient que de fort loin, tandis que Charles III, à ne considérer que la parenté, avait pour bisaïeul René d’Anjou, de la branche des Valois. Et que, s’il était exclu lui-même comme trop éloigné déjà, son fils Henri, ayant eu pour mère Claude de France, fille de Henri II, la soeur des trois derniers rois, se trouvait incontestablement l’héritier du sang le plus rapproché d’Henri III. On ne pouvait évidemment opposer aux princes lorrains qu’une application stricte du droit monarchique, c’est-à-dire de la loi salique.

Si le principe supérieur de la souveraineté de la nation, que nous professons aujourd’hui, eût été reconnu au XVIe siècle, nul doute que la question n’aurait pas été tranchée par une sorte de fin de non-recevoir. Les États généraux, s’ils eussent été uniquement soucieux des intérêts du royaume, auraient sans doute recherché le candidat offrant les plus sérieux avantages au pays.

A ce point de vue, il n’aurait pas échappé à l’assemblée que l’avènement d’un roi lorrain assurerait à la France un agrandissement considérable, puisque, comme le disait le mémoire de Charles III, il devait avoir pour conséquence l’annexion à la couronne d’une magnifique province, peuplée d’une race militaire de premier ordre et heureusement rapprochée de cette limite du Rhin vers laquelle tendait notre politique nationale. On s’explique toutefois que les États généraux n’aient pas même examiné la candidature du duc de Lorraine. L’impérieuse et légitime préoccupation du moment était en effet de mettre un terme aux guerres civiles et d’opérer l’apaisement des esprits. Or, le Béarnais était seul en état, s’il rentrait par une abjuration dans l’Église de la majorité, d’apporter au pays, avec la paix publique, la solution désirable et définitive, c’est-à-dire la liberté des croyances et des cultes. La maison de Lorraine s’était trop engagée dans la Ligue pour offrir les mêmes garanties.

Charles III n’insista pas et reconnut le roi Bourbon. Seulement, à l’exemple de la plupart des chefs de la Ligue, il tâcha de tirer quelque avantage de la paix. Dès le 9 octobre 1595, il avait fait annoncer dans tous les bailliages que la pacification était accomplie.

En décembre, le traité de Folembray en fixa les conditions. Le roi cédait au duc de Lorraine, les villes de Stenay, Dun et Marsal et s’engageait à lui payer une somme de 900 000 écus. Henri IV était fort large, mais il réservait à son parlement de Paris un droit de revision. Le parlement vérifiant en 1601 (24 décembre) la convention de Folembray, réduisit à 250 000 écus les 900 000 si libéralement accordés par le roi. Le Duc n’avait plus d’autres ennemis que les bandes de gens sans aveu qui s’étaient formées après la guerre. Il se servit contre les vagabonds des milices bourgeoises et parvint à en purger les campagnes. En matière religieuse, il ne sut pas s’élever jusqu’aux conceptions libérales de Michel L’Hospital et d’Henri IV, et il continua à seconder par des mesures rigoureuses l’active propagande des Jésuites de Pont-à-Mousson contre les calvinistes et les luthériens.Cependant, par une contradiction qui ne laisse pas de surprendre, une seconde fois, il rechercha pour son fils Henri, marquis de Pont, la main d’une princesse protestante. Il est vrai qu’il s’agissait de la soeur d’Henri IV et qu’une telle alliance rapprochait la famille lorraine du trône, le Béarnais n’ayant pas encore rompu les liens de son premier mariage et restant sans héritier direct. La princesse avait six ans de plus que le jeune prince. Elle était très attachée à la Réforme et n’était point femme à dire que la Lorraine valait bien une messe.

Le roi accueillit favorablement la demande de Charles III. Lui aussi faisait ses calculs, et voyait dans ce mariage, des chances sérieuses d’une réunion de la Lorraine à la France.

Le projet réussit, mais il souleva de grandes difficultés avant et après. Comme Catherine et le marquis étaient parents à un degré prohibé, il fallait obtenir une dispense du pape. Clément VIII résista. Le roi et le Duc passèrent outre, et, au refus de tous les autres évêques, le roi força l’archevêque de Rouen, Charles de Bourbon, son frère naturel, à donner la bénédiction nuptiale. L’ardente huguenote arriva en Lorraine escortée de plusieurs ministres et, à la grande colère des catholiques, les fit prêcher publiquement dans une salle du château de la Malgrange qui lui avait été assigné, comme résidence (1599).

En apprenant ce qui s’était passé, le pape frappa le prince Henri d’excommunication. Le duc de Bar – il avait pris ce nouveau titre – était fort pieux comme son père et fut cruellement embarrassé. Ses conseillers lui suggérèrent d’ouvrir des conférences contradictoires auxquelles assisterait Catherine et qui ne pouvaient manquer de la décider à une conversion. Mais les colloques n’aboutirent à rien. Catherine resta inébranlable dans sa foi. Alors le prince se rendit incognito à Rome pour plaider personnellement sa cause près de Clément VIII, et en obtenir les dispenses nécessaires (17 avril 1600). Le pape lui fit un accueil bienveillant, et remit l’examen de l’affaire à une congrégation de cardinaux. Tout ce qu’il en obtint fut qu’il serait relevé de l’excommunication, s’il s’engageait à se séparer de Catherine.

Le duc de Bar promit, rentra en Lorraine et ne tint pas son engagement. Henri IV étant venu visiter sa ville de Metz en profita pour aller à Nancy et y chercher, de concert avec Charles III, une transaction. Les négociations se prolongèrent jusqu’à la fin de 1603. Le pape finit par céder, sous la seule condition que les deux souverains emploieraient toute leur influence sur l’esprit de Catherine pour l’amener à abjurer le protestantisme. Le bref ne fut expédié qu’en janvier 1604. Lorsqu’il arriva, Catherine de Bourbon avait cessé de vivre.

Le duc de Bar contracta deux ans après, un nouveau mariage. La reine Marie de Médicis lui fit épouser une de ses nièces, Marguerite de Gonzague.

Les Lorrains, qui aimaient à donner des surnoms à leurs ducs, décernèrent à Charles III le titre de Grand. Ils dépassèrent la mesure, ce semble. Toutefois, il ne nous déplaît pas de voir ainsi glorifier un prince qui ne fut ni un conquérant, ni un aventureux, mais un sage administrateur, donnant sans bruit ses soins au gouvernement, appliqué aux affaires, réformant les lois, économe des deniers publics, n’ayant de passion que pour les travaux utiles.

Il avait trouvé la législation dans un véritable désordre. Les coutumes variaient d’un pays à l’autre et, partant, restaient « obscures, ambiguës et équivoques ». Dès l’année 1571, il procéda à une enquête générale, fit rassembler les textes, confronta les usages, en coordonna les meilleurs éléments et dota la Lorraine d’un recueil qui fonda l’unité législative et assura une bonne administration de la justice. Ce travail ne fut terminé qu’au bout de vingt-cinq ans, en 1596.

Cependant, malgré la sympathie qu’inspire ce sage prince, il ne faut pas jeter un voile sur ses erreurs. Nous ne lui pardonnerons pas d’avoir laissé subsister dans sa législation un des restes les plus odieux de la barbarie, en autorisant les procès criminels pour fait de sorcellerie. Son procureur général Nicolas Rémy - le plus odieux personnage de l’histoire de Lorraine – se vante dans son livre de la Démonolâtrie d’avoir, en l’espace de quinze ans, fait brûler 900 sorciers. On l’a comparé à Torquemada.

Ce qui confond, c’est qu’il était un homme intelligent, instruit et de bonne foi. Il maximait gravement ses aberrations morales : « Je ne doute pas, dit-il dans son livre, que suivant toutes les lois, il ne faille après les avoir déchirés par toute sorte de tortures, les jeter au feu ». Il faisait placer les enfants des suppliciés autour des bûchers en flamme où, mis tout nus, ils étaient frappés de verges. « Ceux qui estiment, disait-il, que dans ce genre d’accusation il faut avoir pitié de l’âge, du sexe, de la simplicité ou de la séduction, sont des insensés et je les maudis ».

Nicolas Rémy n’est pas seul coupable. C’est le crime du temps plus encore que celui du magistrat. L’aveuglement était général. La peur des sorciers justifiait toutes les barbaries. Le tribunal des maitre-échevins et échevins de Nancy, qui formait une sorte de cour supérieure, et sans la sanction duquel aucune sentence de mort ne pouvait être exécutée, approuva et confirma tous les arrêts rendus contre les prétendus sorciers.

L’abbé Bexon, dans sa Notice des hommes illustres, dit de Nicolas Rémy : « Il serait difficile de trouver un monument tout à la fois plus horrible et plus honteux de cruauté et d’extravagance. C’est une tête perdue, frappée et remplie de visions monstrueuses et de tous les fantômes de la manie et de la peur ». Il ajoute : « Ce qui est incompréhensible, c’est que sous le grand, le sage Charles III, ces scènes d’horreur et de folie aient couvert toute la Lorraine ».

Charles III reste responsable pour une grande part, car il aurait pu les empêcher, nous trouvons beaucoup à louer. Il s’occupait avec une infatigable activité de tous les détails de l’administration. Chaque année, il visitait un tiers de ses États, écoutait les plaintes, s’enquérait des besoins, prescrivait les améliorations nécessaires.

Les travaux publics naturellement l’occupèrent beaucoup. Il continua les entreprises commencées avant lui, entre autres l’agrandissement du palais ducal. Mais son oeuvre principale, et le plus durable honneur de son règne, fut le doublement de la ville de Nancy.

La ville vieille était devenue insuffisante pour sa population de plus de 12 000 âmes. Le Duc, avec une rare résolution et une énergique persévérance, créa à ses côtés de toutes pièces une seconde ville qui, construite sur un plan nouveau, composée de larges rues se coupant à angle droit de façon à faciliter une active circulation, forma un ensemble vraiment digne d’une capitale. Il mit en état de défense les deux villes sœurs, en y élevant de formidables fortifications qui firent longtemps l’admiration des ingénieurs de l’Europe. Ces magnifiques travaux, commencés dès 1588, ne furent achevés que sous son fils, vers 1620.

Charles fut moins heureux dans un projet qui lui tenait fort à coeur. Pour s’épargner les difficultés qu’engendrait sans cesse la juridiction des trois évêchés, il demanda au pape l’érection d’un nouveau siège à Nancy. L’opposition de la France fit échouer sa demande. Comme compensation, le pape Clément VIII, par bulle de 1602, institua une collégiale dont le chef reçut le titre de Primat avec tous les honneurs épiscopaux, mais sans juridiction diocésaine.

Charles III fit jeter les fondements d’une église provisionnelle sur un terrain voisin de celui occupé aujourd’hui par la paroisse de Saint-Sébastien. Mais la primatiale définitive ne fut bâtie que cent ans après, en 1703, par Léopold, sur un autre emplacement. C’est la cathédrale actuelle.

Charles III mourut, on peut le dire, en pleine gloire et très justement populaire. On lui fit de magnifiques funérailles dont l’éclat fut attendri par les sincères regrets de la nation lorraine tout entière. C’était un dicton populaire dans toute l’Europe, que les trois plus belles cérémonies qu’on pût voir étaient : le couronnement d’un empereur à Francfort, le sacre d’un roi de France à Reims et l’enterrement d’un duc de Lorraine à Nancy.

Il laissa de son mariage avec Claude de France sept enfants, qu’il est utile d’énumérer ici pour la clarté des récits suivants : Henri II, son successeur – Charles, cardinal de Lorraine, qui fut légat du Saint- Siège, évêque de Metz et de Strasbourg, premier Primat de Nancy – François, comte de Vaudémont, qui fut le père de Charles IV – Christine, mariée en 1589 à Ferdinand-Gérard, grand-duc de Toscane – Antoinette, qui épousa Jean-Guillaume, duc de Juliers et de Clêves – Catherine, qui fut abbesse de Remiremont – Elisabeth qui épousa en 1594 Maximilien, duc de Bavière.


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Antoine le Bon (1508 – 1544) puis François Ier le sage (1544 – 1545)

Portrait d'Antoine le Bon

 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Antoine le Bon (1508 – 1544)

Nous sommes au XVIe siècle. Une ère nouvelle s’ouvre. De grands faits transforment le monde : l’invention de l’imprimerie, la découverte du nouveau monde, les guerres d’Italie, la Renaissance des arts et des lettres, la Réforme protestante, les luttes pour l’équilibre européen, l’écroulement du système féodal, changent la face de l’Europe. C’est l’histoire moderne qui commence.

En ce moment, la nationalité lorraine est définitivement constituée. Elle ne peut prétendre à jouer un des premiers rôles en Europe et n’est qu’un petit peuple entre les deux colosses qui se dressent à ses côtés. Mais elle a sa place dans le mouvement général, elle a su la prendre et la garder. Son histoire se mêle forcément à l’histoire générale, et son action propre reste assez indépendante pour que l’on puisse la dégager sans trop de peine.

Antoine, fils de René II, avait été élevé à la cour de France depuis l’âge de sept ou huit ans. Louis XII l’avait en grande affection et l’appelait « mon fils ».

Il lui avait fait faire ses premières armes dans une expédition en Italie contre les Génois (en 1506).

Le testament de René II avait institué régente la duchesse Philippe. Mais les États ayant objecté que le prince Antoine, ayant atteint sa vingtième année, était en âge de gouverner lui-même, la princesse qui n’aspirait qu’à se retirer du monde, renonça tout de suite au pouvoir.  Philippe de Gueldres était une sainte. Peut-être avait-elle quelque doute sur la légitimité de son mariage. Elle se retira dans le monastère des Clarisses à Pont-à-Mousson, y prit l’habit et ne voulut jamais remplir que les fonctions les plus humbles. Sur sa pierre tombale, dans l’église des Cordeliers de Nancy, elle est représentée morte, en sa robe de religieuse ; c’est le chef-d’oeuvre de Ligier Richier.

A peine installé dans son duché, le duc Antoine fut appelé de nouveau par Louis XII et prit une brillante part à la campagne et à la bataille d’Agnadel (mars à mai 1509). Il était accompagné par quarante gentilshommes lorrains parmi lesquels on remarquait les d’Haussonville, les du Châtelet, les de Beauvau, les de Savigny, les de Ludres, etc. Ils portaient les couleurs du prince, jaune, blanc et bleu, avec des croix de Lorraine sur les housses de leurs chevaux.

Il rentra en Lorraine en 1510. Il n’en sortit plus qu’en janvier 1515 pour aller au sacre de François Ier.

Au mois de juin suivant, il épousait à Amboise, au milieu de fêtes magnifiques données par le roi, Renée de Bourbon, soeur du connétable qui fut si tristement célèbre par sa trahison (26 juin 1515).

Peu après son mariage, il suivit le roi-chevalier qui allait faire la conquête du Milanais et il assista avec son frère Claude à la bataille de Marignan où les Suisses perdirent leur renom d’invincibles (7 septembre 1515).

Claude, le fondateur de la maison des Guises, faillit y succomber. Renversé de cheval, criblé de vingt-deux blessures, il fut sauvé par son écuyer qui se coucha sur lui, pour le préserver. On le trouva sous un monceau de morts. Un habile chirurgien le pansa et le guérit.

Le Duc vécut plusieurs années dans une familiarité fraternelle avec François Ier. Il allait souvent à sa cour. Le roi le visita aussi en Lorraine et voulut être le parrain de son premier-né à qui il donna son nom.

En 1519, Antoine et la duchesse assistèrent aux fêtes du Camp du drap d’or. L’amitié semble s’être un peu refroidie en 1521, à la suite de la trahison du connétable de Bourbon. Il ne suivit pas le roi dans cette fatale campagne de Pavie (24 février 1525) où François Ier « perdit tout fors l’honneur ».

Ce ne fut pas seulement le principe de la neutralité, adopté par Antoine pour éviter d’être écrasé entre le roi de France et l’empereur Charles-Quint, qui le retint alors en Lorraine. Il était préoccupé, à bon droit, des troubles que l’établissement de la Réforme avait fait naître en Allemagne et qui menaçaient de s’étendre dans ses États.

Martin Luther en prêchant « la liberté chrétienne » avait entendu rester dans les domaines de la conscience et se borner à la réforme des abus de l’Église. Mais il fut bientôt dépassé par des prédicants plus hardis qui ne craignirent pas de toucher aux bases mêmes de l’ordre politique. Les princes étaient les alliés de Luther et appliquaient ses doctrines à leur manière, en sécularisant à leur profit les riches domaines de l’Église.

La secte des Anabaptistes alla plus loin encore et, faisant appel à la masse des opprimés, souleva les paysans contre les abus séculaires de la féodalité. Plusieurs cercles de l’Allemagne, la Saxe, la Thuringe, la Franconie, la Souabe, furent désolés par les horreurs ordinaires des guerres sociales.

Les Rustauds (du latin rusticus) brûlèrent les châteaux, les églises, les monastères, massacrèrent les défenseurs du régime exécré. Luther s’éleva avec force contre leurs excès et engagea les princes à réunir toutes leurs forces pour étouffer dans le sang cette nouvelle jacquerie. Cent mille paysans furent exterminés.

Le mouvement insurrectionnel n’en continua pas moins sa marche. Les bandes mutilées se portèrent vers le Rhin, franchirent le fleuve et se répandirent en Alsace. De Bâle à Wissembourg, les paysans se levèrent. En peu de temps, trente mille hommes se trouvèrent réunis près de Sainte-Odile et jurèrent de ne déposer les armes qu’après avoir anéanti toutes les oppressions et tous les abus. Ils prirent pour chefs deux bourgeois Georges Ittel, de Rosheim, et Érasme Gerber, de Molsheim, qui organisèrent leurs forces.

Leurs revendications étaient en apparence modérées. C’étaient les douze articles libellés dans la Souabe que Luther n’avait pas désapprouvés. II résulte de l’examen des douze articles, que les paysans insurgés avaient en vue une révolution politique et sociale, bien plus qu’une révolution religieuse. S’ils demandaient la liberté de la prédication, le droit d’élire leurs pasteurs, la suppression de la dîme, ils demandaient surtout l’abolition du servage, la suppression des corvées, le retour à la commune des forêts et biens usurpés par les nobles et les riches, la liberté de la chasse et de la pêche, etc.

Mais les plus sages programmes servent de peu à des foules surexcitées, incapables d’admettre une mesure à leurs colères et à leur vengeance. Comme, en Allemagne, les douze articles pouvaient bien marquer le but à atteindre, mais la propagande était faite par les violents.

Un jardinier, improvisé prédicant, parcourut les campagnes en développant comme texte ce verset de saint Matthieu : « Toute plante que mon père céleste n’a pas plantée sera arrachée ». Et comme application, les Rustauds égorgeaient les prêtres, les moines, les nobles, les bourgeois riches et tous ceux qui refusaient de suivre l’insurrection. Les églises, les couvents, les châteaux qu’on pouvait forcer furent incendiés et dévastés. Les insurgés s’emparèrent de Saverne dont ils firent leur place d’armes, ils pillèrent plusieurs abbayes et entre autres celle de Marmoutier, dont ils dispersèrent la bibliothèque et le riche chartrier. Ils annonçaient hautement qu’ils envahiraient bientôt la Lorraine et iraient ensuite soulever les paysans de France. Déjà, ils pénétraient dans les terres de Salm, de Créange, de Sarrebourg, de Bitche.

En ce péril croissant de jour en jour, le duc Antoine déploya une grande activité pour arrêter la marche des insurgés. Il appela la noblesse de ses deux duchés. L’évêque de Verdun lui envoya quelques troupes et de l’argent. Les subsides de l’évêque et du chapitre de Toul lui permirent de soudoyer 2 000 hommes de pied et 400 chevaux. Puis il s’adressa à son frère, le comte Claude de Guise, qui commandait en Champagne pour le roi. La situation n’était guère favorable. François Ier était alors prisonnier à Madrid. Les Impériaux menaçaient la frontière. La régence eût été imprudente à rien distraire de ses forces. Claude ne consulta point Paris, de peur d’un refus et se hâta de passer en Lorraine avec tout ce qu’il put réunir de soldats français et de mercenaires allemands, italiens, jusqu’à des cavaliers albanais, en tout six à huit mille hommes.

L’invasion s’avançait et s’étendait. Les Rustauds, descendant par les vallées de Schirmeck et de Celle, avaient tenté de surprendre Saint-Dié. La bonne contenance des bourgeois les fit reculer, mais ils promirent de revenir.

En attendant les Français, Antoine se porta vers la frontière avec les troupes dont il pouvait déjà disposer. Les Rustauds, qui s’étaient fortifiés dans l’abbaye de Herbitzheim, au milieu des bois, un peu au nord de Sarralbe, en apprenant l’arrivée à Dieuze des troupes ducales, se replièrent précipitamment vers l’Alsace.

Antoine avait alors quinze à seize mille hommes. Il s’avança vers Sarrebourg qui lui appartenait. Là, on délibéra. Les plus prudents étaient d’avis de se borner à garder les défilés des Vosges et de laisser les rassemblements se fondre d’eux-mêmes. Mais Antoine et Claude, qui l’avait rejoint, estimèrent avec raison que la défensive serait ruineuse pour leur armée et décidèrent de marcher sur Saverne. Déjà du reste, Nicolas de Ludres et Jacques d’Haraucourt, lancés en avant, étaient à Hoh-Barr.

Comme les chemins avaient été rompus ou embarrassés de troncs d’arbres, on fut obligé de se frayer une voie à travers la forêt. On rencontra un paysan porteur d’une lettre signée par le chef des Rustauds, Érasme Gerber, qui proposait un armistice. Antoine fit mettre le messager dans la prison de Sarrebourg et continua sa marche.

Un corps d’insurgés campait devant Saverne. Le comte de Guise ordonna de charger. Mais une résistance inattendue déconcerta la cavalerie. Le combat se prolongea jusqu’à ce qu’on ait amené quelques pièces de canon. Les insurgés fuirent alors vers les portes de la ville, s’y entassèrent et y furent étouffés en grand nombre.

Le Duc, suivant l’usage du temps, envoya son héraut d’armes, qui était alors Pierre Gringoire (ou Gringore), sommer les Rustauds de sortir pour le combat ou d’ouvrir les portes de la ville. Mais le poète fut accueilli par une décharge d’arquebuses qui tua son trompette et il n’échappa lui-même que par une retraite précipitée.

Le 16 mai 1625, un bénédictin vint annoncer qu’un corps de six mille paysans, campés au village de Lupstein, à deux lieues et demie à l’est de Saverne, attendait la nuit pour rejoindro l’armée de Gorber. Le comte de Guise et Vaudémont, le troisième frère du Duc, s’avancèrent aussitôt avec une partie des mercenaires et quelques pièces d’artillerie, et atteignirent bientôt le campement. Les Rustauds surpris se retranchèrent à la hâte derrière les rangées de leurs chariots, et disposèrent des madriers percés de trous, pour tirer sans être vus. Mais l’artillerie dispersa ces fragiles fortifications et les paysans furent bientôt refoulés en désordre dans le village. Ils se défendirent avec acharnement dans les rues barricadées, puis dans l’église et les maisons. L’incendie gagna de proche en proche. Les paysans ne demandèrent point quartier, ils furent tous ou massacrés ou étouffés dans les flammes. On évalua à six mille, le nombre des morts.

Les Rustauds de Saverne, découragés par cette tuerie, demandèrent aussitôt à capituler. Le duc Antoine exigea qu’ils se rendissent à discrétion, mais il promit que les simples soldats, s’ils rentraient isolément chez eux, ne seraiont pas recherchés. Le 17 mai, au matin, les insurgés sortirent et commencèrent à défiler désarmés devant les Lorrains pour retourner dans leurs villages. Tout à coup un lansquenet s’étant pris de querelle avec un Rustaud, on échangea des coups, une mêlée s’ensuivit, un homme cria : « Frappe dessus, il est permis ! ». Les insurgés reculèrent vers la ville pour y reprendre leurs armes ; les lansquenets et bientôt les autres troupes suivirent pêle-mêle.

Un violent combat s’engagea. On dit que dix-huit mille Rustauds furent égorgés. Des bourgeois, des femmes, des enfants furent victimes de cette effroyable boucherie. Les mercenaires pillèrent la plupart des maisons. On assure que le duc Antoine, Claude de Guise et les principaux chefs lorrains s’efforcèrent, mais en vain, d’arrêter le carnage.

Le chef Gorber qui se qualifiait capitaine-général de la Clère bande, fut pris dans le château et condamné à être pendu. Les Strasbourgeois qui prirent l’autre chef, Ittel, furent plus rigoureux encore. Ils le soumirent à la torture, puis le firent écarteler.

L’armée lorraine quitta Saverne le 18 mai. Malgré les massacres, la campagne était sillonnée encore par de nombreux partis. On passa à Marmoutier, à Molsheim, qui redoutant la brutalité indisciplinée des mercenaires, paya une grosse somme pour être dispensé de les loger, et on arriva le 20 mai au village de Scherweiller, à une petite distance de Schlestadt. Il y avait là plus de vingt mille Rustauds retranchés dans les maisons.

Malgré l’heure avancée (six heures) et les fatigues d’une chaude journée de marche, on résolut d’attaquer immédiatement. Un jeune gontilhomme, Jean de Ludres, neveu du comte, fut chargé d’enlever le village. Les volontaires lorrains soutenus par des condottieri italiens s’élancèrent comme à l’assaut et emportèrent la position.

Le terrain déblayé, tous les corps se rangèrent en bon ordre pour l’action générale. Les paysans se battirent avec la sombre résolution du désespoir. Ils arrêtèrent longtemps les mercenaires d’Antoine. Les lansquenets plièrent même et on fut obligé de leur envoyer des renforts. Heureusement pour les assaillants, l’artillerie des insurgés, mal dirigée, ne leur fut d’aucun secours. L’artillerie d’Antoine, au contraire, bien servie et placée sur une hauteur, fit de grands ravages. L’enceinte de chariots fut ouverte, l’infanterie lorraine passa. Mais le comte de Vaudémont qui la conduisait, fut si rudement accueilli et entouré d’une telle multitude, qu’il plia un instant, perdit son casque et un de ses gantelets. On le dégagea et les Rustauds, voyant s’avancer des troupes fraîches, jugèrent la bataille perdue et cherchèrent un refuge dans les bois. La nuit était venue. La cavalerie poursuivit les vaincus et en égorgea sans pitié une grande quantité. On a dit qu’il y eut douze mille morts.

La victoire était décisive et l’extermination à peu près complète. Mais comme on parlait de nouvelles bandes qui s’approchaient, Antoine resta à cheval toute la nuit avec la gendarmerie. On ne vit plus d’ennemis.

La campagne était achevée. Elle n’avait duré qu’une vingtaine de jours. Dès le lendemain matin, le Duc ordonna de reprendre le chemin de la Lorraine. Il avait hâte de licencier les mercenaires de son armée qui, venus d’un peu partout, Allemands, Italiens, Français, Albanais, coûtaient beaucoup d’argent et commettaient de grands excès. Le comte de Guise n’était pas moins pressé de rentrer en France où la régence lui reprocha d’être parti sans ordre et d’avoir risqué une des dernières armées du roi.

A Nancy, on fit au Duc, à ses frères, aux seigneurs qui l’avaient accompagné une réception enthousiaste. Les villes, les abbayes, les chapitres, se félicitant d’avoir échappé à une « seconde invasion des Barbares », envoyèrent de magnifiques présents en témoignage de leur reconnaissance.

Tous les historiens ne se sont pas associés à ces manifestations. Quelques-uns ont reproché à Antoine, les barbaries commises par ses soldats et même une violation de la capitulation des Rustauds à Saverne.

Ces reproches ne paraissent pas fondés. L’armée n’était pas purement ducale, mais composée d’éléments hétérogènes et indisciplinés, soldats d’aventure qui se battaient fort bien pour leur paie, mais qu’il était impossible de maintenir dans l’ordre comme une troupe régulière. Quant à la capitulation de Saverne, elle fut rompue à la suite d’une rixe qui s’étendit soudainement à toute l’armée. Il ne serait peut-être pas justo d’en faire remonter la responsabilité au duc Antoine et à Claude de Guise. Toutefois, on les excusera difficilement de n’avoir pas prévu la collision et de n’avoir rien lait pour la prévenir. Un autre point très discutable, c’est la confusion qu’on fait des Rustauds avec les Luthériens.

Luther lui-même s’était déclaré publiquement et hautement contre les insurgés. Beaucoup de paysans restés catholiques, et entre autres ceux du Sundgau, avaient été entraînés dans l’insurrection par la partie politique du programme. Il est vrai qu’en dépit du réformateur, le cri de guerre était : vive Luther !, mais en réalité, cette affreuse guerre des Rustauds fut une Jacquerie sociale. Toutefois ce fut contre la propagande du luthéranisme que furent dirigées les rigueurs de la répression. Les progrès de la Réforme en furent arrêtés définitivement. La Lorraine resta en presque totalité catholique. Ce n’est qu’à Metz que le célèbre prédicant Guillaume Farel réussit à gagner d’assez nombreux adhérents.

La seconde partie du règne d’Antoine s’écoula dans une heureuse paix contrastant avec les incessantes luttes qui ensanglantaient l’Allemagne et la France. Le Duc s’appliqua à rester neutre entre Charles-Quint et François Ier, assez honoré de l’un et de l’autre pour, être accepté parfois comme un sage arbitre.

Il vit Charles-Quint à Paris, lorsqu’il traversa la France pour aller châtier la révolte des Gantois. Il s’efforça de l’amener à reconnaître ses droits sur le duché de Gueldres qu’il revendiquait du chef de sa mère. Il ne gagna rien que de vagues promesses, mais l’empereur forma cependant des liens d’amitié avec lui, obtint la main de sa fille Aune pour son favori René de Châlon, prince d’Orange, et fit épouser sa propre nièce Christine, fille de Christian II, roi de Danemark, au fils aîné d’Antoine, François (1541).

Un fait très important qui se rattache à ces bons rapports du Duc avec Charles-Quint, ce fut le traité de Nuremberg, 26 août 1542, par lequel les duchés de Bar et de Lorraine, conformément à la déclaration de René II à la diète de Worms, furent affranchis de toute vassalité vis-à-vis de l’empire germanique.

Cette convention, négociée par Ferdinand, roi des Romains, fut ratifiée par l’empereur lui-même le 28 juillet 1543. Peut-être était-ce dans sa penséo une compensation au refus qu’il maintenait dans l’affaire du duché de Gueldres.

Antoine employa ses dernières forces dans des tentatives inutiles pour la réconciliation de Charles-Quint avec François Ier. Mais de cruelles infirmités l’empêchèrent de les mener à bien. Il s’en alla mourir à Bar-le-Duc, sa seconde capitale, pour laquelle il avait une prédilection marquée (11 juin 1544).

Il s’était beaucoup occupé d’administration. Il acheva les constructions commencées par son père. Il est un des ducs qui ont le plus fait pour développer ces sentiments d’affection et de dévouement que les Lorrains professèrent si fidèlement pour les descendants de Gérard d’Alsace. On l’appelait le Bon Duc. La bonté était d’ailleurs la vertu et le charme traditionnels des princes lorrains.

François Ier le Sage (1644-1645)

Nous nous bornons à mentionner le duc François Ier. Il n’eut point le temps de réaliser les espérances qu’il avait fait naître. Il ne régna que 363 jours.

René II le victoreux (1473-1508) après la bataille de Nancy

 

 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Dans l’écroulement de la monarchie bourguignonne qui avait menacé tout le monde, la Lorraine était certes bien fondée à réclamer une part des dépouilles. René II songea à s’approprier le Luxembourg, la Franche-Comté et peut-être le duché de Bourgogne. S’il y ajoutait plus tard, la province de Trêves pour toucher au Rhin, il pourrait, en s’appuyant sur ses amis de l’Alsace et des Ligues suisses, faire de la nation lorraine un État solide servant de barrière et peut-être d’arbitre entre la France et l’Allemagne. C’était reprendre le rêve du Téméraire. Mais pour le réaliser, il devait compter avec Louis XI.

René essaya de gagner son terrible voisin. Il eut la faiblesse de lui livrer son prisonnier le grand bâtard de Bourgogne, oncle de la princesse Marie. Mais le roi n’en fut pas plus disposé à favoriser l’ambition du jeune duc. Il avait déjà envahi la Picardie et l’Artois. Il invita les Lorrains à évacuer le duché de Bourgogne et la Franche-Comté et s’en saisit lui-même, le duché étant un apanage qui, en droit, faisait retour à la couronne, et le comté devant rester sous sa garde comme partie de l’héritage de sa pupille et filleule.

René resta seulement libre du côté du Luxembourg. Mais bientôt Marie de Bourgogne voulant échapper aux intrigues et aux violences de son prétendu protecteur donna sa main à Maximilien, fils de l’empereur Frédéric III. René fut obligé de s’arrêter aussi de ce côté-là et de se contenter d’obtenir Damviller et trois autres places qui fortifièrent sa frontière du Nord. C’est tout ce qui lui resta de l’héritage de Charles le Téméraire.

Le Duc ne fut guère plus heureux pour l’héritage de son aïeul. Cette riche succession comprenait le duché d’Anjou, le duché de Bar, le comté de Provence et des droits sur le royaume de Naples. René II se flattait de la recueillir tout entière. Mais ici encore, il rencontrait la redoutable compétition du roi.

Comme un chasseur à l’affût, depuis plusieurs années, Louis XI guettait sa proie.

Le bon roi de Sicile avait perdu avec l’âge toute son énergie. Réfugié en Provence, depuis 1471, avec sa seconde femme, l’aimable et bienfaisante Jeanne de Laval, il oubliait dans le radotage de ses pastorales, les réalités de la vie.

Cependant en 1474, il avait semblé se réveiller et avait essayé de pourvoir par un testament aux intérêts de sa famille : il avait disposé du Barrois en faveur de son petit-fils René II et légué l’Anjou et la Provence à son neveu Charles du Maine.

Louis XI, furieux de cette hardiesse, avait fait immédiatement saisir l’Anjou et le Barrois mouvant. Le bon René, piqué au jeu avait prêté l’oreille aux propositions de Charles de Bourgogne qui convoitait la Provence. Le roi aussitôt de dénoncer son oncle comme traître aux droits de la couronne. Il l’appela à Lyon où il était venu pour jouir de plus près, de la chute du Téméraire.

D’autre part, il acheta à Marguerite d’Anjou, dont il avait payé la rançon au traité de Pecquigny, ses droits éventuels sur le duché de Bar. Le pauvre René, terrifié par l’âpre volonté du roi, avait modifié plusieurs fois ses dernières volontés et il fut enfin convenu que sa fille Yolande, mère de René II, aurait le duché de Bar sous la réserve que la prévôté de Bar en serait détachée pour être remise en fermage au roi. Charles du Maine recevrait l’Anjou et la Provence qui, après sa mort prévue pour un délai prochain, seraient acquis à la couronne.

Le roi de Sicile mourut le 10 juillet 1480. Le testament fut exécuté : Charles du Maine occupa la Provence et y fut protégé par Louis XI contre les tentatives du duc de Lorraine. Le 10 décembre 1481, Charles du Maine mourut à son tour après avoir, par testament, légué sa succession à Louis XI. Le duc René II fut enfin débarrassé de son implacable adversaire le 30 août 1483.

René II respira désormais. Le nouveau roi de France Charles VIII était un enfant de treize ans. Mais le véritable successeur politique de Louis XI fut sa fille, Anne de Beaujeu, chargée de la régence. Elle s’appliqua à continuer son père. La situation était très difficile. Les débris de la féodalité si durement matée par le suzerain essayaient de se relever, de se rejoindre et de reprendre le pouvoir.

Le duc d’Orléans, époux de Jeanne de France, autre fille du roi, prétendait à la régence. Anne de Beaujeu, pour rompre la coalition, chercha des alliés autour d’elle. Elle gagna le duc de Lorraine, en restituant immédiatement le duché de Bar à la duchesse Yolande sa mère. Cette princesse étant morte en 1484, les deux duchés furent de nouveau réunis pour ne plus se séparer jamais. Toutefois, on se garda bien de transporter à Bar les institutions et les usages de la Lorraine. L’union fut seulement personnelle.

Cependant Anne de Beaujeu, « femme fine et déliée s’il en fut oncques », dit Commines, eut fort à faire pour retenir dans son parti le duc de Lorraine. René réclamait, outre le Barrois, tout l’héritage de son aïeul, c’est-à-dire le duché d’Anjou et la Provence. Les États généraux ayant été réunis en 1484, il y présenta l’exposé de ses droits. La régente, évitant de le heurter, tâcha de gagner du temps et fit décider qu’une commission serait chargée d’étudier la question dans un délai de quatre ans. Les quatre ans écoulés, Anne ayant décidément pris le dessus fit publier la décision des commissaires. Ils se prononcèrent contre le Duc.

René se crut joué et se rapprocha des mécontents. Mais il revint bien vite à la régente et se trouva dans son camp à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier (28 juillet 1488) qui consomma la défaite des féodaux. Il reconnut enfin qu’il n’y avait rien à tenter du côté de l’Anjou et du Maine qui, étant des apanages, faisaient régulièrement retour à la couronne, ni en Provence où les États avaient décidé par une sorte de vote national l’annexion au royaume de France.

De ses visées ambitieuses, il ne lui restait plus que le royaume de Sicile à conquérir. Il était encouragé par Anne de Beaujeu. Les nobles italiens l’appelaient. Mais il n’était pas en état de préparer assez rapidement une expédition si importante. Il perdit plusieurs années. Lorsqu’il fut prêt, la situation avait changé. Le roi Ferdinand avait écrasé les seigneurs rebelles. Il serait parti cependant, si le jeune Charles VIII qui atteignait l’âge de gouverner en personne ne lui avait tout à coup signifié qu’il se réservait de faire campagne lui-même comme seul héritier de la maison d’Anjou (1488).

René II avait alors trente-sept ans. Mûri par l’âge et par de dures expériences, il renonça à ses illusions et détourna les yeux de cette Italie, la fascinatrice de sa race. Il fut assez sage pour ne plus donner ses soins qu’à une politique vraiment lorraine. Au lieu de gaspiller son génie et ses ressources dans des entreprises irréalisables, il se proposa de poursuivre l’oeuvre de ses prédécesseurs les plus intelligents, de fortifier dans son pays l’unité et la cohésion qui en faisaient désormais une véritable nation capable de défendre son indépendance.

Peut-être faut-il faire honneur de cette sagesse, au moins en partie, à l’influence de sa seconde femme, Philippe de Gueldres. Il avait épousé en premières noces Jeanne d’Harcourt de Tancarville. Ce mariage étant resté stérile pendant quatorze ans, René, à l’instigation de son amie Anne de Beaujeu, en poursuivit et en obtint l’annulation devant l’officialité de Toul.

Le Pape approuva la sentence. Il épousa alors Philippe de Gueldres, nièce du sire de Beaujeu, l’une des plus belles, des plus intelligentes et des plus vertueuses femmes de son temps. De cette union naquit une brillante lignée de princes.

La cause principale de la faiblesse de la Lorraine, c’était évidemment la constitution séparée et indépendante des trois évêchés, Metz, Toul et Verdun. Les trois évêques étaient politiquement trois souverains relevant de l’empire et religieusement les trois chefs de l’Église dans les duchés.

Les ducs, à plusieurs reprises, avaient essayé de mettre la main sur les sièges épiscopaux et sur les domaines qui en relevaient. Ils avaient réussi plus d’une fois à s’emparer du droit de garde ou de protectorat et avaient réussi à faire élire comme évêques des princes de leur famille. Mais ce n’étaient là que des demi-succès parce que les bourgeois, depuis longtemps affranchis, s’étaient formés en véritables républiques, très jalouses de leur indépendance et sachant se défendre.

René II s’attaqua d’abord à Metz, la plus puissante et la plus riche des trois communes. En 1484, il parvint à faire élire évêque son oncle Henri de Vaudémont qui lui était tout dévoué. Mais lorsqu’il voulut parler en maître, la cité républicaine se leva tout entière et quatre années d’une guerre impitoyable ne suffirent pas pour la dompter (1490-1493).

Le duc y gagna du moins les villes du domaine épiscopal, Sarrebourg et Épinal, et plus tard le comté de Blâmont et la seigneurie de Deneuvre. En 1500, Henri de Vaudémont accepta comme coadjuteur, Jean, fils de René II. Cet enfant avait deux ans et devint évêque en 1505 par la mort de son grand-oncle.

A Toul, il s’empara aussi du siège en faisant élire, un de ses parents, Olry de Blâmont. A Verdun, ce fut la même chose. En 1508, par l’entremise du roi de France Louis XII, il fit élire un autre de ses fils, Louis, âgé de neuf ans.

Il n’avait pas achevé la conquête des trois évêchés, mais en profitant d’un des plus condamnables abus de l’Église dont, à quelque vingt ans de Luther, personne ne se faisait encore scrupule, il en avait préparé la conquête à ses successeurs.

Il fut heureux pour la Lorraine que René II eût échoué à s’emparer de la succession de la maison d’Anjou. Il aurait fait sans doute comme son grand-père et aurait passé sa vie, loin de la Meuse et de la Moselle, dans les régions plus douces du duché d’Anjou ou du comté de Provence et aurait couru les aventures en Italie. Les déceptions ne furent cruelles que pour le Duc. Les Lorrains y gagnèrent de garder leur souverain au milieu d’eux, et lui furent reconnaissants de le voir chercher dans les travaux du gouvernement une noble compensation à l’amertume de ses regrets.

Il resta jusqu’au bout un brillant chevalier, mais il devint aussi un sage et actif administrateur. Il parvint en quelques années à réparer les maux de la guerre. Il purgea le pays des aventuriers laissés sur les routes par le passage des Bourguignons et des mercenaires. Il rendit la sécurité à l’agriculture et au commerce. Il releva les villages incendiés. Il rebâtit les forteresses démantelées ou tombées en ruines.

Il témoigna surtout sa reconnaissance à sa vaillante Nancy, dont il fit une vraie capitale. Il reconstruisit les murailles abattues sous le feu des Bourguignons. Il fortifia par de solides travaux les deux portes de Saint-Nicolas et de la Craffe. Il pava entièrement la ville cent cinquante ans avant que Louis XIV ne pavât Paris. Il rebâtit le palais ducal et éleva à ses côtés le couvent et l’église des Cordeliers où devaient reposer les cendres des souverains. C’est à lui qu’on doit le pont qui joint Nancy à Malzéville. Enfin il décora la place de Saint-Epvre d’une belle fontaine sur laquelle on voit aujourd’hui sa statue.

On regrette de ne pouvoir déterminer, faute de documents, la mesure dans laquelle le pays participait au gouvernement. Il paraît que la bourgeoisie commença à siéger aux États généraux, mais la Chevalerie seule y élevait encore la voix. Cette assemblée vota fréquemment des aides nécessaires au Duc pour ses travaux réparateurs, ses projets d’expédition et ses libéralités. Elle faisait entendre au prince un langage singulièrement hardi et ne lui épargnait pas au besoin d’irrespectueuses et hargneuses remontrances. On en a un exemple célèbre dans un document daté de 1481, dont les seigneurs auraient davantage mesuré les termes, s’ils s’étaient souvenus que plusieurs d’entre eux avaient été peu fidèles en 1476 et qu’ils s’adressaient au libérateur de la patrie.

Son habile administration acheva ce qu’avait commencé la victoire. La Lorraine compta désormais non seulement comme une petite nation, mais comme un État indépendant.

En 1495, Maximilien, qui deux ans auparavant avait remplacé son père l’empereur Frédéric III, voulant mettre fin aux guerres privées et à l’anarchie, convoqua la diète de Worms et fonda le tribunal supérieur qu’on nomma la Chambre impériale. Il avait convoqué tous ses feudataires, et exigea qu’ils lui prêtassent serment pour les fiefs qu’ils détenaient.

René II qui avait le juste sentiment de sa dignité, déclara que le duché de Lorraine ne relevait de personne et qu’il ne prêterait serment que pour les fiefs secondaires récemment rattachés à ses domaines. L’empereur, frappé de cette fière attitude, n’osa pas insister.

La prévoyance du sage duc s’étendit à l’avenir. En 1506, il régla dans un testament la situation de ses enfants. Il désigna l’aîné, Antoine, comme son successeur dans ses deux duchés de Lorraine et de Bar, en défendant de jamais séparer les deux cou- ronnes et en interdisant aussi d’en détacher sous forme d’apanages, le comté de Vaudémont et le marquisat de Pont-à-Mousson. Il attribua à Claude, son second fils, les domaines qu’il possédait en Normandie, en Picardie, dans les Flandres et dans le Hainaut, et il eut soin de le faire naturaliser Français. Ce fut la tige de la grande maison de Guise. Les autres fils avaient déjà leurs positions faites dans l’Église.

On prétendit plus tard que René II, par une clause spéciale de ce testament, avait établi la loi salique en Lorraine pour sauvegarder plus sûrement l’unité et l’indépendance des duchés. Ce document n’a jamais été vu par personne. Il a été probablement fabriqué par Charles IV. Nous y reviendrons.

Dans les dernières années de sa vie, René vécut presque constamment dans le Barrois, au château de Louppy. Il s’y livrait au plaisir de la chasse aux loups. « Chaque fois que je tue un loup, disait-il, je sauve la vie à dix paysans ». Il abusa de sa force, tomba malade et alla mourir au château de Fains (10 octobre 1508).

Ses contemporains le surnommèrent le Magnanime. 

René II le victorieux (1473-1508) et la bataille de Nancy

 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Un jour, René II vit paraître un certain Varin Doron, sergent pour la prévôté d’Arches : « Hé ! Duc, vous êtes bien endormi. Si vous voulez, je vous ferai seigneur de Bruyères et de tout à l’entour ! ». René lui donna un capitaine allemand avec 150 mercenaires.

Le lendemain, ils surprirent les Bourguignons pendant la messe et s’emparèrent du château. Ce fut le commencement de l’insurrection. Les populations se levèrent de tous côtés. Les habitants de Saint-Dié, d’Arches, de Remiremont chassèrent les troupes bourguignonnes. Une petite armée fut bientôt formée. Les Lorrains acccoururent pour s’y joindre. Les nobles qui avaient reconnu le duc Charles, reprirent les couleurs de René. Strasbourg envoya six cents soldats et de l’artillerie. Les comtes de Bitche, de Salm, de Réchicourt s’entendirent avec le bâtard de Vaudémont. On marcha sur Nancy.

Des messagers portaient les nouvelles à René. Il vint hâter le mouvement. Sa présence seule suffit pour amener la reddition d’Épinal. Alors, il s’avança jusque sous les murs de Nancy, s’établit dans la commanderie Saint-Jean et prit ses dispositions pour le siège. Peu à peu, son armée grossit jusqu’à 20 000 hommes. Les populations se prononçaient de plus en plus avec enthousiasme. Pour la première fois, la Lorraine eut tout à fait conscience de sa nationalité.

Cependant, de Bièvres se défendait, repoussait toutes les attaques et son artillerie bien servie répondait avec succès à celle de René. Mais la famine ne tarda pas à se faire sentir. Les auxiliaires anglais et les mercenaires ameutés menacèrent de livrer la ville. Bièvres débordé, se décida à capituler. Le 7 octobre, au matin, la garnison défila, protégée par le Duc en personne contre la brutalité et la rapacité des Allemands de son camp. Le gouverneur et ses officiers sortirent les derniers par la porte de la Craffe.

A la vue du noble chevalier, trahi par la fortune, René descendit de cheval, mit la main au chapeau et s’inclina : « Monsieur mon oncle (il était allié à la maison de Lorraine), lui dit-il, humblement vous remercie de ce qu’avez si courtoisement ma duchié gouvernée ». Bièvres en effet avait administré avec douceur et sagesse. Il répondit : « Monsieur, de cette guerre ne me sachez pas mauvais gré et me pardonnez, car j’eusse aimé mieux que monseigneur de Bourgogne ne l’eût jamais commencée ».

Au moment où l’armée lorraine entrait à Nancy, la nouvelle vint que Charles avait pénétré dans le duché du côté de Neufchâteau. Il s’avançait à marche forcée pour secourir son lieutenant. Il apprit à Toul qu’il arrivait trop tard.

Malheureusement, René n’avait déjà plus d’armée. Ses mercenaires, n’étant pas payés, ne voulaient plus se battre. Il reprit avec eux le chemin de l’Alsace. Mais avant de partir, il mit quelques vivres dans Nancy et les habitants lui promirent qu’ils tiendraient pendant deux mois pour lui donner le temps de réunir et d’amener une armée de secours.

Charles, de son côté, ayant reçu des renforts, investit Nancy avec une vingtaine de milliers hommes le 22 octobre. Les opérations furent poussées vigoureusement. On espérait prendre la ville avant le retour de René. L’artillerie battait sans relâche les murailles et en abattait de larges pans. Les vivres étaient assez abondants tout d’abord dans le camp bourguignon parce que l’évêque de Metz, toujours ami de Charles, y pourvoyait. Les habitants de la campagne, au contraire, n’en fournissaient que lorsqu’ils y étaient forcés.

Les capitaines qui commandaient à Rosières, à Epinal, à Gondreville, etc., harcelaient les Bourguignons, enlevaient des détachements, les resserraient peu à peu dans leurs lignes. L’hiver était très rigoureux, les approvisionnements devinrent plus difficiles, l’armée était décimée par le froid, les maladies, les désertions.

René revenu à Strasbourg trouva les Alsaciens bien disposés, mais comme ils ne pouvaient rien sans les Suisses, il alla les voir dans leurs cantons. Sa belle conduite à Morat l’avait rendu populaire. Sur ces rudes montagnards, sa beauté chevaleresque, ses manières accortes, son caractère hardi et persévérant, sa familiarité sans bassesse, exerçaient un grand prestige. Il flattait adroitement leurs habitudes, leurs préjugés, leurs goûts. Il partageait leurs jeux guerriers, leurs exercices, leurs chasses. Il était vraiment le « chevalier bleu » que Walter Scott a peint dans un de ses romans.

Mais les chefs hésitaient cependant. A Berne, où on le voyait suivi partout d’un ours apprivoisé, on ne l’encouragea que de bonnes paroles. A Zurich on fut plus affirmatif. Mais quoi ! Les Suisses qui étaient à la veille de commencer leur métier de soldats mercenaires, n’entendaient pas faire du sentiment et se donner pour rien. René était pauvre et n’ayant pas d’argent ne pouvait avoir les Suisses.

On lui vint en aide en Alsace. Louis XI lui avança quarante mille livres. Il réussit à emprunter. Lorsqu’il annonça qu’il payerait une solde de quatre florins par mois, les soldats s’enrôlèrent en foule. Le départ fut fixé à la Noël.

René tenta d’avertir les habitants de Nancy. Un gentilhomme, nommé Suffren de Baschi, qui était son maître d’hôtel, passa à travers les lignes bourguignonnes. Malheureusement, il fut pris au moment où il franchissait une tranchée.

Traîné devant le duc de Bourgogne, il fut condamné par lui à être pendu. Malgré les remontrances et les prières des principaux chefs, la sentence fut immédiatement exécutée. Les Lorrains, profondément irrités, exercèrent de cruelles représailles et 120 Bourguignons prisonniers furent pendus, avec un écriteau sur la tête portant qu’ils mouraient en expiation de la cruauté du Duc. Ce sont les moeurs du temps.

Cependant les Nancéiens souffraient cruellement de la famine. Après avoir mangé les chevaux, ils en étaient aux chiens, aux chats, aux rats. Ils envoyaient des messagers pour presser le Duc. Quelques-uns étaient pris avant d’arriver, d’autres ne réussissaient pas à rentrer. Les milices, quoique privées d’informations tenaient toujours ferme, leur défense était vraiment héroïque. Malgré les larges brèches faites par le canon, Charles était repoussé dans les assauts qu’il multipliait en vain. Certes, il fallait des coeurs de patriotes pour ne pas céder au désespoir dans une aussi affreuse détresse.

Enfin un compagnon drapier, nommé Thierry, parvint à franchir les lignes et se rendit en cinq jours auprès de René. Le Duc lui montra les Suisses et les Allemands déjà rassemblés, prêts à se mettre en route. Thierry revint en toute hâte, trompa les Bourguignons grâce à un déguisement, rentra dans Nancy et annonça la bonne nouvelle. La vaillante population exaltée par l’espérance, jura de périr tout entière plutôt que de livrer la ville à l’ennemi.

Le rassemblement s’était fait à Bâle. René put enfin donner le signal du départ. Il marchait lui-même à la tête des bandes, la hallebarde sur l’épaule comme un soldat suisse. En même temps, ses messagers allaient dans toutes les directions répandre avis de sa marche, et assigner à tous les fidèles Lorrains, le rendez-vous général pour le 4 janvier à Saint-Nicolas-de-Port.

L’armée de secours comptait environ 15 000 hommes dont 8 000 Suisses. Le reste, mercenaires allemands, alliés alsaciens, se grossissait tout le long du chemin de volontaires lorrains. Beaucoup de Français venaient aussi. Le roi, qui évitait de se déclarer ouvertement, ayant licencié plusieurs compagnies, faisait, par-dessous main, pousser les soldats à se rendre en partisans dans la Lorraine.

Au jour dit, dans l’après-midi du 4 janvier, les alliés qui avaient suivi la vallée de la Meurthe atteignirent Saint-Nicolas. La ville était encore pleine de Bourguignons. Ils furent impitoyablement massacrés. Le soir venu, René fit allumer un fanal sur le clocher de la ville, pour annoncer son arrivée aux Nancéiens.

On devine dans quel sentiment se trouvait l’armée bourguignonne. Le froid, la famine, la misère, les fatigues l’avaient réduite à dix ou douze mille hommes. Comment tenir tête à des troupes fraîches !

Le Téméraire seul semblait inébranlable dans ses résolutions. Il tint conseil cependant, mais plutôt pour exhaler ses colères et donner des ordres, que pour prendre l’avis de ses capitaines. Avec son mépris de gentilhomme, il se répandit en injures contre « la canaille » que René commandait. Les plus sages se risquèrent à lui conseiller de lever le siège (Le roi de Portugal était venu dans son camp et lui avait donné le même conseil, mais il refusa de l’écouter) et de se retirer à Pont-à-Mousson, puis dans le Luxembourg où il se referait.

Charles ne voulut rien entendre, redoubla de fureur, déclara qu’il ne fuirait pas devant un « enfant » et ordonna de tout disposer pour la lutte suprême.

Et pourtant l’âme indomptable du héros était elle-même assiégée de sombres pressentiments. On dit que lorsqu’il se revêtit de ses armes pour la dernière fois, le lion d’or qui formait le cimier de son casque étant tombé, il dit tristement : « Hoc est signum Dei ».

Le comte de Campo-Basso, en qui Charles avait toute confiance, le trahit odieusement et, avec sa compagnie, rejoignit René. Mais quand les Suisses apprirent cette défection, ils ne voulurent pas d’une aussi honteuse recrue. « Nous ne souffrirons pas, dirent-ils à René, que ce traître italien combatte à nos côtés. Nos pères n’ont jamais usé de telles gens, ni de telles pratiques pour gagner l’honneur de la victoire ! ».

Campo-Basso n’insista pas, mais traversa la Meurthe et descendit jusqu’au village de Bouxières-aux-Dames. Il occupa le pont, l’obstrua avec des chariots et attendit l’issue du combat qui n’était pas douteuse pour lui.

Le 5 janvier, à la pointe du jour, l’armée bourguignonne sortit de ses tentes et vint s’établir sur le terrain choisi la veille par Charles et ses meilleurs officiers. Ce terrain assez élevé s’étendait entre les deux ruisseaux de la Madeleine et de Jarville et s’appuyait d’un côté sur la Meurthe et de l’autre sur le bois de Saulrupt. On disposa l’artillerie qui était très forte à trois cents mètres du ruisseau de Jarville, de façon à pouvoir foudroyer les masses lorraines qui, suivant les prévisions, arriveraient en colonnes serrées par la route de Saint-Nicolas, ce qui permettrait de racheter la différence du nombre. La position de Charles était certainement excellente.

De son côté, l’armée lorraine, après avoir entendu la messe et avoir mangé la soupe, s’avança en bon ordre jusqu’auprès du village de Jarville. On s’arrêta là pour tenir conseil et s’entendre sur les dernières dispositions. Les chefs des grandes familles lorraines entouraient le duc René.

Des coureurs ayant appris que Charles avait négligé de s’éclairer au delà du bois de Saulrupt sur lequel s’appuyait sa droite, l’habile capitaine Vautrin Wisse fit décider qu’on tromperait l’ennemi en le laissant croire à une attaque directe, tandis que le gros des forces déroberait sa marche, tournerait le bois et aborderait par le flanc, la droite des Bourguignons.

Une centaine de cavaliers furent envoyés en avant pour occuper l’ennemi par une escarmouche. Les vivandiers et les valets se placèrent sur une hauteur où, à demi cachés par le brouillard, ils pouvaient être pris pour un corps de troupes. Cependant le principal de l’armée remonta le ruisseau de Heillecourt jusqu’auprès de la Malgrange, et fit une dernière halte près de la ferme de Brichambeau.

René adressa un suprême appel à ses Lorrains et à ses auxiliaires. Un prêtre monta sur une éminence, présenta à l’armée une hostie consacrée et exhorta les soldats. Chacun d’eux se jeta à genoux, traça une croix sur la terre, la baisa dévotement et se releva plein de confiance et de résolution.

René commandait l’aile droite. Il avait fait dresser devant lui le grand étendard ducal où était représentée l’Annonciation. Il s’est décrit lui-même dans sa Vraye déclaration, monté sur le cheval qui l’avait porté à Morat, richement harnaché de drap d’or, et ayant lui-même sur son armure une robe de drap d’or avec trois doubles croix blanches.

L’armée entra dans le bois vers midi. Une neige aveuglante tombait. Les Bourguignons ne virent point venir l’ennemi. Quoique surpris, ils firent cependant bonne contenance. Le sire de la Rivière, avec une remarquable présence d’esprit, commanda le mouvement de conversion et par une vigoureuse charge, refoula les Lorrains. Mais alors l’infanterie suisse, commandée par Herter, pressa le pas et bientôt descendit comme une avalanche sur les lignes bourguignonnes qui furent défoncées et rejetées hors du champ de bataille. Charles s’apercevant du désastre s’écria : « Qui sont ces gens ? ». Les capitaines lui répondirent : « N’entendez-vous pas les trompes de Granson et de Morat ! ».

La fuite devint générale. Les vaincus s’écoulaient dans la direction de Pont-à-Mousson. Les soldats laissés dans les tranchées les suivirent. Au lieu d’aller jusqu’à Frouard, ils voulurent prendre par Bouxières. Ils y trouvèrent Campo-Basso qui en massacra une partie, et envoya les principaux à son château de Commercy, pour en tirer rançon.

Le combat resta alors concentré tout près de Charles. René et les Lorrains conduisirent plusieurs charges brillantes. Le Téméraire, entouré de la fleur de sa chevalerie, soutint longtemps le choc, fit même plusieurs fois reculer ses ennemis. Atteint d’un coup de hallebarde, il se releva. Il fallut céder enfin, mourir écrasé par la masse des assaillants ou se résigner à fuir. Il prit ce dernier parti. C’était la troisième fois qu’il fuyait. Par un vigoureux effort, il parvint à se dégager et se dirigea sur la commanderie de Saint-Jean, où il espérait retrouver les soldats des tranchées.

A partir de ce moment, on ne sait plus rien de certain sur ce que devint Charles. Rappelons cependant le récit populaire bien qu’il mérite peu de crédit.

Comme le fugitif atteignait le bord d’un ruisseau qui alimentait l’étang de Saint-Jean, il aurait enfoncé l’éperon dans le flanc de son cheval, pour le forcer à franchir le cours d’eau. Le cheval fit un écart, puis fléchissant sous la lourde charge de son cavalier couvert de fer, il tomba dans la vase. A ce moment, Claude de Beaumont, châtelain de Saint-Dié, l’atteignit et lui porta un coup de lance au visage. Le duc essaya de se relever. « Sauve Bourgogne ! » cria-t-il. Le châtelain était sourd. Il crut entendre « Vive Bourgogne ! ». Il lui asséna un second coup qui lui fendit la tête de l’oreille à la bouche.

Des soldats allemands l’achevèrent et continuèrent la poursuite des fuyards, sans soupçonner qu’ils venaient de frapper le grand Duc d’Occident. Douze ou quinze gentilshommes, et entre autres de Bièvres, furent tués au même endroit. (Le prétendu Beaumont serait mort de chagrin en apprenant qu’il avait tué le prince. Beaucoup refusèrent de croire à la mort de Charles. On disait qu’il s’était réfugié dans un château ignoré et qu’il en sortirait bientôt. Des marchands vendaient sous condition que l’acheteur paierait double prix au retour du duc de Bourgogne).

Dès qu’on fut sûr dans Nancy de la victoire de René, les bourgeois et les soldats firent une sortie et massacrèrent les ennemis en déroute. Les Lorrains et les Français s’attachaient à ramasser des prisonniers. Mais les Suisses et les Allemands ne faisaient pas de quartier. Quelques Nancéiens même périrent parce qu’ils avaient négligé de prendre l’écharpe de Lorraine sur leurs vêtements.

On fuyait dans toutes les directions. Le grand bâtard de Bourgogne, frère de Charles le Téméraire, fut pris à Laxou. Le plus grand nombre se porta du côté de Bouxières. Campo-Basso n’y était plus. Mais comme le pont était encore obstrué, les vainqueurs atteignirent les Bourguignons, un dernier combat s’engagea et le reste poursuivi jusqu’au château de Condé (Custines) s’échappa vers Metz.

A 7 heures, René fit son entrée à Nancy par la porte de Notre-Dame (la Craffe), entouré de ses capitaines, au son de toutes les cloches, éclairé par des centaines de torches et toutes les maisons illuminées.

Le Duc se porta à l’église Saint-Georges pour y rendre ses actions de grâces au Dieu des armées. Les Nancéiens célébrèrent toute la nuit dans de joyeux festins, que la prompte arrivée de vivres abondants leur permettait d’improviser, la fête des Rois, la fin de la famine et la victoire.

Ils avaient certes bien droit de revendiquer une bonne part dans le triomphe, car cette journée à jamais mémorable n’eût pas été possible sans leur héroïque résistance et leur constance inébranlable au milieu des souffrances du siège.

Que serait-il arrivé, s’ils avaient cédé et si, désespérant de voir paraître l’armée de secours, ils avaient ouvert leurs portes à Charles de Bourgogne ? C’eût été la fin de la Lorraine, car René n’aurait jamais pu recommencer une telle campagne.

Les Suisses et les Allemands ne s’attardèrent pas, à célébrer la victoire. La saison était dure, le froid intense, la guerre impossible. Ils partirent dès le lendemain matin, sans savoir ce qu’était devenu le prince vaincu. René les accompagna avec toute sa noblesse jusqu’à Lunéville et après les avoir pourvus de tout ce dont ils avaient besoin, il prit congé d’eux.

Le 7 janvier, Campo-Basso qui avait peut-être ses raisons pour n’avoir pas de doute sur le sort du Duc de Bourgogne, présenta à René un jeune page nommé Colonna, de la grande maison italienne de ce nom, lequel assurait qu’il avait vu tomber son maître sans pouvoir indiquer l’endroit exact. On lui donna une escorte avec ordre de visiter les environs. Après des recherches attentives, Colonna s’écria tout à coup : « Voilà mon maître ! ».

Il était dépouillé de ses vêtements et engagé dans les eaux glacées du petit étang de Saint-Jean. Lorsqu’on le souleva, la peau d’un côté du visage fut enlevée, l’autre avait déjà été déchirée par les loups et les chiens. Malgré l’affreuse blessure qui l’avait balafré de l’oreille à la bouche, on le reconnut à un anneau qu’il portait toujours au doigt, à ses ongles d’une longueur inusitée, à la cicatrice de sa blessure de Montlhéry et à d’autres particularités qui ne laissèrent aucun doute.

On enveloppa le corps dans un drap et quatre gentilshommes le portèrent dans une maison de la Grand’rue. Le corps fut alors richement vêtu et couché sur un lit de parade. Le public fut admis dans la chapelle ardente et pour qu’il ne restât pas d’incertitude sur l’identité du duc de Bourgogne, on amena près du corps les deux bâtards de Bourgogne, son médecin, son chambellan, Olivier de la Marche, son chapelain, ses valets de chambre. Tous le reconnurent sans hésiter.

René vint à son tour. Il portait une robe de deuil et, à l’exemple des anciens preux, une longue barbe de fils d’or descendant jusqu’à sa poitrine. Il prit une main de son adversaire vaincu et dit : « Cher cousin, vos âmes ait Dieu ! Vous nous avez fait moult maux et douleurs ». Il s’agenouilla et pria pendant un quart d’heure.

Le 12 janvier, les funérailles furent célébrées en grande pompe dans la collégiale de Saint-Georges. René y assista avec toute sa noblesse. Il lui fit dresser un magnifique tombeau où le grand Duc d’Occident reposa jusqu’en 1550 et d’où Charles-Quint le fit transporter dans une église de Bruges.

On releva, suivant la chronique de Lorraine, 3 900 cadavres bourguignons qui furent entassés dans une immense fosse creusée dans un terrain voisin de l’église actuelle de Bon-Secours. On en trouva aussi plus de six cents au pont de Bouxières.

La bataille de Nancy est l’événement le plus glorieux de l’histoire de la Lorraine. Son souvenir est resté impérissable. Aujourd’hui encore, après quatre cents ans, lorsqu’on parcourt le terrain où elle s’est livrée, depuis Jarville jusqu’à la tour de la commanderie, bien que tout ait changé d’aspect, les images qui s’éveillent à chaque pas ont un tel relief, qu’il semble que les faits se sont passés hier. Rien ne reste aussi vivant au coeur du peuple et jusque dans le sol que la mémoire des combats soutenus pour la patrie !

Le vainqueur fut modeste dans son triomphe. Il fit élever au bord de l’étang où avait été retrouvé le corps de Charles de Bourgogne, une simple colonne en bois surmontée de la croix de Lorraine. Cette croix à double croisillon avait été rapportée de Hongrie par la maison d’Anjou qui y avait régné au XIVe siècle et elle est restée l’emblème populaire de notre vieille nationalité. Le chardon des armoiries de Nancy rappelle aussi la résistance victorieuse avec sa fière devise non inultus premor, laquelle ne vaut pas le dicton populaire qui s’y frotte s’y pique, ou mieux encore dans la vieille langue : ne mi toquès, je poins.

René récompensa les vaillants qui avaient si bien servi la cause nationale. La ville de Nancy reçut à perpétuité l’exemption de la taille. De nombreux bourgeois furent anoblis. Les nobles fidèles obtinrent de riches domaines, aux dépens de ceux qui avaient fait défection et qui furent frappés de confiscation. René ne garda rien pour lui.

La Lorraine aurait eu droit aussi à une récompense en quelque sorte internationale. Elle n’avait pas seulement sauvé son indépendance, elle avait rendu un immense service à ses voisins.

A suivre…

Pour d’autres renseignements sur la bataille de Nancy, rendez-vous ici

René II le victorieux (1473-1508) avant la bataille de Nancy

 

 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Jusqu’ici la Lorraine s’est débattue dans le chaos féodal. Ses principaux éléments existent puisqu’elle a ses ducs héréditaires, ses grandes familles de la Chevalerie, ses populations affranchies par la loi de Beaumont. Mais la cohésion n’est pas faite.

On ne distingue pas encore nettement une nationalité, c’est-à-dire un corps social dont les membres se sentent solidaires et unis dans une oeuvre commune. C’est sous le règne de René II que va s’accomplir le mouvement de concentration. Pour former des liens solides et engendrer le sentiment qu’on nomme le patriotisme, il n’est rien tant que d’avoir combattu, souffert et triomphé pour les mêmes intérêts.

D’après le principe constitutionnel proclamé en 1425 par les États, le duché de Lorraine étant fief féminin, Yolande, fille de René Ier et veuve de Ferri de Vaudémont, fut reconnue sans contestation, héritière du duc Nicolas. Mais elle abdiqua immédiatement en faveur de son fils René de Vaudémont. Et comme ce prince, petit-fils d’Antoine, était le chef de la branche masculine, il réunit les droits ou les prétentions de ses deux grands-pères.

René II, même avant sa gloire et lorsqu’il n’était qu’une espérance, avait déjà gagné tous les coeurs lorrains. Il avait les grands dons de la race, une haute taille, de beaux traits, les allures d’un vrai chevalier. Son regard franc et loyal, son abord affable et une avenante simplicité, qui ne lui ôtait rien de sa dignité, le rapprochaient facilement des plus humbles. On l’avait fait instruire avec soin. Encore enfant, il avait suivi son père Ferri en Italie où il fit avec honneur ses premières armes, et il avait fréquenté à Florence l’école du grammairien Antoine Vespuci. Il s’était même lié d’amitié avec son neveu Amerigo qui devait plus tard donner son nom au nouveau monde.

René II se trouva à son avènement dans la situation la plus difficile qu’eût jamais rencontrée un duc de Lorraine. Intelligent, résolu, mais sans expérience, il avait à se défendre contre les convoitises de deux voisins démesurément plus puissants que lui, tous les deux rompus aux luttes politiques, le roi de France Louis XI et le duc de Bourgogne Charles le Téméraire.

Ne parlons pas du roi. Tout le monde sait qu’il était le plus intelligent, mais le plus fourbe des princes.

Charles qui s’était d’abord piqué de chevalerie, était resté un vaillant soldat, instruit, éloquent parfois, mais qui, dans la pratique d’une politique sans scrupule, en était venu à ne plus admettre d’autre règle que la force. Il possédait d’immenses domaines, le duché et la comté de Bourgogne au sud, les Flandres, le Luxembourg, tous les Pays-Bas, au nord. Il touchait au Rhin à l’est par le comté de Ferrette et plusieurs villes de la Haute-Alsace que le duc d’Autriche, Sigismond, lui avait engagés en garantie d’un prêt de cent mille florins.

La Lorraine indépendante gênait singulièrement ses communications entre les diverses parties de ses États. Il était résolu à se l’approprier pour aller librement de Bruxelles à Dijon et, comme le titre fastueux de grand Duc d’Occident qu’on lui donnait ne suffisait pas à son orgueil, il projetait de reconstruire entre l’Allemagne et la France un royaume de Lotharingie. Ce plan n’était pas sans grandeur.

Dès les premiers jours, René put juger des dangers qui le menaçaient. Il était à Joinville chez sa mère, faisant ses préparatifs pour aller prendre possession de son duché, lorsqu’un capitaine allemand au service de Charles, l’enleva traîtreusement et le fit conduire en terre bourguignonne. Heureusement Louis XI fut informé tout de suite. Il n’entendait pas qu’on tranchât si sommairement la question de Lorraine. Il fit arrêter un neveu de l’empereur Frédéric III qui étudiait à l’Université de Paris, et déclara qu’il ne le rendrait que lorsque le prince lorrain serait libre. Charles ayant besoin de ménager l’empereur, se hâta d’ouvrir la prison de René.

Le jeune Duc se flatta d’avoir en France un appui sérieux, et se hâta de signer un traité d’alliance avec Louis XI (27 août 1473).  Mais Charles n’avait point lâché prise. Il ramassait tous les mercenaires qui couraient l’Europe, et menaçait d’envahir la Lorraine. Cependant, comme il avait eu vent du traité avec le roi, il se résigna à ajourner l’attaque et à user des moyens diplomatiques. Il fit demander à René la permission de traverser ses États pour conduire à Dijon les restes de son père laissés en dépôt à Bruges, depuis sa mort.

Le jeune Duc qui n’avait pas de rancune, y consentit de bonne grâce. Il reçut son ennemi à Nancy, lui donna des fêtes, et prêta même l’oreille à des propositions d’amitié. Cependant avant de rien conclure, il demanda conseil à son allié Louis XI. Celui-ci ne répondit même pas. Alors René consulta son conseil. Charles avait pris les devants et gagné les principaux seigneurs par des dons et des promesses. A vrai dire, plusieurs d’entre eux préféraient sérieusement l’alliance de la Bourgogne à celle de la France, et ne répugnaient même pas à faire entrer leur pays dans cette conception d’un royaume intermédiaire caressée par le grand vassal.

René se laissa entraîner et le 15 octobre, il se lia naïvement par une convention qui assurait à Charles un libre passage pour ses troupes et lui remettait pour sûreté cinq places fortes : Amance, Charmes, Épinal, Dompaire et Darney. C’était comme s’il eût livré son duché à son voisin.

Tout semblait réussir au gré du grand Duc d’Occident. L’empereur Frédéric III avait enfin consenti à lui conférer le titre de roi, sous la condition que la main de sa fille, Marie de Bourgogne, serait promise à Maximilien, son fils à lui. Les deux souverains se rencontrèrent à Trêves. Les préparatifs du couronnement furent promptement achevés. Déjà, dans l’église de Saint-Maximin, étaient dressés deux trônes, l’un pour l’empereur et l’autre, un peu au-dessous, pour le nouveau roi. Le sceptre, la couronne, le manteau, tous les insignes étaient là. Mais la veille du jour fixé pour la cérémonie, l’empereur furtivement quitta la ville pendant la nuit. Il paraît qu’il avait été froissé par le faste insolent que déployait le prince bourguignon.

Charles revint de Trêves profondément ulcéré, mais point découragé. Il pensa qu’il fallait tout d’abord faire le royaume, avant de demander de nouveau la couronne. Il essaya de prendre une seconde position dans la vallée du Rhin, en conduisant son armée au secours de l’archevêque-électeur de Cologne que ses sujets avaient déposé et chassé. Il commença les opérations par le siège de Neuss, ville forte occupée par les adversaires.

Il ne doutait pas d’un prompt succès. Mais neuf mois après, il était encore sous les murs, sans avoir avancé d’un pas. Il s’obstinait dans son entreprise et refusait de voir l’orage qui faisait entendre ses grondements significatifs : Frédéric III rassemblait cent mille hommes sur les bords du Rhin, la Haute-Alsace se soulevait contre le bailli du duc, Pierre d’Hagenbach, et le décapitait sur la place de Brisach.

Les Suisses molestés dans leur commerce se vengeaient par des incursions en Bourgogne, puis se rapprochant du duc d’Autriche, l’ennemi héréditaire, formaient avec lui l’union de Constance, dans laquelle entrèrent Strasbourg et les villes impériales. Les Lorrains à leur tour, allaient bientôt grossir la coalition.

René en effet n’avait pas tardé à s’apercevoir qu’il n’était plus le maître chez lui. La Lorraine était envahie par les troupes bourguignonnes et traitée en pays conquis. Les habitants étaient pillés par tous les mercenaires qui se rendaient à Neuss. Lorsque le Duc se plaignait à Charles, celui-ci affectait une grande colère, mais ne faisait rien pour réprimer les rapines des siens. Alors poussé à bout, le Duc renouvela son traité avec Louis XI, et s’allia ensuite avec l’archiduc d’Autriche, avec les villes alsaciennes, avec l’empereur, et enfin dénonça solennellement le traité du 15 octobre.

Sans attendre un moment, René commença la guerre. Le roi lui avait fourni quatre cents lances. Il se dirigea sur le Luxembourg et s’empara de Damvillers. Mais la fortune changea bientôt.

Charles, averti par les mauvaises nouvelles qui lui viennent de tous côtés, lève le siège de Neuss et négocie pour rompre la coalition. Il détache l’empereur en lui promettant de nouveau la main de sa fille pour son fils Maximilien et se rapproche de Louis XI, en signant avec lui à Soleuvre (près de Luxembourg) une trêve de neuf ans. Le roi s’était engagé à ne pas faire la paix en dehors du duc de Lorraine, mais sa parole ne gênait jamais sa politique, et il retira les troupes prêtées à René.

Bientôt, on annonça au Duc que son redoutable adversaire s’avançait avec quarante mille hommes. Réduit à ses seules forces, il ne pouvait lutter. Il se replia promptement, ne tint plus la campagne, mais mit des garnisons dans ses places et notamment 4 000 mercenaires dans Nancy, sous le commandement du bâtard de Calabre, fils de René Ier. Il courut ensuite à Paris et réclama à Louis XI l’exécution de son traité d’alliance. Le roi le combla de protestations, mais affecta dérisoirement de ne point croire à la marche des Bourguignons : « Par la Pasques-Dieu ! dit-il, quand je le scaurai, je iray en personne moi-même ».

Cependant Charles envahissait le Barrois. Son favori, le comte de Campo-Basso, massacrait la garnison de Briey, puis entrait à Pont-à-Mousson. Le 29 septembre, le Téméraire passait sous les murs de Nancy et allait former entre Rosières et Bayon un camp retranché « à la romaine ».

Le roi parut alors se rendre aux instances de René II. Il lui donna huit cents lances qui vinrent jusqu’aux approches du camp bourguignon. Mais cette démonstration n’avait d’autre but que de hâter le dénouement d’une partie engagée entre les deux fourbes depuis la trêve de Soleuvre.

Ils s’entendirent enfin dans, un pacte odieux. Charles s’engagea à livrer le connétable de Saint-Pol, son ami de jeunesse, que le roi, à raison de ses trahisons, haïssait entre tous, et Louis XI, de son côté, livrait son allié René en autorisant le duc de Bourgogne à occuper la Lorraine.

Les troupes royales reçurent aussitôt ordre de rentrer en France. Dès lors la résistance devenait impossible. Les Bourguignons enlevèrent successivement toutes les places, presque sans coup férir : Charmes et Dompaire furent livrées au pillage, Épinal seul, qui lutta vigoureusement, obtint les honneurs d’une capitulation.

Le 25 octobre, la conquête achevée, Charles vint mettre le siège devant Nancy. La capitale lorraine n’avait guère alors que 5 000 âmes. Le Téméraire commença à battre les murailles avec son artillerie dans les premiers jours de novembre. Les Nancéiens répondirent au feu. Mais la partie n’était pas égale. La ville était mal approvisionnée.

René, abandonné par Louis XI, voulant épargner aux habitants les horreurs d’une prise d’assaut, écrivit au bâtard de Calabre pour l’autoriser à négocier une capitulation (25 novembre).

Charles s’empressa d’accorder les deux conditions demandées, à savoir, amnistie pour les habitants, libre sortie de la garnison. Le 27 novembre, la garnison s’éloigna. Le 30, le duc de Bourgogne fit son entrée dans le plus somptueux appareil. Il portait sur la tête « une barette rouge, où estoit une croix d’or, et ès quatre bouts de moult riches pierres, c’est assavoir un diamant, un rubis, un saphir et une escarboucle. On les prisoit plus qu’un duché ne valloit ».

Comme les anciens ducs, il fut reçu dans la collégiale Saint-Georges, abandonna suivant l’usage son cheval aux chanoines et après la messe jura de maintenir les droits et franchises du clergé, de la noblesse et du commun peuple. La conquête de la Lorraine fut une des grandes joies de sa vie, mais ce fut la dernière.

Pour consolider le succès de ses armes, il s’efforça de gagner les coeurs. Avec une souplesse qu’on ne lui soupçonnait pas, il accueillait tous les Lorrains, nobles et bourgeois, très gracieusement. Les Flamands eussent été bien surpris de le voir si aimable et si doux.

Le 27 décembre, il tint dans la grande salle d’honneur du palais ducal une assemblée des États généraux. Il protesta de ses bonnes intentions, promit de gouverner avec bienveillance, de respecter tous les privilèges, de protéger les laboureurs, d’augmenter l’aisance de la bourgeoisie. Il annonça qu’il résiderait souvent à Nancy, qu’il y construirait un palais magnifique et qu’il en ferait la capitale de ses États. Il termina en disant qu’il allait partir pour châtier les Suisses et qu’en son absence, le sire de Bièvres aurait le gouvernement de la Lorraine.

Avant son départ, il institua un conseil d’administration dans lequel il n’admit que des Lorrains. Son langage, ses adroites flatteries, ses actes mêmes habilement calculés avaient fait bonne impression. Il n’est pas douteux qu’une partie des seigneurs accepta la révolution accomplie. L’historien Digot cite des noms qui comptaient parmi les plus considérables du pays (entre autres des Haraucourt, des Lenoncourt, des Armoises, des d’Haussonville).

Le 11 janvier 1476, il quitta Nancy avec 30 000 hommes, emporté par une aveugle colère contre « ces pâtres et ces bouviers » qui avaient bravé le grand Duc d’Occident. Il oubliait que ces pauvres gens étaient les premiers soldats du monde et les descendants des héros de Morgarten et de Sempach.

Vers la fin de février 1476, il passa la frontière et assiégea la place de Granson, près du lac de Neuchâtel. La petite garnison ayant capitulé après une héroïque résistance, sur la promesse faite par les officiers qu’ils auraient la vie sauve, Charles désavoua ses lieutenants et fit pendre les 450 soldats. Un cri d’horreur s’éleva dans les montagnes. Vingt mille confédérés descendirent comme un torrent. Ce ne fut pas une bataille, mais une déroute. L’orgueilleux duc fut entraîné dans la fuite générale. Il abandonna son artillerie, ses bagages, sa tente et d’immenses trésors que les Suisses pillèrent sans en soupçonner la valeur. Il laissa aussi sur le champ de bataille, et pour ne plus le retrouver, le prestige de sa force et de sa puissance (2 mars 1476).

Le bruit de cette chute retentit dans tout l’Occident. La Lorraine tressaillit et le coeur revint aux fidèles de René. Une poignée de gentilshommes partis de Joinville dans la nuit du 13 au 14 avril, escaladèrent les murailles de Vaudémont et chassèrent la garnison bourguignonne. Ce fut le premier signal de la délivrance.

Louis XI aussi avait été ému de la nouvelle, et se rendit à Lyon pour suivre de plus près les événements. René II l’accompagnait « lui rompant la teste de lui prier que sa duchié lui facisse ravoir ». Le roi ne répondit que par de vaines paroles.

Le Duc était retourné fort attristé à Joinville lorsque des députés suisses vinrent lui demander de se joindre à eux pour combattre l’ennemi commun.

Louis XI, devenu plus gracieux, lui ayant donné une escorte de 400 lances, sous la condition qu’ils ne commettraient aucun acte d’hostilité, il traversa hardiment son duché sentant partout, sur son passage, frémir d’espérance la patrie prête à se lever.

Comme il entendait la messe à Saint-Nicolas-de-Port, « passa auprès de lui la femme du vieux Walter et, sans faire semblant de rien, elle lui donna une bourse, où il y avait plus de quatre cents florins, et le duc baissa la teste, à elle remerciant ». N’était-ce pas la touchante personnification de la Lorraine fidèle !

Cependant Charles le Téméraire avait rallié ses troupes, reçu des renforts, rassemblé une nouvelle artillerie et réorganisé une armée plus forte que celle de Granson.

Le 11 juin, il foudroyait la petite ville de Morat. C’est là que les Suisses l’abordèrent. René les avait rejoints avec un contingent d’Alsaciens. Il fut mis à la tête de la cavalerie. Un capitaine suisse l’arma chevalier en même temps qu’un brave boucher qui portait la bannière de Berne.

Cette fois ce fut une vraie bataille. Les montagnards, criant « Granson ! Granson ! », excités par les mugissements du « taureau d’Uri et de la vache d’Unterwalden » (C’étaient deux trompes énormes faites, dit-on, avec des cornes d’aurochs que Charlemagne avait données aux Suisses et dont les sons effrayants avaient souvent troublé les Autrichiens) et poussant devant eux leurs longues hallebardes de dix-huit pieds, foncèrent d’un élan irrésistible sur les Bourguignons. Ils en tuèrent 15 000, dont les ossements formèrent plus tard les matériaux de l’Ossuaire de Morat (22 juin 1476).

Charles, enragé de honte et de désespoir, s’enfuit à quinze lieues de là, au château de Rivières, près de Pontarlier. Il s’enferma en proie à une fièvre violente, refusant de voir personne, incapable de former une résolution, durement abandonné parles États de ses fiefs qu’il avait exaspérés par son despotisme.

Quant à René, il s’était bravement conduit à Morat. Les Suisses lui abandonnèrent l’artillerie pour sa part de butin. Il rentra à Strasbourg avec ses amis d’Alsace, et se prépara au soulèvement de la Lorraine qui ne pouvait manquer d’éclater, malgré les fortes garnisons bourguignonnes mises dans les villes et les forts.

A suivre : la bataille de Nancy

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