Charles IV (1624 – 1675) et Louis XIV

Charles IV

 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Charles IV rentra en Lorraine peu après la mort de Mazarin. Grâce au traité de Vincennes, les troupes françaises évacuèrent le pays. Il ne resta bientôt plus que les travailleurs occupés à démolir les fortifications des deux villes de Nancy.

Le Duc ne retrouva point l’esprit public tel qu’il l’avait laissé. Les Lorrains, si sévèrement traités sous le cardinal de Richelieu, avaient vu le régime français s’adoucir graduellement sous le cardinal Mazarin. Le gouverneur La Ferté avait rétabli l’ordre et rendu au travail la sécurité et la protection dont il a surtout besoin. Le sentiment national était persistant sans doute, mais l’occupation française n’excitait plus ces haines intransigeantes qui avaient longtemps rendu tout rapprochement impossible. La pacification des Âmes fut très sensible surtout à partir de 1654, au moment de la captivité du Duc.

Les soldats lorrains étant passés au service de la France, se prirent bien vite d’un goût très vif pour leurs nouveaux frères d’armes.

« La facilité française, dit le comte d’Haussonville, les charmait autant que la morgue espagnole les avait naguère blessés. Dans les rangs inférieurs c’était, de soldat à soldat, un continuel assaut de bravoure, de bonne humeur et de franche camaraderie… Dans les grades élevés, grâce à la familiarité d’une vie toute militaire, la noblesse des deux camps, déjà rapprochée par la langue et par les moeurs, par tant de goûts et par tant de semblables habitudes, s’était liée étroitement… Au moment de la signature du traité des Pyrénées, l’armée des compagnons de Charles IV était devenue pour ainsi dire presque aussi française que lorraine ».

Un mouvement sympathique analogue, moins vif peut-être que dans l’armée, s’était produit dans la nation. La bourgeoisie ne boudait plus. Elle recherchait dans la magistrature et dans l’administration les places qui lui avaient été autrefois vainement offertes. L’annexion semblait se faire d’elle-même, et il est probable que Charles l’eût trouvée accomplie s’il fût resté dix ans de plus dans sa tour de Tolède.

Le Duc ne rapportait guère de sa vie errante que les théories du pouvoir absolu qu’il avait vu pratiquer un peu partout et il songeait à les appliquer chez lui sans ménagement. Il ne rencontra pas d’opposition dans les masses de la nation, désireuses de vivre en paix sous un gouvernement fort.

Mais il se heurta aux revendications de la Chevalerie, gardienne des traditions féodales. Les nobles tinrent à Liverdun une réunion nombreuse et lui envoyèrent une adresse pour réclamer le rétablissement des antiques institutions et notamment la juridiction des assises. Non seulement le Duc les reçut fort mal, mais il fit poursuivre et condamner par la Cour souveraine, comme des factieux, les chefs les plus en vue, M. de Cléron-Saffres et M. de Ludres.

M. de Cléron-Saffres fut condamné à sortir de Lorraine dans un délai de huit jours et à vendre tous ses biens sous trois mois. C’est de lui que descend la seconde maison d’Haussonville. Quant à M. de Ludres, on logea chez lui des gens de guerre pour y vivre à discrétion et y « manger ses poules ». (Mémoires de Beauvau).

Les Assises furent définitivement abolies. La Cour souveraine, composée de nobles de second ordre et de bourgeois anoblis, resta investie du pouvoir judiciaire. Ce fut là évidemment l’acte le plus louable de son règne. « La juridiction des chevaliers des assises, dit M. d’Haussonville, n’était plus en 1663 qu’une institution surannée, contraire aux tendances de l’époque, condamnée par les progrès de la société comme par ceux de la raison publique ».

Ce qui empêcha surtout le succès de la Chevalerie, c’est qu’elle n’agissait et ne parlait que pour la revendication de ses privilèges. Elle ne sut pas ou ne voulut pas associer la nation à sa cause. Les députés de la bourgeoisie de Nancy s’étant présentés à une réunion tenue à Pont-à-Mousson, on ne les laissa même pas entrer dans la salle. La bourgeoisie ainsi éconduite se le tint pour dit et se désintéressa complètement des réclamations égoïstes d’un patriciat si exclusif.

Cependant, on se préoccupait de la succession de Charles IV. On craignait qu’il ne songeât sérieusement à instituer pour héritier, le prince de Vaudémont, le fils que lui avait donné Béatrix de Cusance, et qu’il aimait beaucoup, au préjudice de son neveu le prince Charles. Le Duc montrait de plus en plus de l’éloignement pour le jeune prince qui manifestait en grandissant des qualités supérieures.

Nicolas-François et ses amis, pour achever de lui donner une sérieuse consistance, voulaient le marier dans une grande maison.  Ils recherchèrent Mle de Montpensier, la grande Mademoiselle, puis la soeur de cette princesse, Marguerite d’Orléans et enfin Mle de Nemours. Le roi parut s’intéresser à ce dernier mariage. Il chargea Lyonne de signer au contrat en son nom.

Charles IV avait lui-même semblé favorable. Mais, avec sa versatilité ordinaire, il changea de sentiment, traîna les choses en longueur, inventa mille prétextes pour ajourner sa signature.

Ce mauvais vouloir de plus en plus marqué, inspira à Lyonne l’idée d’en profiter, pour réaliser le dessein que se transmettaient tous les gouvernements depuis Henri IV et Richelieu, de réunir la Lorraine à la France.

Louis XIV prêta l’oreille aux suggestions de son ministre, et alors fut conclu le traité de Montmartre, l’un des incidents les plus étranges de ce règne, si fécond en à-coups et en péripéties inattendues (6 février 1662).

Charles instituait le roi de France héritier des duchés de Lorraine et de Bar, dont il conserverait seulement la jouissance viagère. De son côté, le roi conférait à tous les princes de la maison de Lorraine, la qualité et le titre de princes du sang, aptes à succéder dans le cas où la ligne des Bourbons viendrait à manquer. Le Duc recevrait, comme une sorte de pot-de-vin, une somme d’un million. Pour garantie de la convention, il remettrait la ville de Marsal entre les mains du roi.

Ainsi, le roi et le Duc, dans cette étonnante transaction, disposaient de la France et de la Lorraine comme d’un bien privé. On eût dit, de deux fermiers trafiquant, sans les consulter, des domaines de leurs maîtres. L’infatuation du système monarchique ne pouvait aller plus loin. Louis fut surpris du déchaînement unanime que souleva un acte pareil.

La reine Anne d’Autriche, le chancelier Séguier, le plus obséquieux des hommes, Turenne, le plus réservé, la cour, le parlement, les princes du sang désapprouvèrent hautement. Mais le roi ne fut pas ébranlé par cette rumeur universelle, il s’obstina et ordonna que le traité fût enregistré au parlement. Les magistrats n’auraient eu garde de résister. Mais, ils tournèrent la difficulté en introduisant dans la formule de vérification, cette clause, que le droit des princes lorrains de succéder à la couronne de France ne s’ouvrirait pour eux, que lorsque chacun d’eux aurait individuellement adhéré à la réunion de la Lorraine à la France.

On savait bien que le duc Nicolas-François et son fils Charles ne donneraient pas leur signature. Charles IV protesta vainement contre la restriction qui devait, de fait, annuler les effets du contrat. On ne s’explique pas bien pourquoi Louis XIV voulut aller jusqu’au bout. Il tint un lit de justice en grand appareil le 27 février.

Personne, bien entendu, ne résista : Séguier lui-même loua le traité qu’il avait blâmé, publiquement les princes du sang n’ouvrirent pas la bouche, les ducs et pairs se turent, aucun magistrat ne prit la parole.

Si en France, la conscience publique fut révoltée par ce scandaleux marché, en Lorraine, une protestation indignée éclata dans la population tout entière. Cette petite nationalité, qui avait tant lutté et tant souffert pour maintenir son indépendance, se soulevait contre la trahison de son souverain qui, pour des intérêts personnels, pour la satisfaction de ses haines de famille, la vendait à l’oppresseur étranger.

Les images du prince, qu’on trouvait jusque dans les cabanes, furent partout déchirées. Des imprécations se firent d’un bout du pays à l’autre. La Cour souveraine, sanctionnant la réprobation populaire, prononça dès le mois de février un arrêt qui déclarait le traité de Montmartre nul et de nul effet.

Nicolas-François et son fils protestèrent sous toutes les formes, mais firent vainement appel à l’équité royale. Le prince Charles, qui était surveillé, s’échappa du Louvre et se réfugia en Franche-Comté, puis en Italie, puis à Vienne. Il écrivit aux seigneurs de l’ancienne Chevalerie, réclamant leur fidélité et leur promettant de leur donner un jour satisfaction.

Charles IV éprouva-t-il quelque remords en présence de cette agitation nationale ? Il était difficile de lire dans cette âme troublée et si changeante.

Tout à coup, on le vit se rapprocher de son frère et parler de son neveu comme de son véritable héritier. C’est qu’il avait besoin d’eux pour l’exécution d’un dessein qu’il poursuivait avec sa passion ordinaire. Il s’était épris, à Paris, d’une jeune fille douée des plus rares qualités, mais qui était très modestement la fille d’un apothicaire.

Elle se nommait Marianne Pajot. Il avait résolu de l’épouser. La duchesse d’Orléans en fut avertie et sollicita l’intervention du roi. Celui-ci, avec son despotisme habituel, oubliant qu’il n’avait aucun droit à se mêler des affaires privées d’un prince souverain, fit enlever la jeune fille qui fut enfermée dans un couvent.

Marianne Pajot épousa plus tard le marquis de Lassay. C’était une femme d’un haut mérite. On est porté à croire que son mariage avec le Duc – morganatique au besoin – eût été avantageux à la Lorraine. Comme elle joignait à un grand charme, un caractère aussi ferme qu’élevé, elle aurait exercé sans doute assez d’empire sur son mari pour mettre fin à ses déportements et même à son agitation politique.

Charles, après beaucoup de bruit, se consola assez vite. Il entama un nouveau projet de mariage avec Mle de Saint-Remy, fille d’un maître d’hôtel de la duchesse d’Orléans. Mais on fit aussi disparaître cette seconde fiancée. Enfin, dégoûté de la cour de France où il avait perdu tout prestige et même toute considération, il se décida à résider en Lorraine (mai 1662).

Charles IV revenait presque dépopularisé, malgré la fidélité tenace des Lorrains. Il avait vieilli : ses traits, autrefois très beaux, s’étaient creusés, ridés et durcis. Toutefois, il avait conservé sa force herculéenne et la souplesse qui en faisait un admirable jouteur dans les exercices chevaleresques. Il s’étourdissait dans les fêtes, mécontent de tous, mais faisant visage gai à la mauvaise humeur générale.

Le roi ne le perdait pas de vue, et s’il n’insistait pas pour l’exécution intégrale du traité de Montmartre, il exigeait du moins qu’il lui livrât sans délai la ville de Marsal.

Le Duc répondait par des défaites, tâchait de gagner du temps. Louis XIV se lassa et menaça de venir lui-même occuper la forteresse. Charles n’avait garde de se défendre. Mais son neveu, ayant connu à Vienne le bruit de cette expédition, monta à cheval et galopa jusqu’à Marsal où il prit des mesures pour se défendre. Son oncle lui intima l’ordre de retourner immédiatement en Autriche.

Au mois d’août, le roi réalisa sa menace. Il chargea le maréchal de La Ferté d’investir Marsal, et lui-même, accompagné de toute la jeune noblesse, s’avança jusqu’à Metz. Le Duc ne fit même pas mine de résister et, le 31 août 1663, ses représentants signèrent à Nomeny, le traité dit de Marsal, aux termes duquel la place fut livrée dans les trois jours. Il alla ensuite saluer le roi à Metz. Il ne fut plus question du pacte de Montmartre et les troupes françaises vidèrent le pays.

Ce traité de Nomeny excita une joie extraordinaire dans toute la Lorraine. On y vit la cessation définitive de l’occupation. Charles y trouva même un regain de popularité. Lorsqu’il se rendit à Nancy, il y fut accueilli par les acclamations d’autrefois. Toujours bizarre, il eut cette fantaisie d’entrer comme un victorieux, non par la porte Saint-Nicolas, mais par une brèche qu’avaient ouverte les démolisseurs français.

Il avait beau vieillir, il n’en restait pas moins romanesque. Pendant un assez long séjour qu’il fit à Mirecourt, il avait rencontré à l’abbaye de Poussay, une jeune chanoinesse de 15 ans, Isabelle de Ludres, appartenant à l’une des familles les plus considérables de la Chevalerie lorraine. Il s’en éprit passionnément et demanda sa main. La jeune fille, flattée de monter au rang de souveraine, l’accorda volontiers. La famille, justement méfiante, exigea que le duc se liât devant l’autel. Le curé de Richardménil célébra les fiançailles.

Mais alors, intervint Béatrix de Cusance, qui s’avança jusqu’à Mattaincourt pour faire valoir des droits supérieurs, puisqu’elle avait même été mariée. Le Duc refusa de la voir et lui enjoignit durement de retourner à Besancon. Béatrix, qui voyait ainsi s’évanouir le rêve de sa vie, se sentit frappée mortellement.

Elle tomba si gravement malade, qu’on désespéra d’elle. Elle ne demanda plus, comme grâce dernière, qu’une cérémonie qui lui permît de mourir épouse légitime. Charles, s’étant assuré par les médecins qu’elle n’en échapperait pas, consentit et envoya le sire de Risaucourt pour le représenter dans ce mariage in extremis (20 mai 1663).

Quant à la jeune chanoinesse, elle fut atteinte d’une affection inquiétante qui avait toutes les apparences d’un empoisonnement. Pendant qu’on la soignait, le Duc l’oublia et ne tarda pas à rechercher une nouvelle compagne. Ce fut Mle d’Apremont, fille d’un seigneur du Barrois, qui lui avait fait la guerre et s’y était ruiné. Marie-Louise d’Apremont entrait à peine dans sa quatorzième année.

Au bruit de ces fiançailles extravagantes, la chanoinesse et sa mère, la comtesse de Ludres, formèrent opposition entre les mains du prévôt de Saint-Georges et de trois curés de Nancy. Mais cet obstacle n’était pas pour arrêter un vieillard insensé.  Il chargea le procureur général Canon de le débarrasser de l’opposition. Le magistrat complaisant fit arrêter la mère et la fille, et menaça Isabelle de Ludres « de lui faire mettre la tête à ses pieds comme à une faussaire et à une criminelle de lèse-majesté » si elle persistait dans ses réclamations. Elle se désista.

Isabelle de Ludres devint plus tard fille d’honneur de la reine, puis de la duchesse d’Orléans (la Palatine). Pour son éclatante beauté, on l’appela à la cour et en Lorraine, la Belle de Ludres.

Et, le 4 novembre 1665, non sans quelque honte d’une union si disproportionnée, Charles IV épousa presque clandestinement sa fiancée de treize ans. Il était lui-même dans sa soixante-deuxième année. Après quinze jours de mystère, il se fatigua de cette contrainte, annonça publiquement son mariage, et la nouvelle duchesse fit son entrée solennelle dans la capitale de la Lorraine.

Les joies de cette union sénile ne suffirent pas à remplir tout entier le coeur de Charles. Une autre passion, bien autrement impérieuse, le tourmentait. Il était avant tout un homme de guerre, et le repos lui pesait. Il se flattait de trouver dans de nouveaux conflits, les moyens de se venger de tous les déboires que lui avait infligés Louis XIV.

Il reforma peu à peu cette armée lorraine qui s’était acquis un renom sans égal en Europe. Il s’essaya dans des querelles de mince importance sur sa frontière du côté de l’Allemagne, contre l’Electeur palatin.

Louis XIV finit par s’impatienter et le somma de lui envoyer son armée qui, en effet, servit la France pendant la courte guerre du Droit de dévolution. Mais la campagne finie, il refusa de la licencier complètement, et s’enfonça de plus en plus dans des intrigues qui devaient le ramener fatalement à une lutte ouverte.

C’est au milieu de ces difficultés, et voyant se former l’orage, que Charles imagina, pour intéresser le ciel même à sa défense, de faire donation de ses États à la Sainte-Vierge (22 janvier 1669). Il disait : « On n’osera pas faire la guerre à la mère de Dieu ! ». Il est vrai qu’en même temps, il nommait des collecteurs de l’impôt dû à la nouvelle souveraine pour son joyeux avènement.

Il chercha à entrer dans la triple alliance que la Hollande formait contre Louis XIV, avec l’Espagne et l’Autriche. Le roi, instruit de toutes ses menées, grondait dans son Louvre : « Dites à Monsieur de Lorraine que si je mets une fois le pied à l’étrier, il ne rentrera jamais dans ses Etats ».

Mais, au grand détriment de son honneur, le roi, au lieu de mettre le pied à l’étrier et d’entrer franchement en campagne, commit une vilaine action, en essayant d’enlever le Duc dans un véritable guet-apens.

Deux agents se présentèrent d’abord à Nancy et engagèrent des pourparlers diplomatiques en apparence (23 août 1670). Mais trois jours après, au matin, le Duc, tenant séance avec son conseil, apprit que des troupes françaises, conduites par le comte de Fourille, s’étaient glissées pendant la nuit dans la forêt de Haye et se dirigeaient sur sa capitale.

Il n’eut que le temps de monter à cheval et de s’échapper. Il arriva à dix heures du soir, exténué, couvert de boue, dans un château près de Mirecourt. La châtelaine lui demandant s’il s’était égaré à la chasse. « Non, répondit-il, je ne suis pas le chasseur, je suis le gibier qui se sauve ! ».

Peu après, le maréchal de Créqui entrait dans Nancy avec 25 000 hommes. Il y passa quarante-huit heures installé au palais ducal, couchant insolemment dans le lit du Duc. La noblesse rejoignit Charles IV à Épinal. Mais toute résistance était impossible. Le maréchal s’empara sans difficulté des places où le Duc avait pu mettre quelques soldats. Châtel, Épinal, Longwy firent à peine un semblant de défense. En six ou sept semaines, la Lorraine était entièrement occupée.

Charles, après avoir erré dans les cantons les plus sauvages des Vosges, où il songeait sans doute à organiser une guerre de partisans, craignit de tomber aux mains de Créqui, et se décida à passer en Allemagne. Il y fut rejoint par un grand nombre de gentilshommes et par les soldats de ses vieux régiments.

Enfin, après avoir tenté en vain de nouvelles négociations avec Louis XIV, il se donna entièrement à la coalition contre laquelle la France entreprenait la guerre, qu’on a appelée la guerre de Hollande.

Charles IV y prit une part brillante, mais toujours dans une situation secondaire. Il obtint, grâce à son activité et à sa science de manoeuvrier, des avantages qui ajoutèrent à sa gloire militaire. Il était avec les alliés pendant cette admirable campagne de 1674 menée en Alsace par Turenne, et se consola de la défaite de ses amis par une raillerie : « J’ai vu un prince par la grâce du roi faire repasser le Rhin à cinq princes par la grâce de Dieu ! ».

En 1673, Louis XIV, passant en Lorraine pour aller conquérir la Franche-Comté, s’était arrêté quelques jours à Nancy. Il logea avec la reine et la cour au palais ducal et il en vanta le bon aménagement. « Le Louvre, dit-il, n’est pas plus habitable ! ».

Charles eut du moins la joie suprême pour son coeur de soldat. Après la mort de Turenne (1675), il dirigea les opérations avec une vraie supériorité et eut le plaisir de battre à Consarbrück le maréchal de Créqui, l’impitoyable oppresseur de la Lorraine (11 août 1675). Il se flattait d’envahir l’Alsace et de reconquérir bientôt son duché. Il songeait aussi, et cette fois sérieusement, étant dégoûté de ses alliés, à faire un traité définitif avec la France.

Mais une apoplexie foudroyante l’enleva dans la nuit du 17 au 18 septembre 1675. Ses soldats le pleurèrent.

La Lorraine, dans sa fidélité opiniâtre, s’émut de la disparition du héros fantasque qui avait été un si mauvais maître et lui avait fait tant de mal, et qui, après lui avoir pris pendant cinquante ans son dévouement aveugle, le sang de ses enfants, ses richesses, l’avoir dépeuplée, couverte de ruines, livrée aux aventuriers, à la famine et à la peste, ne lui avait rien laissé en échange, ni une institution, ni un monument, ni des travaux utiles, pas même une autre fondation que Bosserville.

Comment expliquer la popularité persistante d’un tel souverain ?

M. de Dumast a dit le mot juste : « Le Duc, quel qu’il fût, était un symbole vivant de l’indépendance nationale. L’amour célèbre des Lorrains pour leurs princes n’était que l’amour de la patrie ! ».


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Charles IV (1624 – 1675) et Mazarin

Charles IV

 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

La mort de Richelieu et de Louis XIII offrait une occasion favorable à Charles IV pour faire sa paix avec la France. La régente Anne d’Autriche, dont il s’était toujours montré le chevalier fidèle, était certainement bien disposée à son égard et lui avait souvent témoigné une familiarité affectueuse. On négocia, mais on ne put s’entendre.

Mazarin, le nouveau ministre, n’était pas moins exigeant que Richelieu et, d’autre part, le Duc, tout plein de sa gloire de Nordlingen, ne tenait peut-être pas beaucoup à rentrer en Lorraine. Sa vie de condottiere, dans un camp en été, à Bruxelles en hiver, avec une armée dont il était l’idole, lui convenait beaucoup mieux.

La politique de la France n’était pas changée. L’Espagnole Anne d’Autriche et son premier ministre, l’Italien Mazarin, continuaient la guerre contre l’Empire et l’Espagne. Quatre jours après la mort de Louis XIII, le jeune duc d’Enghien, qui devait être le grand Condé, gagnait cette victoire de Rocroi qui inaugura avec tant d’éclat le règne de Louis XIV (19 mai 1643).

Charles IV passa en Allemagne avec son armée pour secourir son oncle l’électeur de Bavière qui était menacé par les Franco-Weimariens, que commandait Guébriant. Cet illustre maréchal, ayant été blessé mortellement au siège de Rothweil en Souabe (17 novembre 1643), ses deux lieutenants, le comte de Rantzau et Rosen, après avoir pris la place, se brouillèrent et se séparèrent pour ramener leurs troupes par deux routes différentes.

Charles IV se mit à leur poursuite et par une marche aussi hardie que savante, les gagna de vitesse, se plaça entre eux près de Tuttlingen, les surprit, les enveloppa l’un après l’autre, et fit prisonniers les deux généraux français, sept ou huit cents officiers, neuf mille soldats (24 novembre 1643).

Les rigueurs d’un hiver exceptionnel empêchèrent le général de profiter de sa double victoire. Quant à la Lorraine, elle ne tira aucun avantage de la gloire de son souverain.

Cependant, comme la guerre ne se faisait pas chez elle, elle se remit un peu dans les années qui suivirent. Elle était administrée par un nouveau gouverneur, le marquis de La Ferté-Senneterre, homme dur et avide, qui exigeait d’énormes contributions, mais qui maintenait l’ordre et la justice et assurait la sécurité des travaux par l’exacte discipline de son armée. Il admirait la laborieuse constance des paysans lorrains dont il disait que « pour les ruiner, il faudrait leur couper les bras ».

En 1644, il ne restait plus à Charles IV d’autre place que celle de La Mothe. Il en avait complété la défense avant de s’éloigner de la Lorraine et y avait mis une bonne garnison. La Force proposa à Mazarin d’en faire le siège. Les opérations commencées en décembre se continuèrent pendant plusieurs mois.

La garnison et les habitants rappelèrent, par leur courageuse résistance, le siège de 1634. Un officier de mérite nommé Cliquot y commandait. Au mois de juillet, une mine ayant fait sauter le bastion Sainte-Barbe et ouvert une large brèche. Les Français offrirent une capitulation honorable qui fut acceptée. La garnison devait sortir avec les honneurs de la guerre et il fut stipulé que les habitants ne souffriraient aucun dommage dans leurs personnes ni dans leurs biens.

Cliquot et ses troupes purent en effet se retirer sans être inquiétés dans le Luxembourg (7 juillet 1645). Mais la population, au mépris de la convention, fut chassée de la ville. On enjoignit à tous les habitants d’enlever leurs meubles et de s’éloigner. Ils protestèrent en vain contre la violation de la capitulation.

Mazarin, plus implacable que Richelieu, ordonna de ne pas laisser pierre sur pierre. Quinze cents paysans furent amenés de la Champagne pour démolir les édifices et toutes les maisons. Il ne resta bientôt plus de cette vaillante forteresse qu’un monceau de ruines et un glorieux souvenir. Le clergé emporta les reliques, les habitants se réfugièrent dans les bourgades voisines.

Un tel acte de déloyauté et de sauvage barbarie était bien fait pour exaspérer le sentiment national en Lorraine. La honte en est restée sur le nom de Mazarin.

Charles, qui était campé entre la Sambre et la Meuse, songea à secourir La Mothe. Mais le duc d’Enghien, qui passait par le Barrois, lui barra la route. Il vécut les années suivantes dans les Pays-Bas, servant les Espagnols, étonnant et amusant tour à tour les populations par son caractère agité, ondoyant et divers jusqu’au détraquement.

En 1645, il se réconcilie avec l’Église, fait amende honorable et se sépare de Béatrix. Mais bientôt, il remplit Bruxelles du bruit de sa passion pour la fille d’un bourgmestre. Il parle d’un troisième mariage.

Pour plaire, il se mêle aux fêtes populaires, et y triomphe par son adresse, il abat le papegai, on l’acclame roi de la kermesse, il organise une cavalcade où il représente Godefroi de Bouillon, et il convie ses sujets d’un jour à des banquets pantagruéliques.

En 1647, évolution inattendue. Il se rapproche de Nicole, lui écrit des lettres tendres. Mais, tandis que la pauvre princesse, redoutant une comédie, négocie avec réserve, il se dégage par un billet railleur et va rejoindre Béatrix à Gand.

Des conférences pour la paix, ouvertes en 1644, se prolongèrent à Munster et à Osnabruek et aboutirent enfin au traité de Westphalie qui, entre autres stipulations, confirma à la France la possession des villes de Metz, Toul, Verdun (1648). Ce fut en vain que le duc de Lorraine demanda d’être compris dans le traité pour rentrer dans son duché. L’empereur, oublieux de Nordlingen et de Tuttlingen, refusa d’embarrasser les négociations avec les intérêts de son allié.

Le Duc, irrité de cette ingratitude, se rapprocha de Mazarin et fit des propositions au Conseil de régence. Il offrait de céder, outre les villes désignées au traité de Paris, tout le Barrois mouvant, si on lui rendait le reste de ses États, y compris Nancy. Ces ouvertures furent repoussées. Charles se consola dans les plaisirs de Bruxelles. Pour subvenir à ses dépenses, il continuait à lever des taxes dans son duché, dont les habitants, avec une constance inébranlable, consentaient à s’imposer des sacrifices pour une cause perdue.

Malgré les dures leçons que lui donnait sa mauvaise fortune, il ne cessait de former des projets chimériques. Il songea à se faire élire empereur. Puis il s’occupa d’un projet de restauration du fils de Charles Ier d’Angleterre. Il envoya des sommes considérables aux amis du prétendant, recruta des soldats, arma même un vaisseau de guerre qu’il appela « l’Espérance de Lorraine ».

Les troubles de la Fronde, commencés en 1648, ouvrirent à son ardente imagination de nouvelles perspectives. Le moment lui sembla enfin venu de jouer le grand rôle qu’il avait toujours rêvé.

Le prince de Condé avait d’abord défendu Mazarin et la cour. Pour se l’attacher tout à fait, l’habile ministre avait consenti à lui céder « pour en jouir souverainement », les villes arrachées à la Lorraine depuis 1641, savoir Stenay, Jametz, Dun et Clermont.

Le rusé Italien trouvait dans cette concession cet autre avantage inappréciable d’empêcher toute alliance sérieuse entre Condé et le duc lorrain. D’autre part, Mazarin entamait des négociations, avec le Duc et lui faisait écrire des lettres affectueuses par la régente.

En 1650 (18 janvier) eut lieu l’arrestation des princes, à la grande joie de Charles qui ne pardonnait pas à Condé de s’être fait livrer des villes de ses États. Cependant, il ne tarda pas à se prononcer pour la Fronde et prêta à Turenne, entraîné dans le soulèvement, une partie de son armée. Ce qui fut plus sage, il envoya son meilleur lieutenant, le comte de Ligniville, en Lorraine pour tenter de reprendre ses domaines.

Éclatant succès tout d’abord. Épinal, Mirecourt, Neufchâteau, Commercy et plusieurs châteaux furent pris sans lutte. Bar-le-Duc fut aussi occupé, et Nancy menacé (1650). Si Charles IV était venu lui-même avec toutes ses forces, il aurait probablement recouvré son duché. Mais, à la grande déception de ses amis, il ne bougea pas de Bruxelles. Il se livrait déjà à d’autres calculs. Il comptait sur son habileté diplomatique et négociait avec la cour de France, ne doutant pas qu’il fût de force à jouer Mazarin.

Pendant ces pourparlers stériles, La Ferté rentrait en Lorraine, reprenait une à une les villes conquises par Ligniville et achevait la déroute de ce général à Saint-Mihiel. Les Lorrains prêtés à Turenne ne furent pas plus heureux et partagèrent sa défaite à Rethel.

En janvier 1651, coup de théâtre. Il apprend que les princes sont délivrés, que Mazarin, proscrit et fugitif, se présente à ses avant-postes. Il le reçoit avec honneur, lui fournit une escorte et le fait conduire jusqu’à Bruhl près de Cologne. Alors aussi, il redouble d’activité diplomatique, il négocie avec tout le monde, louvoie entre tous les partis. Il a près de lui des agents de la cour, des émissaires des princes et reste étroitement lié avec l’Espagne. Il se flatte d’être l’arbitre de la situation.

Au mois d’avril 1652, il se résout à frapper le coup décisif en se portant sur Paris même, avec son armée, pour dicter ses conditions. Il se fait précéder d’un manifeste adressé à tous les bons Français. Ce document n’est qu’une déclamation ridicule contre la France et surtout contre le cardinal Mazarin. Il rappelle les violences dont il a été victime, les ravages commis dans ses États, la ruine des villes, des bourgs, des villages, des églises, des abbayes. Il déclare qu’il vient se joindre aux princes pour rétablir la paix, rendre la liberté au roi et punir le cardinal auteur de tous les troubles.

Mazarin, déjà revenu d’exil, s’émeut si peu de ces diatribes, qu’il maintient un affidé auprès de lui et continue à lui faire écrire par la reine les lettres les plus amicales. Les princes et les Espagnols, de leur côté, s’efforcent par des messages journaliers de rattacher à leur cause. Il se rit de tous et continue sa route dans ces conditions singulières, que son armée était soldée par l’Espagne et hébergée sur la route par les soins des commissaires français.

L’armée royale était commandée par Turenne que la cour avait regagné et qui pressait vigoureusement Etampes où s’étaient cantonnées les forces des princes. Le maréchal s’était flatté de fermer le passage au duc de Lorraine.

Un jour, Charles intercepte une lettre qui portait ces mots adressés au cardinal : « J’ai mis bon ordre à tout et tellement bouché les avenues que Son Altesse, prudente comme elle est, ne se hasardera jamais à vouloir passer ». Charles écrit sur le dos de la lettre : « Monsieur de Lorraine passera, en dépit de tout le monde ! » et renvoie le courrier. Puis, avec une merveilleuse habileté, il gagne un gué qu’il avait remarqué au temps de son premier séjour en France, passe la Marne, se glisse à travers l’armée royale et vient camper à Villeneuve-Saint-Georges. Le 2 juin, à dix heures du soir, il entrait à Paris. Le prince de Condé et le duc d’Orléans étaient allés au-devant de lui jusqu’au Bourget.

Malgré l’heure avancée, la population parisienne se pressa sur son passage et lui fit une réception bruyante. Le Duc fut l’objet d’un engouement universel. Les hommes du métier vantaient la marche de son armée si savamment conduite des Flandres à Paris. Les classes ouvrières admiraient sa fière tournure, relevée par le prestige de ses audaces. Les héroïnes de la Fronde étaient émerveillées de son grand air, de son assurance, de sa parole spirituelle, hardie et colorée (souvent grossière).

Lui, enjoué, l’accent gouailleur, se raillant de tout et de tous, s’amusait de cette triomphante aventure. Il allait de fête en fête, courait les bals et les divertissements de toutes sortes. Il refusait de s’ouvrir sur ses desseins, sur sa politique. Si les dames l’interrogeaient, il prenait une guitare et les invitait à danser. Le cardinal de Retz ayant voulu aborder les questions du jour, il tira un gros chapelet de sa poche et marmotta des patenôtres.

Ce qui hâta le dénouement, c’est que son orgueil se heurta à celui du grand Condé, dont il se croyait tout au moins l’égal comme prince souverain, et qui, quoique ayant besoin de lui, affectait une injurieuse bailleur à son égard. Il ne pouvait pas, du reste, lui pardonner de retenir les villes de Lorraine que lui avait cédées Mazarin.

Dans son dépit, il se décida à traiter avec la cour. Ce fut la dernière bouffonnerie de son voyage.

Un soir, on vit paraître sur la place Royale Mle de Chevreuse accompagnée d’une religieuse de haute taille (au moins six pieds) qui se couvrait le visage d’une écharpe. D’autres dames descendirent de leur carrosse. Mais l’une d’elles, Mle de Rambouillet, ayant appris que la prétendue religieuse était le duc de Lorraine déguisé, forma le projet de l’enlever et de le faire jeter dans la Seine par ses laquais. Heureusement pour lui, le Duc refusa de monter dans sa voiture et échappa ainsi à un grand danger. Mle de Chevreuse le conduisit chez M. de Châteauneuf, un ancien ministre resté l’agent de la reine. Celui-ci mena si rondement les pourparlers, qu’à minuit, il put écrire à la régente que l’accommodement était bâclé et signé.

Il avait été convenu que l’armée royale, lèverait le siège d’Étampes et que Charles IV ramènerait ses troupes en Flandre. La convention fut exécutée. Turenne se retira, mais, se défiant des fourberies du prince, il vint camper à Villeneuve-Saint-Georges en face des Lorrains. On crut un instant à une bataille. En une nuit, Charles fit improviser de très beaux travaux de défense en vue d’une prochaine attaque. Mais le malentendu n’eut pas de suite et le Duc regagna par étape la Flandre, laissant le parti des princes furieux, les Parisiens dépités de n’avoir pas eu le spectacle d’une bataille entre les deux victorieux de Nordlingen et tous les gens sensés se demandant en vain une explication de la conduite du prince lorrain (fin juin 1652).

Charles IV n’avait fait que des mécontents, sans rien gagner pour lui-même. Les Espagnols surtout, étaient fort irrités et lui reprochaient d’avoir commis une véritable trahison en délaissant les princes. Il ne pouvait se relever qu’en se prononçant hautement contre la cour. Sa mobilité d’humeur s’y prêtait, il n’hésita pas à changer de parti et ramena son armée en France.

Comme dans son premier, voyage, il trompa adroitement la vigilance de Turenne et, le 6 septembre 1652, il établissait son camp dans la plaine de Charenton.

Les événements avaient marché pendant son absence. Le prince de Condé avait failli périr à la porte Saint-Antoine et avait été sauvé par les canons de Mle de Montpensier. Il était maître de Paris, mais ses violences avaient indisposé la population contre lui. Sa position devenait de plus en plus difficile.

Mazarin, cédant en apparence à la mauvaise fortune, avait bien pris pour la deuxième fois le chemin de l’exil, mais il attendait à Bouillon l’heure favorable pour un retour définitif.

Charles IV ne retrouva pas à Paris sa popularité. On lui reprochait à la fois sa conduite si louche et les excès commis par ses soldats. Il fut publiquement insulté et se tira à grand’peine des mains de la foule ameutée. Il fallait lever enfin le masque.

Après de nouvelles négociations avec la cour, voyant tout accommodement sérieux impossible, il se décida, malgré ses vives répugnances, à se prononcer hautement pour les princes et les Espagnols. Il partit avec Condé qui avait promis de lui rendre Clermont. On dit que le grand Condé avait été séduit par l’existence libre et romanesque du duc de Lorraine et qu’il songea un moment à se faire, lui aussi, général d’une armée indépendante.

Les deux princes, également fiers et ambitieux, ne s’entendirent pas longtemps. Condé, nommé généralissime, obtint de l’Espagne tout ce qu’il voulut. Charles tomba en sous-ordre et ne put même obtenir que les villes lorraines livrées par Mazarin à Condé, lui fussent restituées. Se voyant si outrageusement dupé, il refusa d’agir de sa personne et se borna à prêter quelques troupes. Les premières opérations n’ayant pas réussi, on s’en prit naturellement aux Lorrains.

Condé dénonça lui-même à la cour d’Espagne le mauvais vouloir du Duc. Celui-ci avait d’ailleurs un ennemi implacable qu’il avait mortellement blessé par de sanglantes railleries. C’était le gouverneur des Pays-Bas, le comte de Fuensaldana. Il fit croire que Charles projetait de passer avec son armée au service de la France et obtint l’ordre de se saisir de sa personne. On profita de la saison où les troupes étaient dispersées dans leurs quartiers et, le 26 février 1654, Charles, convoqué à une séance du conseil, fut arrêté dans le palais. Le lendemain, on le transporta à la citadelle d’Anvers.

Cette abominable violation du droit des gens produisit une émotion énorme en Europe. Toutes les cours se sentirent blessées par cet attentat commis contre un prince souverain.

Mazarin se hâta d’en écrire au duc François-Nicolas qui, ayant perdu sa femme la princesse Claude, vivait alors retiré à Vienne avec ses enfants et il l’invita à venir sans retard prendre le commandement de l’aimée lorraine. Le prince se rendit aussitôt à Bruxelles. Il trouva l’armée lorraine dans le désespoir et l’indignation.

Charles était, pour ses défauts autant que pour ses qualités, adoré de ses soldats. Ils voulaient tout mettre à feu et à sang pour rendre la liberté à leur général. Nicolas, qui avait eu fort à se plaindre de son frère et qui était peu sérieusement affligé de sa captivité, calma les troupes et leur persuada que le meilleur moyen de faire sortir leur chef de sa prison était de continuer à servir l’Espagne.

Charles resta cinq mois à Anvers, puis on l’envoya en Espagne et il fut enfermé dans une tour de Tolède. Son logement, étroit, humide et malsain, avait des fenêtres munies de barreaux de fer. Une vraie prison. « On n’aurait pas traité de la sorte, disait-il, un simple capitaine d’infanterie ! ».

Au moment où il semblait abandonné de tous, Charles IV fut défendu par quelqu’un à qui il ne songeait guère. Ce fut sa femme légitime, la touchante princesse Nicole, qu’il avait si brutalement accablée de tant d’humiliations et qui s’était mise à l’aimer. Elle parvint à entrer en rapport avec son mari et entreprit des démarches pressantes pour obtenir sa liberté.

Charles touché pour la première fois de sa conduite généreuse, lui envoya par une voie sûre un acte signé de sa main qui l’investissait de pleins pouvoirs pour régler et ordonner pendant son absence tout ce qui regardait l’administration de ses États et la direction de ses troupes. Il avait joint à cette pièce un ordre qui prescrivait au comte de Ligniville de quitter le service de l’Espagne.

La Duchesse, ayant pris le conseil des princes de sa maison résidant en France, traita avec la cour. Mazarin montra le plus grand zèle pour ses intérêts. Nicole fit en même temps parvenir une copie de ses pouvoirs au chef de l’armée lorraine et le somma d’obéir aux ordres de Son Altesse.

Cependant, Charles essayait de jouer double jeu. Il offrait à l’Espagne, pour prix de sa liberté, de lui céder son armée, à la réserve de quatre régiments seulement (8 septembre 1655). Le traité fut signé, mais lorsqu’il arriva à Bruxelles, l’armée était en pleine dislocation. Les soldats refusaient de rester au service d’une puissance ingrate et félonne. Déjà, en janvier deux régiments étaient passés en France. Le 13 novembre, le marquis d’Haraucourt en emmena quatre autres. Tout le reste bientôt passa la frontière.

Le roi Philippe IV se vengea durement sur le Duc, qui fut plus étroitement resserré dans sa prison. Les nombreuses tentatives faites pour faciliter son évasion, échouèrent.

La duchesse Nicole ne réussit pas mieux dans ses démarches. Elle attendrit toute l’Europe, depuis le pape jusqu’à l’empereur, mais elle n’obtint aucun secours effectif. La malheureuse princesse, poursuivie par une implacable fatalité, n’eut même point la suprême compensation à laquelle elle avait tant de droit et mourut sans avoir réalisé son dernier espoir, la délivrance de son ingrat mari. Elle mourut en 1657 et Charles IV, dans son dur égoïsme, ne trouva pas un mot de remords, ni même de regret.

Tandis que le Duc se morfondait dans sa prison, la lutte se prolongeait entre la France et l’Espagne ou plutôt entre Turenne et Condé. Les vingt régiments de Lorraine faisaient merveille et Turenne loua publiquement les généraux d’Haraucourt, de Ligniville et de Lenoncourt de la part brillante qu’ils avaient prise à ses opérations victorieuses, et notamment à la bataille des Dunes.

L’Espagne, à bout de forces, est enfin obligée de faire des ouvertures pour la paix (1658). Les deux ministres, Don Luis de Haro et Mazarin, se rencontrent sur la Bidassoa et ouvrent le 13 août 1659 les célèbres conférences qui aboutirent à la paix des Pyrénées.

On y règle, sans le consulter, les intérêts du duc prisonnier et les conditions auxquelles il serait remis en liberté. Il rentrerait en possession du duché de Lorraine, on lui rendrait même Nancy, dont les fortifications seraient rasées jusqu’au sol. Mais le duché de Bar serait réuni à la France et un passage d’une demi-lieue de large serait tracé à travers la Lorraine, pour permettre aux troupes françaises d’aller de Champagne en Alsace.

Comme les conférences touchaient à leur fin, on apprit que le maréchal de Grammont se rendait en grand appareil à Madrid avec la mission de demander la main de l’infante Marie-Thérèse pour le roi Louis XIV. La cour d’Espagne fit aussitôt annoncer à Charles IV qu’il était libre.

Le roi d’Espagne, craignant sans doute d’entendre de justes reproches sur sa déloyauté, refusa de voir le Duc à son départ. Il sortit de prison dans le plus triste équipage, n’ayant d’autre suite que quelques pauvres domestiques. Il se rendit aux conférences.

Comme il n’avait rien perdu de son indomptable fierté, il voulut se présenter en prince souverain. Le roi lui ayant fait remettre pour sa route 12 000 ducats, il déclara qu’il n’en garderait rien pour lui et les distribua à cinquante gentilshommes espagnols dont il se forma une magnifique maison militaire qui l’accompagna jusqu’à la frontière.

Luis de Haro et Mazarin lui firent une belle réception, mais résistèrent à toutes ses protestations, mêlées de menaces, d’instances, d’imprécations et de cajoleries. Le 8 novembre 1659, on célébra par des Te Deum le rétablissement de la paix entre la France et l’Espagne.

Charles IV, désespéré, furieux, partit pour Blois où il retrouva son beau-frère Gaston et sa soeur Marguerite, son frère Nicolas-François et le prince Charles, son neveu. Il se rendit ensuite à Avignon pour traiter avec la cour. On dit qu’il fut vivement impressionné par la majesté prématurée du jeune roi Louis XIV.

Il discuta avec Mazarin, puis avec Lyonne, les clauses si dures du traité des Pyrénées qui le concernaient, et passa toute l’année 1660 à Paris, poursuivant ses laborieuses négociations. Il se montra d’ailleurs tel qu’il était avant sa captivité. La tour de Tolède ne l’avait pas assagi : il avait toujours ses allures étourdies et quelquefois bouffonnes.

Tout à coup, il devient jaloux de son neveu, dont la brillante jeunesse l’inquiète. Comme il était question du mariage du prince avec Marie Mancini, la nièce de Mazarin, qui avait failli épouser Louis XIV, le vieux duc imagine de se présenter lui-même en rivalité.

Mais Mazarin, ayant intercepté une de ses lettres à Béatrix dans laquelle il lui disait de ne point s’inquiéter, et qu’il n’avait d’autre but que de s’amuser et de berner le ministre, répond à ses ouvertures par une lettre dédaigneuse. Le neveu, d’ailleurs, est aussi écarté et le cardinal marie sa nièce à un prince italien, le connétable Colonna, afin de la tenir éloignée de Paris et de la cour de Marie-Thérèse.

Enfin le 28 février 1661, Mazarin, qui devait mourir neuf jours après, obéissant peut-être à un tardif remords (*), lui accorde les concessions qu’il sollicitait depuis si longtemps. Par la convention de Vincennes, il obtient la restitution de ses deux duchés, à l’exception de quelques places, sous la condition qu’il fera hommage pour le Barrois mouvant et renoncera à toute alliance avec les ennemis de la France.

(*) Mazarin avait été envoyé en France par le pape, pour y défendre les intérêts du duc de Lorraine. Il les sacrifia sans scrupule à la politique de Richelieu. Cette trahison fut la première origine de son étonnante fortune.

Charles IV (1624 – 1675) et Richelieu (2)

Charles IV

 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Le siège de la petite ville de La Mothe est un des épisodes qui ont laissé à bon droit un long souvenir dans la mémoire des Lorrains.

Cette place était située dans le Bassigny, tout près de la Champagne et de la Bourgogne. Elle occupait une hauteur de difficile accès et avait été fortifiée avec soin. Les vivres et les munitions y abondaient, mais elle n’avait comme garnison que 220 soldats et quatre compagnies de milice bourgeoise. Le gouverneur était M. de Choiseul, marquis d’Ische, un vaillant soldat et un habile homme de guerre.

L’armée française apparut dans le voisinage le 8 mars 1634. Elle était conduite par le maréchal de La Force qui se contenta d’abord d’organiser un étroit blocus et s’éloigna même pour aller soumettre la forteresse de Bitche.

Mais en son absence, les opérations s’engagèrent vivement. Toute la population prenait part à la lutte. Les femmes elles-mêmes étaient armées, bravaient l’ennemi et descendaient la colline pour couper de l’herbe pour les bestiaux et faisaient le coup de feu au besoin. Un capucin, le père Eustache, frère de M. de Choiseul, n’osant par scrupule se servir d’un mousquet, faisait rouler des pierres sur les assiégeants.

La lutte continua avec le même acharnement pendant plusieurs semaines. Le 25 juillet, une mine fit sauter le bastion Saint-Nicolas et ouvrit une large brèche par laquelle les assiégeants s’élancèrent avec furie. Mais ils furent repoussés par les soldats et les habitants. Ce fut le dernier acte de cet admirable drame militaire.

M. de Germainvilliers, qui avait pris le commandement après la mort de Choiseul, réunit les officiers survivants et demanda leur avis. Ils furent unanimes à déclarer que la défense était devenue impossible. Le maréchal de La Force accorda une capitulation honorable. La garnison, qui ne comptait plus qu’une centaine d’hommes valides, obtint de sortir avec armes et bagages, tambours battants, mèche allumée et enseignes déployées ; elle se retira en Franche-Comté. Les bourgeois furent autorisés à rester dans la ville ou à la quitter à leur gré. Les volontaires purent s’en retourner libres chez eux (26 juillet 1634).

Le maréchal ne trouva d’autre butin à prendre qu’un certain nombre de caisses remplies de titres de toutes espèces que Charles IV avait envoyés en dépôt dans la forteresse. Richelieu ordonna de les transporter à Paris. Ils furent déposés à la Sainte-Chapelle et fournirent de précieux matériaux pour les polémiques des érudits et des jurisconsultes.

Après la chute de La Mothe, toute résistance cessa en Lorraine. Toutefois, sur beaucoup de points, les paysans, exaspérés par les violences de la soldatesque, organisèrent une guerre de partisans.

Désormais, l’annexion était accomplie en fait.

Louis XIII, pour premier acte de souveraineté, mit la main sur la justice. Par édit du 17 septembre, il décida que le Barrois mouvant resterait dans le ressort du parlement de Paris, et le Barrois non mouvant dans la juridiction de la cour des Grands Jours siégeant à Saint-Mihiel.

Mais il créa à Nancy un conseil souverain qui devait connaître toutes affaires civiles, criminelles, police, domaine, imposition, aides, tailles, finances. Le conseil d’État, la chambre des comptes, la cour des aides, furent supprimés. Tous les fonctionnaires, magistrats, officiers de tout ordre furent invités à prêter serment de fidélité au roi. On l’exigea même de tous les gentilshommes et des simples particuliers. Les particuliers seuls résistèrent. Le nom de Louis XIII, par décision du conseil souverain, fut substitué à celui de Charles IV dans les prières publiques.

La famille ducale était poursuivie avec une implacable rigueur. Le 5 septembre, le parlement de Paris avait rendu un arrêt qui déclarait nul le mariage de Gaston et de Marguerite et, en raison du rapt commis par le duc Charles, le cardinal Nicolas-François et la princesse de Phalsbourg, les bannissait à perpétuité du royaume de France, et prononçait la confiscation des biens qu’ils y possédaient. L’arrêt ajoutait qu’une pyramide serait élevée sur la principale place de Bar avec une inscription rappelant la félonie de Charles IV et son châtiment. Le Duc furieux jura qu’il punirait cette insolence « sur tous les mangeurs de papiers ».

Charles n’avait pas fait un mouvement pour sauver l’héroïque forteresse de La Mothe. Il est vrai qu’il était alors en Allemagne, occupé à guerroyer contre les Suédois et la Ligue protestante. Son oncle, Maximilien de Bavière, se démit en sa faveur du commandement de la Ligue catholique. Il fit d’autre part appel à ses fidèles Lorrains. Ils vinrent par milliers et il reforma ses anciens régiments. Il trouvait en face de lui, deux des meilleurs généraux formés à l’école de Gustave-Adolphe, le comte de Horn et Bernard de Saxe-Weimar. L’armée impériale et une armée espagnole se joignirent à lui.

La rencontre générale eut lieu à Nordlingen en Souabe. On se battit avec acharnement pendant deux jours. Les Suédois et leurs alliés perdirent 15 000 hommes, 4 000 prisonniers, 60 pièces de canon et 500 drapeaux ou cornettes. Ce fut la plus belle journée de sa carrière militaire.

De l’aveu de tous, amis et ennemis, c’est à lui qu’on dut la victoire. Ses habiles dispositions, ses ordres fermes et précis, son autorité sur les troupes, sa fougue héroïque sur tous les points menacés excitèrent l’enthousiasme universel.Lorsqu’il rentra dans son quartier, la « redoutable infanterie espagnole » l’acclama avec admiration et il trouva sa tente pavoisée de cent vingt drapeaux conquis par ses Lorrains (5 et 6 septembre 1634). On dit que le Duc, enivré de son triomphe, fit frapper des médailles portant cette légende : Carolus rex Austrasix.

Pendant l’hiver, il répondit aux créations judiciaires de Louis XIII en instituant une cour souveraine, qu’il établit provisoirement dans la petite ville de Sierck. Les Lorrains, fidèles au prince proscrit, et qui ne voulaient point reconnaître les tribunaux français, vinrent plaider à Sierck, et les arrêts de la cour étaient signifiés et exécutés en Lorraine malgré la police du roi.

L’année suivante, Charles rentra en Lorraine. Il s’empara de Remiremont, puis s’établit à Rambervillers. Avec un peu plus de vigueur et d’élan, il aurait peut-être obtenu des avantages plus décisifs.

Déjà plusieurs soulèvements s’étaient produits. L’esprit national se réveillait partout, une insurrection générale semblait près d’éclater. Mais le Duc resta inactif. Cet homme en apparence si fougueux, si prompt à la main, était parfois hésitant et perdait un temps précieux.

Le mouvement fut cependant assez sérieux, pour obliger le roi à venir lui-même avec une armée. Il put juger du patriotisme et du dévouement des Lorrains.

Il assiégea Saint-Mihiel, ville presque ouverte, et y fut arrêté longtemps. Après la reddition de la place, il manda devant lui le gouverneur et lui reprocha sévèrement d’avoir résisté dans une ville qui n’était pas tenable.

« Sire, lui répondit le gentilhomme lorrain, si Votre Majesté avait commandé à un de ses gentilshommes de défendre un moulin à vent et qu’il ne l’eut pas fait, Votre Majesté l’aurait fait décapiter. Son Altesse, mon maître, m’en aurait fait autant si j’avais manqué à lui obéir ». Louis XIII, peu généreusement, au mépris de tout droit, envoya les officiers à la Bastille et les soldats aux galères.

La guerre prenait alors son caractère définitif. La France, qui s’était jusqu’alors contentée d’appuyer les Suédois de ses subsides, se jeta directement dans la lutte en 1635. La Lorraine fut inondée de troupes et eut à souffrir cruellement.

Alors eut lieu l’effroyable saccagement de Saint-Nicolas-de-Port.

C’était une des plus importantes villes de la Lorraine, bien supérieure à Nancy par sa population et par ses richesses. Simple pèlerinage à l’origine, elle était devenue peu à peu, un centre de commerce. Ses foires étaient les plus fréquentées de toute la région de l’Est. Les marchands y affluaient chaque année de toutes les contrées voisines.

Elle n’était couverte que d’un simple mur. Tous les belligérants se jetèrent sur elle. Gallas et ses Allemands la pillèrent les premiers. Les Français du maréchal de La Force vinrent à leur tour y faire le butin. Enfin les Suédois s’y ruèrent comme une horde de sauvages.

Après avoir pillé les quartiers les plus riches, ils enfoncèrent les portes de la magnifique église, s’emparèrent des vases sacrés, profanèrent les hosties, brisèrent les statues, brûlèrent la toiture et les charpentes des tours. Pendant six ou sept jours, les scènes les plus horribles se succédèrent. Tous les bandits vinrent se joindre aux Suédois. La ville entière fut mise à sac. Les deux tiers des maisons furent incendiées. De nombreux habitants furent assassinés, les autres prirent la fuite. La population fut réduite à quelques centaines d’habitants. C’en était fait de cette florissante cité, elle ne s’est pas relevée depuis (novembre 1635).

Charles IV ne fit rien ou ne put rien pour empêcher ces actes de brigandage. L’armée impériale se contenta d’observer. Le maréchal de La Force et Bernard de Saxe-Weimar laissèrent faire.

Les années qui suivirent (1635-1641) furent les plus malheureuses de l’histoire de la Lorraine. Les populations foulées, pillées, violentées par les armées ennemies qui, par instant, comptèrent ensemble plus de 150 000 hommes, connurent les extrémités de la plus affreuse misère.

La culture des champs était devenue presque impossible. Le peu de récolte que le paysan parvenait à obtenir dans quelques quartiers, était enlevé pour la nourriture des soldats. La famine sévit avec toutes ses horreurs.

Les historiens disent qu’on n’avait rien vu de comparable depuis le siège de Jérusalem. On mangea de la chair humaine. Les Suédois commirent surtout d’effroyables excès. Leur férocité a laissé dans la mémoire du peuple, des souvenirs que rien n’a jamais pu effacer.

Mais il est vrai de dire aussi, que les armées de France et d’Allemagne, dont une partie était recrutée parmi les mercenaires, prirent part à ces barbaries, et des Lorrains même, chassés de leurs maisons, exaspérés par les calamités qui pesaient sur eux, se livrèrent au brigandage. Beaucoup s’enfuirent, poussant droit devant eux, sans savoir où ils allaient et cherchèrent des refuges en Bourgogne et en France.

La dépopulation prit des proportions effroyables, d’autant plus que la peste ravagea le pays pendant plusieurs années. Des milliers de familles périrent dans les villes. Des bourgs et des villages abandonnés disparurent du sol. L’historien Digot cite quatre-vingts de ces localités qui n’ont pas laissé de trace, et dit qu’il faudrait en ajouter un grand nombre à la liste funèbre.

Richelieu et Louis XIII ne paraissent pas s’être émus au spectacle de ce peuple si cruellement opprimé. Ils ne voulurent voir que le résultat politique, c’est-à-dire l’affaiblissement d’une nationalité mourante qui serait hors d’état désormais de défendre sa liberté.

Aux ruines accumulées par les armées, ils ajoutèrent la démolition d’une multitude de châteaux et de forteresses dont, il est vrai, la plupart servaient de repaires aux bandits.

Dans l’insensibilité générale, il n’est que juste de relever les noms de deux hommes de coeur qui se firent bénir du peuple pour leurs sentiments humains et leur active charité : un prêtre lorrain, Pierre Fourier, et un prêtre français, saint Vincent de Paul.

Pierre Fourier était curé de la petite paroisse de Mattaincourt. Il était aussi le supérieur des chanoines réguliers de Lorraine, et avait fondé de belles institutions pour l’enseignement populaire. Très dévoué à la maison ducale, il avait approuvé le mariage de Nicolas-François avec la soeur de Nicole. Richelieu lui en voulut beaucoup, le fit poursuivre avec acharnement de retraite en retraite, et le força enfin à se retirer à Gray où il mourut à bout de forces. Mais il ne put l’empêcher, tant qu’il fut en Lorraine, de prodiguer ses consolations et ses secours aux malheureuses populations.

Saint Vincent de Paul (Monsieur Vincent, comme on l’appelait à la cour de Louis XIII) est resté dans le souvenir des hommes comme la personnification de la charité. Touché d’une pitié profonde, il parvint par des miracles d’éloquence à réunir des secours considérables (deux millions de livres), qu’il fit répandre par les mains de ses Pères de la Rédemption dans les campagnes de la principauté. Il sauva de la faim des milliers de pauvres gens.

Quant au duc Charles IV, le protecteur naturel de ces malheureuses populations, il se montra indifférent à leurs disgrâces. Rien ne troubla sa bonne humeur qu’il promenait en Franche-Comté, en Allemagne et dans les Pays-Bas. Il ne retranchait rien de ses plaisirs. Il allait de fête en fête et se donnait en spectacle aux populations qui applaudissaient sa merveilleuse adresse dans les carrousels.

En avril 1637, il s’avisa d’un nouveau genre de réjouissance. Il avait retrouvé à Besançon cette belle Béatrix de Cusance, dont il s’était occupé quelques années auparavant et qu’on avait mariée au prince de Cantecroix. Ce seigneur venait de mourir, le Duc affrontant le scandale, épousa la veuve. C’était un cas de bigamie. Mais de savants théologiens démontrèrent qu’il n’y avait aucune incorrection, le mariage avec Nicole étant entaché de nullité.

En ce moment, Charles se donna entièrement à l’Espagne qui lui conféra le titre de capitaine-général de la Franche-Comté, où il était très populaire pour avoir forcé le père du grand Condé à lever le siège de Dôle.

Avec une petite armée qui s’était attachée à sa fortune, il ressemblait de plus en plus à un chef de condottieri. De temps en temps, il faisait des pointes en Lorraine et il s’emparait de quelques places qu’il perdait bientôt. Le peuple, dont nous devons louer le patriotisme et la constance, restait, malgré tout, fidèle à sa cause parce qu’elle était, à ses yeux, celle de la nationalité et de l’indépendance.

Cependant, Charles IV se fatiguait du rôle de comparse qu’il jouait au profit de l’Espagne et de l’Autriche. Il se plaignait amèrement de l’ingratitude des alliés ou plutôt des maîtres qu’il s’était donnés.De son côté, Richelieu, préoccupé de la guerre générale, inclinait à croire qu’il serait plus sage d’ajourner l’annexion définitive d’une province ruinée qu’on serait probablement obligé de rendre à la paix. Il se décida à ouvrir des négociations avec Charles.

Comme elles traînaient en longueur, le Duc, avec son irréflexion ordinaire, résolut d’aller traiter directement, demanda un passeport et partit pour Paris dans les premiers jours de mars 1641.

Le roi le reçut très gracieusement, mais le renvoya au cardinal pour traiter de la paix. Celui-ci ne se relâchant d’aucune de ses exigences, Charles, après avoir discuté avec vivacité, finit par croire qu’il était, comme à Laneuveville, prisonnier du roi. Il consentit à tout.

Le traité fut signé le 29 mars. Dans un préambule humiliant, il faisait une sorte d’amende honorable et reconnaissait tous ses torts envers le roi. Il cédait les villes de Clermont, Jametz, Stenay et Dun. Il laissait Nancy aux Français jusqu’à la paix générale, rompait toute intelligence avec la maison d’Autriche, s’engageait à joindre ses troupes à celles du roi à première réquisition, et à donner le libre passage dans la Lorraine aux troupes royales qui auraient à se rendre en Alsace, en Franche-Comté ou en Bourgogne.

Une des clauses concernait la malheureuse Nicole. Le prince était allé la voir à l’hôtel de Lorraine. Comme il affectait de l’appeler toujours ma cousine : « Ne suis-je donc pas votre femme ? » lui dit la duchesse. Il s’inclina et sortit sans répondre. Il revint cependant et s’engagea à lui servir une pension annuelle de cent vingt mille livres tournois.

Ce traité de Paris fut appelé la petite paix, à cause de sa courte durée (29 mars 1641).

Charles s’était hâté de rentrer dans ses États. A Bar-le-Duc, il fut rejoint par un officier du roi qui l’invita à signer un acte portant ratification du traité, pour qu’il ne prétendît point plus tard n’avoir pas été libre à Paris. De Bar, il courut à Épinal, où il retrouva sa prétendue femme Béatrix. Il la prit avec lui et lui fit rendre tous les honneurs d’une souveraine dans les diverses parties de son duché.

Partout, il fut accueilli avec des transports enthousiastes. On voyait en lui le vivant symbole de la patrie. Il s’approcha de Nancy et, comme le gouverneur, du Hallier, lui en interdisait l’entrée, il s’établit au château de la Malgrange et vint faire ses dévotions à Notre-Dame de Bon-Secours. Sur toute la route, les paroisses rurales accouraient, le curé à leur tête avec la croix et l’eau bénite. Un curé fut assez simple pour y porter le Saint-Sacrement. On l’entourait, on poussait des cris de joie, chacun voulait le toucher. On lui déchira ses manchettes, ses habits. Quelques-uns lui prirent des cheveux et des poils de sa barbe, pour en faire des reliques.Au milieu de cette allégresse dont jouissait pleinement Béatrix, l’infortunée Nicole était oubliée de tout le monde, sauf peut-être de quelques paysannes qui, naïvement, criaient enjoignant les mains : « Dieu nous conserve monseigneur le Duc, ses deux femmes et son enfant ! ».

Ces démonstrations inquiétaient Richelieu. Cependant, il observa la convention et fit évacuer les villes qui, aux termes de cet arrangement, devaient être restituées.

Quant au Duc, il ne prenait pas au sérieux ses engagements. Déjà le 28 avril, peu après son retour à Épinal, il avait fait appeler un notaire et avait protesté par-devant témoins contre la violence qui lui avait été faite à Paris. Invité par le roi à joindre ses troupes à celles du maréchal de Châtillon, chargé de réduire le comte de Soissons et le duc de Bouillon qui étaient en pleine révolte, il se déroba sous divers prétextes. Il fit mieux. Il se lia par un traité secret avec les princes. Châtillon, lassé d’attendre les troupes lorraines, livra le combat de la Marfée et fut battu.

Richelieu, irrité, envoya ordre à du Hallier de se saisir de la personne du prince lorrain. Celui-ci fut prévenu, se mit à l’abri, et bientôt ne garda plus de mesure. Le 30 août, il fit prendre par sa cour souveraine siégeant à Vaudrevange, un arrêt annulant le traité du 29 mars, par ce motif que le prince n’avait point le droit d’aliéner une portion de son État sans le consentement du peuple. C’était vrai, mais Charles s’en avisait bien tard.

Les troupes françaises réoccupèrent la Lorraine. Toutes les villes récemment restituées furent reprises. Charles IV tua 1 500 hommes dans un brillant combat livré à du Hallier, mais il ne se sentit pas assez fort pour lutter sérieusement, il se contenta de prendre une bonne position entre la Meuse et la Sambre. Puis, ayant renouvelé ses liaisons avec l’Empire et l’Espagne, il alla passer l’hiver à Bruxelles, accompagné par Béatrix de Cusance.

Nicole fut vengée par le pape Urbain VIII, qui statuant sur la demande en nullité de son mariage introduite à Rome par Charles IV lui-même, confirma son droit et frappa d’excommunication le bigame et sa complice.

Le 4 décembre 1642, survint un événement qui pouvait changer la fortune de Charles IV. Son redoutable adversaire, le cardinal de Richelieu, avait cessé de vivre.

Les Lorrains ont été durs pour la mémoire du cardinal. Ils n’ont vu en lui, que l’oppresseur de leur patrie. Et en vérité, la Lorraine avait tant souffert pendant cette première réunion à la France, que l’on comprend les ressentiments des populations contre celui qui, à leurs yeux, était le principal auteur de leurs maux.

L’esprit féodal avait du reste conservé presque toute sa force. L’indépendance de la principauté était un principe sacré, qu’ils ne voulaient à aucun prix sacrifier à l’intérêt supérieur de l’unité française dont ils n’avaient souci, qu’ils ne soupçonnaient même point.

Aujourd’hui, la succession logique des faits nous a placés à un autre point de vue. Certes, nous ne condamnons pas le sentiment des ancêtres, nous n’en méconnaissons ni la légitimité, ni la grandeur. Mais rien ne nous empêche non plus de rendre justice à ce ministre patriote, à ce grand Français qui, par-dessus la Lorraine, regardait vers l’Alsace et le Rhin, et dont la politique extérieure se résume dans ces mots de son testament : « J’ai voulu rendre à la Gaule les limites que la nature lui a destinées… identifier la Gaule avec la France et, partout où fut l’ancienne Gaule, y retrouver la nouvelle ».

La mort du cardinal amena une certaine détente dont profita la première, Marguerite de Lorraine. Le roi reconnut enfin son mariage, et elle fut autorisée à venir en France. Louis XIII, du reste, depuis longtemps malade, suivit de près son ministre (14 mai 1643).

Charles IV (1624 – 1675) et Richelieu (1)

Charles IV

 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Voici la figure la plus étrange de l’histoire de Lorraine et peut-être, de l’histoire générale de l’Europe.

C’est un bizarre amalgame de grandeurs et de petitesses. Il y a en Charles IV de l’homme de génie et du bouffon. Il fut un général de premier ordre, peu au-dessous de Turenne, de Condé, de Montecuculli qui admirèrent ses talents. Mais, par son défaut d’équilibre, son inconsistance, ses passions désordonnées, son égoïsme, son manque de sens moral, sa fourberie, il se réduisit lui-même à n’être le plus souvent qu’un capitaine d’aventure.

Son règne si agité, avec ses accidents, ses fortunes diverses, est un vrai roman de cape et d’épée où l’histoire perdrait sa gravité si, au milieu de toutes ses folies, ne se jouaient les destinées mêmes d’une nation. Et pourtant, tel est le prestige des hommes d’audace et d’action, que ce prince, l’auteur des plus grands maux qu’ait soufferts son pays, jouit de la popularité la plus vive et la plus persistante. La Lorraine fut pour lui comme ces mères aveugles qui aiment obstinément et jusqu’à la folie les enfants qui les ruinent et les maltraitent.

Le règne commença par une impudente comédie.

Charles IV avait feint d’abord de se conformer aux clauses de son mariage : il gouvernait d’accord avec la duchesse Nicole. Les ordonnances portaient leurs deux noms, leur double effigie figurait sur les monnaies. Mais, par-dessous main, de concert avec son père, il continuait à faire soutenir dans des mémoires le principe de la loi salique. Il invoquait le testament de René II qui, disait-on, excluait les femmes de la succession au trône ducal. On affectait de chercher partout l’original de cet acte qui avait disparu depuis plus de cent ans. En novembre 1625, les Vaudémont prétendirent, enfin, l’avoir retrouvé.

Charles IV convoqua alors l’assemblée des États. Son père présenta le testament en revendiquant ses droits. Le fils, respectueusement, les reconnut bien fondés et déclara qu’il restituait au chef de sa famille le sceptre qui lui appartenait en vertu de la loi fondamentale. Aucune opposition, la fière Chevalerie elle-même s’inclina. On proclama aussitôt le duc légitime sous le nom de François II, on le conduisit au palais, il accomplit tous les actes de la souveraineté, instituant des officiers, créant des nobles, frappant de la monnaie, signant des ordonnances et se hâtant surtout de payer ses dettes avec les fonds de l’État.

Quelques jours après, François II réunit de nouveau l’assemblée, se déclara incapable de porter le fardeau du pouvoir et abdiqua en faveur de son fils (26 mars 1625). Charles IV reprit le gouvernement dans toute sa plénitude et à l’exclusion de Nicole.

Charles ne se borna pas à cette spoliation. Il entreprit d’enlever à la duchesse Nicole même sa qualité d’épouse. Il fit poursuivre, torturer et condamner comme sorcier un ancien aumônier de Henri II qui avait baptisé Nicole, ce qui impliquait la nullité du baptême, et, par voie de conséquence, la nullité canonique du mariage. Ce prêtre, nommé Melchior de la Vallée, fut brûlé vif et ses biens, situés chemin de Laxou, ayant été confisqués, servirent à installer des Chartreux qu’on transféra plus tard à Bosserville.

Au dehors, personne ne réclama pour la princesse si odieusement dépouillée. Cependant, le roi de France refusa de se faire complice de l’usurpation, et, sans intervenir directement, réclama l’hommage qui lui était dû pour le Barrois mouvant, en déclarant qu’il ne le recevrait pas au nom de Charles seul.

Les États avaient tout approuvé, mais ils ne tardèrent pas à regretter leur faiblesse. Charles IV avait donné la mesure de sa moralité dans sa conduite à l’égard de la duchesse Nicole, il ne tarda pas à accuser ses maximes en administration. Nourri pendant quelques années à la cour de France, il s’était imbu des théories gouvernementales qui y prévalaient et, impatient de tout contrôle, il entendait exercer un pouvoir absolu.

Dès 1629, il cessa de convoquer les assemblées et ne prit plus conseil que de ses fantaisies et de son bon plaisir. S’il eut en quelque chose une sérieuse fixité, ce fut dans sa résolution de ruiner l’influence traditionnelle de la noblesse lorraine. On trouve là peut-être, une des causes de sa popularité dans les masses.

Mais il ne bornait pas son ambition à être le maître indiscuté de l’administration de ses deux duchés, il aspirait à jouer un grand rôle au dehors. Il étouffait dans ses étroites limites, comme un lion en cage. Il n’eut jamais la modestie de sa situation : emporté par son humeur remuante, il s’agitait, s’engageait dans toutes les intrigues en attendant qu’il se mêlât aux luttes militaires vers lesquelles le poussait surtout son génie incontestable de capitaine.

En somme, il n’avait pas de politique définie, de plan bien arrêté. Pour son malheur, il se trouva en face d’un homme supérieur qui savait bien ce qu’il voulait et où il allait, et poursuivait ses desseins avec une volonté de fer et une ténacité égale à son génie.

La France était alors gouvernée par Richelieu, le grand cardinal, comme l’appela plus tard le grand Colbert. Il avait, lui, un programme bien clair et une politique ferme tant pour l’intérieur que pour le dehors. Au dedans, réduire les grands au respect des lois, en faisant tomber au besoin les têtes les plus hautes, supprimer les factions protestantes tout en assurant la liberté des consciences. Et, au dehors, reprendre la politique nationale d’Henri IV en s’avançant vers le Rhin et en fondant l’équilibre européen sur les ruines de la maison d’Autriche.

Richelieu avait-il, dès le début, l’intention d’absorber la Lorraine ? C’était dans la logique de l’histoire. Mais on peut dire cependant que si Charles IV avait eu la sagesse de Charles III, qui fut plus tard aussi celle de Léopold, et qu’il se fût appliqué à maintenir sa neutralité, il eût épargné d’affreux malheurs à son pays et réussi peut-être à créer, sur la frontière de France, un petit État respecté comme la Belgique d’aujourd’hui. Mais on conviendra que le ministre de Louis XIII ne pouvait permettre à un prince étranger de lui susciter des embarras chez lui et à un souverain sans puissance effective d’entraver, par pur amour des aventures, les destinées de la France.

Au lieu de garder la réserve que lui commandait la plus simple prudence, le Duc agit comme s’il eût été un prince français, entra dans tous les complots ourdis contre le cardinal, se fit l’ami de tous ses ennemis, reçut à sa cour et dans une intimité scandaleuse l’intrigante duchesse de Chevreuse, lia commerce avec l’Anglais Buckingham, attira à Nancy le frère du roi, Gaston d’Orléans, et lui promit secrètement la main de l’une de ses soeurs, Marguerite de Lorraine. En outre, il noua des intelligences avec l’empereur et lui facilita l’occupation des deux places de Vic et de Moyenvic, dans l’évêché de Metz, et enfin obtint de l’argent de la cour d’Espagne et leva des troupes.

Richelieu, attentif à ses menées, le laissa faire tout d’abord. Mais en 1631, au moment où Gustave-Adolphe, d’accord avec la France, exécutait en Allemagne sa foudroyante campagne de Leipsick, le roi Louis XIII fit demander à Charles IV quel était le but de ses armements.

Le duc répondit que le roi de Suède ayant envahi l’Allemagne septentrionale, les princes catholiques étaient obligés d’armer pour secourir l’empereur et mettre leurs propres frontières en état de défense. Le roi, le prenant au mot, lui répliqua que s’il ne partait pas immédiatement avec ses troupes, une armée française entrerait dans son duché. Le Duc obéit à cette injonction, passa le Rhin avec une petite armée. Il eut quelques velléités de se mesurer avec Gustave-Adolphe, mais l’infériorité trop manifeste de ses forces le fit renoncer à ce coup de tête, il alla se joindre au général Tilly, enleva quelques places, puis installa ses quartiers d’hiver.

Comme il revenait assez mécontent de cette campagne où il n’avait point pu tenter les grandes choses qu’il rêvait, il apprit par un message de son père que Louis XIII était à Metz et menaçait la Lorraine. Le roi avait reçu des plaintes de son allié Gustave-Adolphe, et, après avoir exigé le départ du Duc pour l’Allemagne, il exigeait qu’il revînt sur ses pas.

Charles IV, frémissant de colère, rentra à Nancy, puis se rendit à Metz pour y voir le roi. Le suzerain le reçut de façon à ne lui laisser aucun doute sur la rupture de leur amitié d’enfance. Il lui reprocha ses intrigues, ses louches menées, son entente avec tous ses ennemis et surtout ses complots avec Gaston d’Orléans à qui il avait donné la main de sa soeur Marguerite.

Charles IV protesta, promit de ne rien faire contre les intérêts du roi, et nia hardiment le mariage de sa soeur. Il disait vrai sur ce dernier point le 1er et le 2 janvier 1632, mais, le 3 janvier, le mariage était béni secrètement dans une chapelle du prieuré de Saint-Romain, avec l’autorisation de Marie de Médicis expédiée de Bruxelles et les dispenses conférées par l’évêque de Toul, frère de Charles IV.

Le 6 janvier, le roi ignorait tout encore, et faisait signer au Duc le traité de Vic, par lequel Charles renonçait à toute alliance avec les ennemis du roi, notamment (par article secret) avec l’Empire et l’Espagne, s’interdisait de recevoir dans ses États des personnages mal disposés et particulièrement (par article secret) Gaston et la reine-mère, fournissait au roi un contingent de quatre mille hommes d’infanterie et de deux mille chevaux, et enfin remettait en garantie pour trois ans l’importante forteresse de Marsal.

Les traités ne gênaient guère Charles IV lorsqu’il se croyait assez fort pour les éluder ; il exécuta cependant celui de Vic, pria son beau-frère Gaston de quitter la Lorraine et livra Marsal aux Français.

Mais il reprit aussitôt ses pourparlers avec l’Allemagne et l’Espagne. Montecuculli vint à Nancy de la part de Ferdinand II, lui promettre une armée qui le mettrait à même de tenir tête aux Français et de reprendre Marsal, et un ministre d’Espagne, annonça, ce qui était urgent, de sérieux subsides.

Richelieu, informé par ses agents secrets, envoya une armée en Champagne pour surveiller le Duc.

Au mois de juin 1632, Gaston, ayant recruté quelques troupes dans le Luxembourg, se décida à entrer en France pour y rejoindre les mécontents qui se rassemblaient dans le Midi sous la direction du maréchal de Montmorency. Il vint passer une journée à Nancy, poursuivit sa route après avoir compromis son beau-frère et alla misérablement se briser à Castelnaudary contre l’armée de Schomberg (1er septembre 1632).

Alors le roi, bien que Charles niât toute connivence avec Gaston, envahit le Barrois, s’empara de Bar-le-Duc et de Pont-à-Mousson et campa à Liverdun. Le Duc, hors d’état de lutter, s’humilia, demanda à négocier. Richelieu lui fit signer, le 26 juin 1632, un nouveau traité confirmatif de celui de Vic en y ajoutant que Charles remettrait au roi, en dépôt pour quatre ans, Stenay, Jametz, le bailliage de Clermont. C’était un premier démembrement de la Lorraine.

Cette dure leçon ne rendit pas le Duc plus sage.

Son père, François II, le voyant engagé dans une si mauvaise voie, en conçut un noir chagrin qui le conduisit au tombeau le 14 octobre 1632. Mais déjà Charles, au mépris de ses deux traités, renouvelait ses liaisons avec l’empereur Ferdinand qui, pour l’attacher tout à fait à sa cause, lui cédait plusieurs places en Alsace : Haguenau, Colmar, Schlestadt.

Les circonstances paraissaient favorables. Gustave-Adolphe avait trouvé la mort dans sa victoire de Lutzen (16 novembre 1632). Mais les Suédois ne se laissèrent pas décourager par ce malheur. Ils gardèrent leur supériorité, s’avancèrent sur les bords du Rhin et assiégèrent Haguenau, une des villes cédées par l’empereur à Charles IV. Une petite armée lorraine, qui essaya de dégager la position, fut battue et dispersée (*). La Lorraine en fut consternée. Le Duc, s’exagérant l’échec, se réfugia derrière les murs de Nancy.

(*) Ce fut le combat de Pfaffenhoffen. La cavalerie, entrainée avec une merveilleuse vigueur par le seigneur de Richarménil, de la maison de Ludres, enfonça les Suédois et les mit en pleine déroute. On crut et l’on cria bataille gagnée. Mais Richarménil ayant été frappé dans les reins d’un coup de mousquet, les cavaliers sans direction s’emportèrent à la poursuite des fuyards. L’infanterie, composée de nouvelles levées, maltraitée par l’artillerie, fut prise de terreur panique. Les Suédois se rallièrent. La cavalerie abandonnée fut obligée de céder, se débanda et, à son tour, prit la fuite. (Mémoires du marquis de Beauvau).

De son côté, le cardinal accusait de plus en plus nettement sa résolution de s’emparer des duchés. Il faisait rechercher tous les titres qui établissaient les droits de la France, les droits du roi, sur diverses possessions. Le 15 janvier 1633, il créait le parlement de Metz qui devait, dans sa pensée, être un instrument de conquête pacifique préparant et hâtant la conquête militaire.

Le parlement de Paris servait aussi efficacement la politique du cardinal. Charles s’était obligé par le traité de Liverdun à faire hommage dans l’année pour le Barrois mouvant, faute de quoi cette partie du domaine serait réunie à la couronne de France. L’engagement n’ayant pas été rempli, le parlement, par arrêt du 30 juillet 1633, prononça la réunion et poursuivit la saisie. Cette exécution ne rencontra aucune difficulté.

Dès lors ce fut la guerre ouverte. Louis XIII et Richelieu connaissaient désormais le mariage de Gaston avec Marguerite de Lorraine que le Duc avait constamment nié jusque-là. Le roi en était fort irrité et voulut châtier lui-même l’affront personnel qui lui avait été fait.En apprenant la marche des troupes françaises, Charles se sentit perdu, tenta une négociation et envoya son frère le cardinal Nicolas-François.

Louis XIII refusa de traiter d’affaires avec lui et le renvoya à Richelieu. Le ministre fut très net. Il déclara que les troupes du roi ne se retireraient que si le Duc remettait entre ses mains la ville de Nancy. Nicolas-François se récria et demanda à voir le roi. Celui-ci fut tout aussi inflexible.

Déjà une autre armée française, conduite par Saint-Chamont, et qui opérait dans l’électorat de Trêves, avait reçu ordre de pénétrer en Lorraine, avait occupé Saint-Nicolas-de-Port et s’était établie devant Nancy. Charles IV n’attendit pas le roi. Il mit dans Nancy une garnison de quatre mille hommes, y fit entrer des vivres et des munitions et s’en alla lui-même dans les Vosges, pour lever de nouvelles recrues. Il chargea Nicolas-François d’essayer une dernière tentative diplomatique.

Le négociateur offrit de faire annuler le mariage de Marguerite et de céder la forteresse de la Mothe. Ses propositions furent encore rejetées.Il semble qu’il ne restait plus à un homme de coeur qu’un parti à prendre : ramasser toutes ses forces, attaquer Saint-Chamont, l’écarter et s’enfermer dans Nancy pour y défendre sa couronne et l’indépendance nationale. René II eût agi ainsi. On ne s’explique pas que cette résolution ait manqué à Charles IV, qui était cependant, à n’en pas douter, un héros.

Il préféra user d’un stratagème. Supposant que Richelieu n’en voulait qu’à sa personne, il fit venir un notaire et rédigea un acte d’abdication en faveur de son frère le cardinal (26 août 1633). Celui-ci, porteur d’une expédition régulière, vint à Nancy et, tout d’abord, s’occupa de faire évader la princesse Marguerite.

Avec le concours de sa tante l’abbesse Catherine, la jeune princesse se déguisa en cavalier, se brunit le visage, le cou et les mains et « bottée, esperonnée, l’espée au côté, la plume au chapeau », à trois heures du matin, elle partit en carrosse avec le prélat son frère. Arrêté par un poste français, le cardinal montra le passeport qu’il avait reçu pendant les négociations. Saint-Chamont, qui avait pourtant l’éveil, les laissa passer. La princesse trouva à Condé un excellent cheval et, escortée de deux gentilshommes, gagna d’une seule traite Thionville, puis atteignit Namur, où Gaston vint la recevoir pour la conduire à Bruxelles.

Le cardinal de Lorraine rencontra le roi à une lieue de Pont-à-Mousson, et lui communiqua l’acte d’abdication de Charles IV. Le roi le félicita, tout en émettant des doutes sur la sincérité de son frère. Richelieu fut plus dur. Il déclara que cette abdication n’était qu’une comédie. Puis il lui reprocha d’avoir aidé la princesse Marguerite à s’évader de Nancy.

Nicolas-François, espérant l’adoucir et le rendre même favorable, lui fit part doses projets d’avenir. Devenu duc de Lorraine, disait-il, il allait quitter l’église et se marier, ce qui n’offrait pas de difficulté puisque, quoique cardinal, il n’avait pas été ordonné prêtre. Il ajouta qu’il s’estimerait heureux d’obtenir la main de Mme veuve de Combalet, sa nièce.

Mais Richelieu répondit très froidement « qu’il ne se gouvernait pas par des intérêts de famille », et termina en déclarant que, même dans le cas, où Nicolas-François deviendrait vraiment duc de Lorraine, le roi voulait avoir Nancy.

Louis XIII continua donc sa marche. Le 30 août, il logeait dans la ville de Saint-Nicolas. Le 2 septembre, il adressait au premier président du parlement de Metz une sorte de manifeste dans lequel il accusait le Duc d’avoir violé les traités de Vic et de Liverdun. En même temps, il complétait l’investissement de Nancy. Des corps détachés allaient successivement occuper toutes les places fortes des duchés de façon à empêcher aucun envoi de secours.

Charles songea alors à se réfugier en Franche-Comté. Mais le gouverneur espagnol ayant refusé de le recevoir, il s’établit près de Darney dans une forte position et attendit les événements. On lui annonçait que le duc de Feria traversait les Alpes avec une armée espagnole et ne tarderait pas à se joindre à un corps de troupes impériales, pour venir le dégager.

Louis XIII avait établi son quartier général à Laneuveville. Il aimait la guerre et la faisait bien. Il traça lui-même une grande ligne de circonvallation qui, sur un développement d’environ quatre lieues, enserra la ville de Nancy.

Les assiégés étaient en état de résister longtemps, mais, par ordre du Duc, ils s’abstenaient de toute hostilité. Seule la princesse de Phalsbourg réclamait une défense énergique au lieu d’illusoires négociations. Un matin, malgré le gouverneur, marquis de Mouy, elle donna ordre de tirer le canon sur les Français et vint elle-même mettre le feu aux pièces. Louis XIII faillit être emporté par un boulet.

Cependant Richelieu, qui voyait le roi inquiet sur la durée du siège, en raison de la saison avancée, fit offrir à Charles IV de conférer avec lui. L’entrevue eut lieu à Charmes, elle fut orageuse. On finit cependant par tomber d’accord sur les termes d’un traité, par lequel le duc s’engageait à remettre aux mains du roi sa soeur Marguerite dans un espace de trois mois et à réaliser toutes les conventions antérieures. Les fortifications de Nancy seraient rasées par le roi s’il le jugeait à propos (septembre 1633).

Les contractants n’étaient de bonne foi ni l’un ni l’autre. Charles voulait gagner du temps pour recevoir les secours promis par l’Espagne et Richelieu voulait occuper Nancy pour ne plus s’en dessaisir. Il paraît certain aussi que Charles s’était enfin arrêté au parti qu’il aurait dû adopter dès le début, et qu’il avait l’intention d’entrer à Nancy, de s’y fortifier et de soutenir le siège à outrance. Dans ce dessein, il alla voir le roi à son quartier général de Laneuveville. Il espérait s’en échapper facilement.

Mais Richelieu l’avait deviné et son logement fut si bien gardé, sous prétexte d’honneurs à lui rendre, qu’il n’en put sortir. Il se sentit prisonnier et, se résignant à sa mauvaise fortune, il donna ordre au gouverneur Mouy d’ouvrir les portes de Nancy.

L’armée française prit possession. A quoi avaient servi les admirables fortifications de Charles III et d’Henri II ? Le lendemain, le roi et Richelieu firent leur entrée en appareil magnifique, tandis que les habitants restaient enfermés, en proie à une profonde tristesse (24 septembre 1633).

Le sentiment national était très vif chez les Lorrains. Le roi, voulant perpétuer le souvenir de sa conquête, fit venir Jacques Callot et lui demanda de représenter dans une suite de gravures les événements qui venaient de s’accomplir.

« Sire, répondit l’illustre artiste, je suis Lorrain, et je crois ne devoir rien faire contre l’honneur de mon prince et de mon pays ». Et les courtisans lui reprochant sa résistance comme un crime : « Je me couperai plutôt le pouce », répliqua le graveur. Louis XIII respecta cette patriotique fierté.

La population tout entière était animée du même sentiment. Lorsque, le 26 septembre, Charles IV vint saluer le roi à Nancy, les Nançéiens se portèrent au-devant de lui et crièrent : « Vive Son Altesse de Lorraine ! ».

Louis XIII en conclut qu’il fallait se bien garder, et mit dans la ville une garnison de 8 000 hommes, sous le commandement du comte de Brassac. Le Duc, incapable d’un long chagrin, se montra fort gracieux à l’égard du roi et surtout de la reine Anne qui était venue à Nancy après la reddition. Il leur fit les honneurs de sa capitale et voulut les guider lui-même dans la visite des principaux monuments.

Le 1er octobre, le roi et la veine retournèrent séparément à Paris. Charles IV accompagna Anne d’Autriche jusqu’à Toul et, avec son étrange légèreté de caractère, sur la route, il donna à la reine le spectacle des exercices d’agilité et d’adresse qui lui avaient valu la réputation d’un écuyer accompli. Quelques semaines après, il quitta Nancy et se retira à Mirecourt. Par défiance de Richelieu, il emmena les princesses Nicole et Claude et, oublieux de ses malheurs, il passa le reste de l’automne et une partie de l’hiver dans de joyeuses fêtes.

Cependant les semaines s’écoulent. Le traité de Charmes n’est pas exécuté : la princesse Marguerite n’est pas remise au roi et les troupes françaises continuent à camper en Lorraine.

Le cardinal Nicolas-François se rend à Paris, plaide la cause de son frère. Mais Richelieu se montre de plus en plus pressé d’en finir, réclame impérieusement la personne de la princesse et finit par annoncer que le parlement de Paris va assigner Charles IV comme coupable de séduction et de rapt sur la personne du frère du roi. Et comme le négociateur fait observer que le duc de Lorraine, étant un souverain indépendant, ne relève pas du parlement de Paris : « Oui, lui répond le ministre, comme duc de Lorraine, mais comme duc de Bar, il est vassal du roi ».

Alors Charles, découragé par l’insuccès des négociations, reprit, avec plus de sincérité cette fois, son projet d’abdication. Le 19 janvier 1634, il en fit dresser un acte authentique, qu’il envoya pour l’enregistrement à la cour des Grands Jours de Saint-Mihiel. Le lendemain, il partit pour l’Alsace, emmenant un grand nombre de gentilshommes restés fidèles et treize compagnies de cavalerie. Après un séjour d’un mois dans les possessions que l’empereur Ferdinand lui avait cédées antérieurement, il passa en Franche-Comté.

Cependant, Nicolas-François avait repris le titre de duc et avait notifié son avènement à Louis XIII. Richelieu refusa de le reconnaître. Il ne croyait pas à la bonne foi de Charles IV, qui, d’ailleurs, disait-il, n’avait aucun droit de disposer de la Lorraine, laquelle appartenait à la duchesse Nicole et, au défaut de celle-ci, à sa soeur Claude. Il espérait mettre la main sur les deux filles d’Henri II et marier Claude à un prince français qui serait une sorte de lieutenant du roi en Lorraine. Ce plan fut déjoué par le prince-cardinal. A son départ, son frère lui avait surtout recommandé de veiller sur les deux princesses. Pour leur assurer une protection plus directe, il proposa à sa cousine Claude de l’épouser. Il était jeune et de bonne mine et ne déplaisait pas. La princesse lui accorda volontiers sa main.

Il fallait se hâter. Déjà Richelieu, lassé et inquiet, ordonnait au comte de Brassac de se saisir de la Duchesse et de sa soeur, et de les faire conduire sous bonne escorte à Paris. Le jeune cardinal, sur l’avis motivé de deux savants religieux, se donna à lui-même, en vertu de ses pouvoirs d’évêque de Toul, la dispense des bans et la dispense pour parenté. Le prieur des chanoines réguliers, qui était en même temps curé de Lunéville, bénit le mariage en présence de Nicole, du prince de Mouy, premier prince du sang lorrain, et de quelques autres personnes (18 février 1634). Le lendemain, il envoya un courrier à Rome pour prier le pape de confirmer les dispenses. Le maréchal de La Force arriva trop tard pour empêcher la cérémonie.

Il ramena à Nancy les mariés et Nicole, et les tint sous bonne garde dans le palais ducal. Richelieu, profondément irrité, hésita cependant avant de prendre un parti. Ce ne fut que le 20 mars, que le comte de Brassac reçut une dépêche lui prescrivant d’envoyer à Paris le prince et les deux princesses. Mais la veille étaient arrivées à Nancy, les dispenses régulières accordées par le pape Urbain VIII.

Nicolas se hâta de faire bénir de nouveau son union par le curé de la paroisse Saint-Epvre. Brassac embarrassé crut devoir réclamer de nouvelles instructions. Nicolas et Claude ne les attendirent pas. Le 31 mars, à la nuit, le prince s’étant fait couper les cheveux et ayant revêtu un habit de portefaix gagna la maison d’un de ses gentilshommes nommé Bornet. Peu après, un autre gentilhomme, nommé Beaulieu, faisait sortir Claude du palais ducal. Elle était déguisée en page et portait une torche. Pour donner le change, Beaulieu feignait de réprimander rudement son serviteur.

Le lendemain, à la pointe du jour, les deux évadés sortaient de la ville par la porte Notre-Dame (de la Craffe). Ils étaient habillés en paysans et portaient des hottes de fumier. Une paysanne, dit-on, les reconnut et avertit un soldat. Celui-ci prévint l’officier de garde, mais comme on était au premier avril, on crut à une plaisanterie de la part de la villageoise.

Bientôt les faux paysans atteignaient le bois de Saulrupt, y trouvaient de bons chevaux et, à franc étrier, gagnaient la ville de Mirecourt. De là, ils se rendirent à Besançon, où ils retrouvèrent la princesse de Phalsbourg qui s’était aussi échappée de Nancy par une ruse du même genre. On voit que les princesses lorraines devançaient dans leurs hardiesses les romanesques héroïnes de la Fronde.

Les fugitifs ne s’arrêtèrent que fort peu en Franche-Comté. Ils allèrent demander asile à leur tante la grande duchesse de Toscane, et plus tard s’établiront à Vienne où naquirent leurs quatre enfants.

La pauvre duchesse Nicole ne songea point à se rendre à Besançon. Elle savait que son mari y était engagé dans une intrigue, publique avec une jeune fille nommée Béatrix de Cusance, qu’il prétendait épouser, au mépris de sa foi jurée et des lois.

Elle se résigna à partir pour la France. Louis XIII et la reine se portèrent au-devant d’elle et la reçurent avec courtoisie au château de Fontainebleau. Mais lorsqu’elle fut introduite dans son appartement qui avait été richement décoré et tendu de magnifiques tapisseries, elle s’aperçut que sur l’un des panneaux était représentée la fable du pot de terre contre le pot de fer. C’était la moralité de toute cette histoire. Elle fondit en larmes. Bientôt, elle quitta la cour pour aller vivre isolée dans l’hôtel de Lorraine à Paris.

La Lorraine se trouva ainsi abandonnée par ses souverains. Le pays n’était pas encore soumis complètement, mais sa défense ne pouvait guère être sérieuse. Toutefois, le patriotisme de la population prolongea la résistance.

Henri II le Débonnaire (1608-1624)

 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Il devrait se nommer Henri Ier. On fit pour lui ce qu’on avait fait pour Charles II et l’on changea son rang numérique, en allant chercher un Henri Ier qui avait été duc bénéficiaire au Xe siècle.

Le règne d’Henri II fut la pâle continuation de celui de Charles III, ou plutôt, une sorte de préface du règne de Charles IV. Rien ne fut changé dans les relations de la Lorraine avec la France. Le roi et le Duc semblaient unis par une sincère amitié qu’auraient au besoin entretenue les soins des deux parentes, la reine et la Duchesse.

Toutefois, il n’est pas douteux que l’autonomie de la Lorraine fut menacée par la politique d’Henri IV. Le roi le plus vraiment Français de notre histoire, ardemment préoccupé de l’avenir de la France, les yeux tournés vers le Rhin, comme tous les sincères patriotes, mûrissait avec prudence, mais avec un esprit de suite que rien ne troublait, ce qu’on a appelé le « grand dessein », qui tendait au remaniement de l’Europe par la dislocation de la maison d’Autriche.

En 1609, tout était prêt. Les dernières traces de la guerre civile étaient effacées, l’autorité royale reconnue partout, les plus fiers soumis, le trésor rempli par Sully, l’armée complètement organisée.

L’ouverture de la succession des duchés de Clêves et de Juliers offrait une occasion excellente pour mettre en branle une vaste coalition déjà toute formée.

Avant d’entrer en campagne, Henri IV s’occupa de la Lorraine, par laquelle il fallait passer.  Le duc Henri II avait eu de son second mariage deux filles, Nicole et Claude. Comme il n’avait pas d’héritier mâle, et le droit des femmes à succéder étant reconnu en Lorraine, Henri IV pensa qu’il pourrait préparer, sans aucune lutte, la réunion jugée indispensable à ses projets en mariant son fils avec l’héritière des deux duchés.

Le dauphin, qui fut plus tard Louis XIII, n’avait que 8 ans et la princesse Nicole entrait dans sa troisième année. Mais le bas âge de ces deux enfants n’était pas pour empêcher une combinaison politique.

Le roi chargea un de ses familiers, le brillant François de Bassompierre, seigneur lorrain, dont le père, Christophe de Bassompierre, avait négocié le traité de Folembray, d’aller voir le Duc, de sonder le terrain et finalement de lui demander la main de sa fille ainée.

Henri II, caractère timide, irrésolu, se trouva dans le plus grand embarras. D’une part, l’Espagne avait devancé la France et déjà fait des ouvertures pour un infant et, d’autre part, il redoutait les colères de son frère François, comte de Vaudémont, qui posait la candidature de son fils, le plus proche héritier mâle de la couronne. Il ne savait pas comment, et par qui se tirer de ces difficultés.

Une fable, dit-on, en eut l’honneur. Le président Bonnet lui conta la vieille histoire de l’âne, du roi et du charlatan, et lui persuada que ce n’était pas s’engager sérieusement avec une échéance de plus de dix années. Le duc acquiesça donc à la demande de Bassompierre et les articles du contrat furent promptement rédigés.

Comme on l’avait prévu, au premier bruit de l’alliance projetée, son frère, le comte de Vaudémont, protesta avec violence et se répandit en menaces, déclarant, que si Nicole épousait un étranger, il y aurait guerre civile et qu’il y périrait avec toute sa maison, plutôt que de consentir à ce qui serait une véritable trahison à l’égard de la Lorraine.

La rupture des deux frères menaçait de troubler les duchés et de les partager en deux camps, lorsqu’une affreuse catastrophe remit tout en question. Henri IV fut assassiné par Ravaillac le 14 mai 1610.

C’en était fait des projets du grand roi. La régente Marie de Médicis ne parla plus de la princesse Nicole et, changeant complètement de politique, se rapprocha de la maison d’Autriche, et négocia le mariage de son fils Louis XIII avec l’infante Anne, fille du roi d’Espagne.

Henri II, qui ne s’était prêté qu’à contre-coeur aux conventions de 1609, respira en paix pendant quelques années. Il s’occupa uniquement des affaires intérieures de son duché. Comme son père, il donna tous ses soins aux travaux publics. Il acheva de fortifier les murailles, continua le palais ducal et la ville neuve. Il agrandit ses domaines en achetant à la duchesse de Mercoeur, le marquisat de Nomeny et quelques autres terres. Il acquit aussi la ville de Lixheim.

Il poursuivit l’oeuvre religieuse de son père en combattant la Réforme par une législation sévère, mais surtout en s’efforçant de ramener les protestants au moyen de prédications, qui furent dirigées principalement par le père Fourier, le célèbre curé de Mattaincourt, fondateur de plusieurs congrégations et organisateur de l’enseignement populaire.

Mais la question de la succession au trône ducal était toujours instante. Henri II, ne pouvant se résigner à la solution la plus simple et la plus convenable, qui eût été l’union de sa fille avec son neveu Charles, produisit tout à coup un nouveau prétendant. Ce fut Louis de Guise, baron d’Ancerville, un fils naturel de ce cardinal de Guise qui avait été assassiné à Blois, en même temps que le Balafré.

Le comte de Vaudémont protesta par un manifeste qui fut envoyé à toute l’Europe, et cette fois, l’opinion publique en Lorraine se prononça en sa faveur, bien qu’à cette époque l’irrégularité de la naissance n’eût pas une importance aussi grande qu’aujourd’hui. Puis, après avoir reproché à son frère de préparer la ruine de sa maison, il se retira auprès de son beau-frère, l’électeur Maximilien de Bavière.

Henri II n’en persista pas moins dans ses projets. Pendant plusieurs années, se continua une polémique de mémoires et de factums. Vaudémont, après avoir seulement réclamé la main de Nicole pour son fils, prétendait maintenant établir que cette princesse n’était pas la droite héritière, le duché ne pouvant tomber en quenouille.

Pour assurer à son fils Charles, l’appui de la France, il l’envoya à la cour où ses cousins, les Lorrains de la branche cadette, bien déchus depuis Mayenne, venaient de recouvrer quelque crédit. Le futur Charles IV était un enfant espiègle, hardi, spirituel, effronté. Il devint l’enfant gâté du Louvre.

Le mélancolique Louis XIII adora en lui ces qualités exubérantes d’audace, de vivacité, de résolution qui lui manquaient à lui-même. Après le mariage, la reine Anne d’Autriche partagea l’engouement général et conçut même pour Charles de Lorraine un tendre sentiment qu’elle lui conserva pendant tout le règne.

Vers sa quinzième année, son père le ramena à Nancy pour essayer le prestige dont on faisait si grand bruit. Mais Nicole résista au charme tout français de son cousin. De son côté, Charles goûta peu une princesse gauche et timide et bientôt, il rejoignit son père en Bavière.

De grands événements se préparaient en Allemagne. La défenestration de Prague avait ouvert la guerre de Trente Ans (1618).  Les protestants ayant proclamé roi de Bohême, le comte palatin Frédéric, le chef de la Ligue catholique, Maximilien de Bavière, envahit le royaume et remporta la célèbre bataille de Prague ou de la Montagne-Blanche (1620).

Le jeune Charles y gagna ses éperons. Il n’avait que quinze ans, mais il déploya, outre une brillante valeur, une telle sûreté de coup d’oeil, une telle présence d’esprit, que son oncle Maximilien et ses généraux augurèrent qu’il y avait en lui l’étoffe d’un capitaine. A la suite de cette campagne de Bohême, Charles était allé voyager en Italie. Pendant son absence, il se passa un incident tragique qui sembla d’abord tout perdre, et qui au contraire hâta le mariage.

Henri II avait envoyé à Munich un de ses affidés, le comte de Lutzelbourg, pour y négocier avec l’Électeur et surveiller les agissements de son frère Vaudémont. Celui-ci, furieux de cette sorte d’espionnage, donna ordre au capitaine de ses gardes, un Piémontais nommé de Riguet, de suivre l’agent lorrain à sa sortie de Bavière, et de le tuer où il pourrait le rejoindre.

Le capitaine l’atteignit près de Nancy.  Il voyageait en carrosse, de Riguet le provoqua. Il refusa de descendre en disant : « Je vous ferai raison lorsque j’aurai rendu compte de ma mission à mon maître ! ». Là-dessus, on lui tira deux coups de pistolet qui le tuèrent. Les assassins s’enfuirent.

Dans les premiers transports de son indignation, en apprenant cet odieux attentat, Henri II jura de ne plus revoir, ni son frère ni son neveu, et de marier immédiatement sa fille avec Louis de Guise. On parvint cependant à l’apaiser et on lui persuada qu’il fallait avant tout, préserver la Lorraine des maux qu’une rupture définitive entraînerait fatalement.

Un carme déchaussé, nommé le père Dominique, très populaire et vénéré comme une sorte de thaumaturge et de prophète, le menaça de la damnation éternelle s’il ne pardonnait pas.

Henri, vaincu, consentit à se rapprocher des Vaudémont et à leur donner sa fille, mais à deux conditions :
- le prince Charles, dans le contrat de mariage, reconnaîtrait d’avance qu’il tenait ses droits de sa femme, héritière légitime de la couronne ducale
- le baron d’Ancerville serait dédommagé en recevant la main d’Henriette de Lorraine, soeur du prince Charles.

A cette seconde proposition, le comte de Vaudémont se récria d’horreur. Mais c’était un ultimatum, il fallut bien céder. Seulement pour relever un peu le favori, le Duc lui donna les terres de Phalsbourg et de Lixheim et obtint de l’empereur qu’elles fussent érigées en principauté. Ancerville porta désormais le titre de prince de Phalsbourg.

Il en coûtait énormément aux seigneurs de Vaudémont d’abandonner la thèse de la loi salique, pour laquelle ils avaient tant combattu, mais ils pensèrent qu’on pourrait un jour revenir sur la clause du contrat. Ils se rendirent à Toul et, devant l’évêque, ils formulèrent secrètement une protestation notariée contre l’engagement qui leur avait été arraché. Ces actes d’insigne mauvaise foi n’étaient point rares à cette époque.

Les deux mariages furent célébrés dans le mois de mai 1621, sous les plus tristes auspices. Charles dissimulait à peine sa froideur et son antipathie.

Les deux mariées ne montrèrent pas plus d’empressement. Nicole laissait voir à tous, que c’était par obéissance qu’elle acceptait un mari qui lui faisait peur. La belle et altière Henriette, blessée dans ses ambitions, s’enfuit dans un couvent, dont on eut beaucoup de peine à la faire sortir pour la cérémonie.

Henri II passa ses dernières années dans la tristesse, instruit de la protestation des Vaudémont, témoin du peu d’entente qui régnait dans les deux unions formées par lui, et assailli par de sombres pressentiments sur les destinées de la Lorraine.

Ce qui lui faisait dire, lorsqu’on vantait les exceptionnelles qualités de son gendre : « Vous verrez que cet étourdi perdra tout !». C’était le mot de Louis XII au sujet de son héritier François Ier.

Il mourut à Nancy le 31 juillet 1624. Ses sujets l’avaient surnommé le Débonnaire, ce qui implique l’idée d’une certaine faiblesse d’esprit et de caractère.

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