La Cour de Lunéville sous Léopold

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Léopold et la duchesse avaient quitté Nancy la veille de l’occupation de cette ville par les troupes françaises, et étaient allés s’installer tant bien que mal dans le château délabré de Lunéville. Les grandes familles lorraines les suivirent. C’est là que la cour passa le reste du règne.

Léopold aimait à bâtir, comme la plupart des princes de son temps, à qui Louis XIV servait de modèle. Il chargea l’architecte Germain Boffrand, élève de Mansard, de lui faire un petit Versailles. Les travaux furent achevés en 1706. C’est le château actuel. Les beaux jardins qu’on appelle les Bosquets, ne furent dessinés qu’en 1711, et ce fut Stanislas qui les compléta.

Il se forma autour de Léopold une cour qui ne manqua pas d’éclat. La noblesse y fut représentée par la plupart de ses chefs. Elle se consolait dans les honneurs du château de la perte de ses prérogatives politiques. Les hauts dignitaires étaient le comte de Carlingford, avec le titre de grand maître de l’hôtel, le comte de Couvonges, grand chambellan, et le marquis de Lenonconrt, grand écuyer. Parmi les principaux officiers, figuraient le marquis de Lambertye, le comte de Brionne, MM. de Craon, de Ludres, de Ligniville, de Raigecourt, de Curel, etc.

La maison civile comptait trois cents serviteurs de tout rang, sans compter la maison de Madame Royale et le service des enfants. Il avait une écurie fastueuse et « d’aussi beaux chevaux qu’aucun prince d’Europe ». La maison militaire n’était guère qu’une garde d’honneur. Elle était composée de deux compagnies de chevau-légers et de la compagnie des Cent-Suisses. Les uniformes écarlates à parements jaunes, avec brandebourgs soit d’argent, soit d’or, rehaussaient singulièrement l’éclat des cérémonies publiques.

Bien qu’il n’y eût pas d’armée, on formait de jeunes officiers dans une académie bien organisée qui attira les gentilshommes lorrains et même des étrangers, surtout des Allemands. Il eut soin de réorganiser les milices bourgeoises dans les villes, avec la pensée que cette sorte de garde nationale pourrait au besoin prendre un caractère plus sérieux.

La cour de Léopold était fort aimable et l’on y goûtait vraiment la douceur de vivre. Une simplicité élégante y régnait, la morgue et l’étiquette en étaient bannies. Le Duc invitait à ses fêtes les familles bourgeoises et leur prêtait ses propres carrosses pour les amener ou les reconduire.

Les représentations théâtrales y étaient en grand honneur. Les princes ne dédaignaient point de paraître sur la scène et l’on vit quelquefois Madame Royale et même le Duc figurer dans des ballets, comme Louis XIV au temps de sa jeunesse. C’est sur le petit théâtre ducal de Lunéville que la célèbre tragédienne Adrienne Lecouvreur fit ses premiers débuts. Les chefs-d’oeuvre de Corneille, de Racine, de Molière faisaient partie du répertoire du château. On jouait les opéras de Quinault et de Lulli, et on y essaya aussi des pièces originales dont les platitudes étaient rachetées par des louanges dithyrambiques adressées aux vertus de Léopold.

Il faut bien dire que, si l’on imitait les moeurs raffinées de Versailles, on ne se piquait point de plus d’austérité. Le prince, malgré sa piété qu’on peut croire sincère, copiait sans aucun scrupule sur certains points son idéal, le Grand roi, mais il s’efforçait de sauver les apparences et n’affichait jamais ses faiblesses, si bien qu’il put se flatter d’avoir donné le change aux gens peu clairvoyants sur le caractère de sa longue intimité avec la princesse de Craon. Il était pourtant difficile de garder des doutes en présence de la folle profusion d’honneurs et de libéralités répandue sur la famille. Les dons faits à la famille de Craon s’élevèrent jusqu’à cinq cent mille francs de revenus. Il fit conférer au mari de la favorite, par l’empereur le titre de prince, par le roi d’Espagne la grandesse.

Malheureusement, le plaisir le plus en vogue à la cour était le jeu. Le Duc donnait l’exemple. Il y perdait des sommes énormes et se trouvait parfois dans l’impossibilité de payer ses dettes d’honneur. La Duchesse elle-même, quoique plus sage, ne pouvait résister à sa passion pour le lansquenet.


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La querelle des juridictions épiscopales sous Léopold

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Au cours des années remplies par les péripéties de la guerre de la succession d’Espagne, Léopold eut à soutenir une lutte qui ne lui causa pas moins d’insomnies que sa politique extérieure.

Dès les premiers jours de la Restauration, il s’aperçut qu’il n’était pas maître chez lui tout autant qu’il l’avait pensé, lorsqu’il avait réduit à néant les antiques privilèges de la noblesse et supprimé de fait les États généraux. Restait l’Église, avec laquelle il fallait encore compter.

Les trois évêchés, Metz, Toul et Verdun, exerçaient leur juridiction spirituelle sur les deux duchés. En évoquant devant leurs officialités les affaires de caractère mixte, ils avaient à la longue, mis la main sur la société civile. En outre, depuis la conquête d’Henri II, les évêques désignés, en vertu du concordat, par le roi, étaient de véritables agents français en Lorraine.

Le Duc, pour dégager sa couronne, reprit le projet de Charles III et sollicita à Rome la création d’un nouvel évêché soit à Nancy, soit à Saint-Dié. L’opposition de la France fit une fois de plus échouer la demande. Pour parer d’autre façon aux difficultés, Léopold proposa aux trois évêques de désigner des prêtres lorrains qui formeraient une officialité spéciale siégeant à Nancy. Metz et Verdun se seraient prêtés à la combinaison, mais Toul la repoussa nettement. Il s’ensuivit un conflit qui s’anima de jour en jour et devint d’autant plus âpre que la magistrature de la Cour souveraine y prit part et défendit énergiquement les droits du pouvoir temporel.

Le siège de Toul était alors occupé par M. de Bissy, fils d’un lieutenant-général qui avait longtemps commandé en Lorraine. Si nous en croyons Saint-Simon, c’était une « âme forcenée d’ambition ». Mme de Maintenon et le cardinal de Noailles le protégeaient fort. Il visait à la succession de Bossuet et au chapeau. Il en voulait beaucoup au duc Léopold parce que celui-ci, à la première audience qu’il lui donna, le fit asseoir sur une chaise et non sur un fauteuil, comme il avait été d’usage pour ses prédécesseurs. Il savait bien qu’il servait la politique du roi en défendant la juridiction épiscopale, c’est-à-dire l’ingérence des prélats français en Lorraine.

M. de Bissy eut pour principal adversaire le procureur général Bourcier, l’un des jurisconsultes les plus éminents qu’ait vus naître la Lorraine. L’évêque ouvrit le feu en publiant, en 1700, un nouveau rituel dans lequel il définissait les droits des officialités, évoquait devant ces tribunaux un grand nombre de questions séculières et prescrivait à tout ecclésiastique de décliner la juridiction laïque pour actions personnelles, civiles ou criminelles.

La Cour souveraine s’émut et, sur les réquisitions de son procureur général, condamna quatre articles du rituel comme attentatoires au pouvoir temporel et il en interdit la publication. L’official de Toul, de son côté, repoussa l’arrêt de la cour comme attentatoire à l’autorité épiscopale. On combattit à coups d’ordonnances contradictoires.

L’évêque et le Duc ne s’engagèrent pas tout d’abord de leurs personnes. Mais Léopold fut le plus vif et entra bientôt directement dans la querelle. Il y avait des empiétements dans le domaine civil de la part des officialités, ce n’était pas douteux. D’autre part, il était nécessaire de fixer les règles de procédure en raison du rétablissement de la Cour souveraine et de la réorganisation des tribunaux inférieurs.

Le procureur général Bourcier fut chargé d’opérer la révision et la refonte des lois et coutumes. Ce travail fut rapidement achevé et dès le mois d’août 1701, on publia sous le titre de Code Léopold, une ordonnance calquée sur les ordonnances françaises de 1667 et 1670. Bourcier y avait même inséré en entier le titre XV de la loi de 1667 comprenant les règles et usages de l’Église gallicane.

M. de Toul alors descendit à son tour dans la lice et habilement porta le débat à Rome. Il dénonça le Code Léopold comme une atteinte non seulement à l’autorité des évêques, mais encore aux droits supérieurs du Saint-Siège et établit sans peine que s’il était, lui, évêque français sur terre française à Toul, la Lorraine ducale était un pays d’obédience et non un pays de concordat, et par conséquent restait soumise aux constitutions des papes, sans pouvoir invoquer les maximes de l’Église gallicane.

La cour romaine, avec sa lenteur habituelle, mit deux ans à instruire secrètement l’affaire, puis le 23 septembre 1703, sans avoir entendu le Duc, sans l’avoir prévenu, elle donna pleine satisfaction à l’évêque de Toul, censura l’ordonnance de 1701 et excommunia « quiconque oserait l’imprimer, la lire ou même la posséder ».

Léopold condamné ainsi sans discussion contradictoire, protesta avec beaucoup de force et de dignité. Il se plaignit qu’on l’eût frappé d’un véritable coup de foudre et qu’on eût placardé outrageusement son nom à tous les carrefours de Rome, comme celui d’un ennemi de l’Église, lorsqu’on ne pouvait cependant, douter de ses sentiments religieux. Il protestait d’ailleurs fièrement que malgré la déférence filiale qu’il professerait toujours pour le Saint-Siège, il avait trop le sentiment des droits et des devoirs de sa souveraineté pour ne pas se défendre. Il interdit la publication du bref dans ses États et le procureur général Bourcier fit décider par la Cour souveraine qu’il serait interjeté appel du pape mal informé au pape mieux informé.

Léopold, la première colère passée, essaya de se rapprocher de Bissy. Mais celui-ci ne tint aucun compte de son humble démarche. Il continua d’agir à Rome. Le 11 février 1704, le pape Clément XII censura l’acte d’appel et frappa de la même mesure une ordonnance ampliative dans laquelle le Duc retira les articles du Code qui avaient été relevés comme condamnables.

La même année (1704), de Bissy, protégé par Mme de Maintenon, réalisa son rêve et obtint le siège de Meaux devenu vacant par la mort de Bossuet. Dix ans après, il devait recevoir le chapeau de cardinal, que l’on avait refusé au plus grand des évêques français.

Avant de quitter Toul, il parla de conciliation et proposa des conférences. Elles s’ouvrirent au château de la Malgrange. Le prélat y vint en personne avec ses vicaires généraux. Le Duc était représenté par plusieurs commissaires et entre autres par le président de la Cour souveraine Mahuet, le procureur général Bourcier et le comte de Couvouges. Comme on était fort animé de part et d’autre, on ne s’entendit pas et les négociations furent rompues.

Alors les deux partis se tournèrent du côté de Louis XIV qui aurait pu facilement tout apaiser. Mais le roi était intéressé à tenir le parti de son évêque et refusa l’arbitrage. L’affaire, comme le voulait M. de Bissy, retourna donc tout entière à Rome.

Léopold, que ces débats fatiguaient et qui d’ailleurs ménageait le pape Clément XI dans l’intérêt de ses frères, entrés dans l’Église, envoya une ambassade à Rome pour étudier une transaction. Le chef apparent en était le marquis de Lenoncourt, mais le membre le plus important fut d’abord le procureur général qui s’arrêta prudemment à Florence, puis le président Lefebvre, magistrat d’une grande finesse, qui ne s’était pas si complètement engagé que Bourcier.

Lefebvre vit tout de suite qu’il fallait céder. Il offrit de faire une nouvelle rédaction dont disparaîtraient tous les articles condamnés par le pape. Alors, comme rien ne se termine vite à Rome, s’entama un échange de notes et de mémoires qui dura plus d’un an. Le successeur de M. de Bissy, un vieillard de 80 ans, M. de Camilly, agit de son mieux dans le sens de la paix.

Enfin, lassé par la temporisation romaine, Léopold céda à peu près sur tous les points et la querelle sembla terminée (1707). Il fallut cependant lutter encore. Le Code remanié ne satisfaisait pas complètement. Lefebvre resta à Rome pour « ferrailler avec Mgr Albani », et on ne tomba d’accord qu’en 1710. Ce qui détermina le Duc à en finir, c’est que le pape consentit à favoriser l’ambition de son frère Charles, évêque d’Osnabrück, lequel aspirait à l’archevêché-électorat de Trêves. Clément XI lui donna la bulle d’éligibilité et, peu après, l’Électeur étant mort, le frère de Léopold se trouva pourvu d’une des plus grandes situations de l’Église et de l’Empire (1710).

Cette longue querelle des juridictions finissait ainsi par la défaite du pouvoir temporel. Mais la magistrature n’était ni moins ferme ni moins tenace que l’Église.

Après avoir publié le nouveau Code Léopold, expurgé et réduit, Bourcier envoya aux avocats une circulaire confidentielle pour les avertir qu’ils pouvaient continuer dans les débats à se référer aux articles supprimés, et la Cour elle-même reprit insensiblement l’usage de les citer.

Léopold (1697 – 1729)

Le duc Léopold 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Pour les écrivains lotharingistes, les trente années du règne de Léopold ont été l’âge d’or de la Lorraine. En cherchant à qui le comparer dans l’histoire générale, ils ont évoqué les souvenirs de Salomon, de Titus, de Trajan, de Marc-Aurèle. Ils l’ont évidemment surfait. Aujourd’hui, on se défie avec raison de la légende. On est même disposé à une sorte de réaction qu’il ne conviendrait pas de pousser trop loin.

Nous estimons que son dernier historien est dans la mesure juste lorsqu’après avoir relevé sévèrement ses fautes administratives et les écarts de sa vie privée, il résume ainsi son sentiment quelque peu inattendu : « Léopold est et restera l’une des figures les plus intéressantes et les plus sympathiques de l’histoire de Lorraine ».

Léopold était né à Inspruck, le 11 septembre 1679. Il avait été élevé jusqu’à l’âge de 12 ans par sa mère Marie-Éléonore, femme supérieure par son caractère et par l’étendue de son instruction. Il eut ensuite pour gouverneur le comte de Carlingford, seigneur irlandais qui avait suivi les Stuart en exil, et pour précepteurs un Lorrain, l’abbé François Le Bègue, chanoine de Saint-Dié, et un jésuite allemand nommé Creitzen, ancien luthérien converti.

A seize ans, il avait fait ses premières armes en Hongrie et déployé la plus brillante intrépidité à la bataille de Temeswar, où il commandait deux régiments lorrains qu’avait formés son père Charles V. Il fit sa seconde campagne sur les bords du Rhin et s’empara de la forteresse d’Eberbach, défendue par une garnison française. La paix de Ryswick ferma sa carrière militaire.

Au moment où le traité lui rendit ses États, le comte de Carlingford lui dit : « C’est pour le coup, Monseigneur, qu’il faudra oublier la guerre, car la Lorraine a besoin d’une longue paix ». Ce fut le programme du règne.

Marie-Éléonore consolida la fortune de son fils en obtenant pour lui la main de la nièce de Louis XIV, Elisabeth-Charlotte d’Orléans, fille de Monsieur et de Charlotte de Bavière, dite la princesse Palatine. Mais elle n’eut point le plaisir de voir célébrer le mariage. Elle mourut prématurément le 17 décembre 1697, à l’âge de 55 ans. Léopold retenu à Vienne par son deuil et voulant d’ailleurs attendre l’évacuation de ses duchés, envoya devant lui en Lorraine, trois fondés de pouvoir, le comte de Carlingford, l’abbé Le Bègue et le président Canon.

Le 15 mai 1698, le nouveau Duc fit son entrée à Lunéville dans un appareil presque royal, ce qui flatta singulièrement l’amour-propre des Lorrains. Il avait à peu près 19 ans. La nature ne lui avait donné ni la grande mine ni la haute stature des descendants de Gérard d’Alsace. Mais malgré sa taille moyenne, sa complexion délicate, sa lèvre autrichienne, comme il avait de beaux yeux et une physionomie riante empreinte de bonté, il plaisait à première vue. Tous les coeurs volèrent à lui, parce qu’il était vraiment la nationalité, l’indépendance, la paix assurée.

Ses premiers actes justifièrent les espérances qu’il avait fait naître. Il se hâta de renvoyer les compagnies françaises que le lieutenant-général de Bissy avait voulu lui laisser pour former sa garde et déclara qu’il ne confierait sa personne qu’à des volontaires lorrains. Il refusa d’aller à Nancy avant sa complète évacuation.

Installé dans le palais ducal le 17 août, il s’occupa avec Carlingford de la réorganisation nationale des duchés. Il rétablit la Cour souveraine et les deux chambres des comptes, et reforma le Conseil d’Etat. Mais il se garda de comprendre dans la restauration, la Chevalerie, les Assises et les États des trois ordres, vieilles institutions dont l’esprit nouveau avait effacé le souvenir.

Le mariage de Léopold avec Elisabeth-Charlotte d’Orléans eut lieu par procuration le 13 octobre 1698. Le Duc était représenté par le duc d’Elbeuf, de la branche cadette de Lorraine. Il fut béni à Bar par l’abbé de Riguet, grand aumônier de Lorraine, à l’exclusion et au grand déplaisir de M. de Toul.

Le 9 novembre, le duc et la duchesse firent leur entrée solennelle à Nancy. Suivant l’usage, on avait dressé un autel entre les deux portes Saint-Nicolas. Le duc prêta serment sur les évangiles, en adhérant à la formule lue par l’abbé Le Bègue, doyen de la Primatiale : « Très haut, très puissant, très excellent prince et souverain seigneur, vous jurez et promettez à Dieu que vous conserverez et maintiendrez la pureté de la religion catholique, apostolique et romaine dans tous vos États, que vous aurez soin de soutenir l’état ecclésiastique et la dignité de votre noblesse, et que vous conserverez les peuples qui vous sont soumis, dans les coutumes qui conviennent au bien de votre État ». Ce n’était plus l’antique serment.

Quelques seigneurs de la Chevalerie, dit-on, avaient un instant songé à exiger la confirmation de leurs droits et de leurs franchises. Mais l’opinion n’était plus favorable à ces prétentions archaïques. En réalité, c’était le pouvoir absolu comme en France que l’on inaugurait. Des fêtes magnifiques suivirent le mariage.

La nouvelle duchesse manquait de beauté, mais elle était gracieuse et, autant que son mari, elle devint très sympathique par sa bonté, son air affable et la simplicité de ses manières. Elle était très aimée à la cour de France. L’aimable duchesse de Bourgogne versa des torrents de larmes à son départ. Louis XIV lui-même pleura.

Elle se rendit tout de suite très populaire en adoptant les traditions lorraines. Il était d’usage à Nancy que pendant les fêtes du carnaval, les couples mariés dans l’année, portant tous de petits fagots, après une procession dans la ville, se réunissent au palais ducal pour rendre hommage aux souverains et fissent avec leurs fagots un grand feu dans la cour d’honneur, signal de rondes et de danses. C’était le jour des brandons. Quelle fut la joie de la foule eu 1699 lorsqu’on vit, à la tête de la procession, le Duc portant un fagot enrubanné, avec une serpette d’argent à sa boutonnière, bras dessus bras dessous avec la duchesse qui avait à sa ceinture un petit berceau de vermeil.

Cependant, le Duc était à peine installé dans ses États, que le bruit se répandit qu’il avait l’intention de les échanger contre une principauté plus importante. Cette rumeur fut confirmée par l’arrivée à Nancy d’un agent supérieur du roi, M. de Callières, l’un des plus habiles négociateurs du traité de Ryswick. Le diplomate français venait communiquer au duc de Lorraine un traité conclu secrètement à Londres, le 3 mars 1700, entre la France, l’Angleterre et la Hollande pour régler d’avance le partage de la succession du roi d’Espagne, Charles II, qui allait s’ouvrir bientôt.

Dans cette convention, Louis XIV obtenait dans sa part le duché de Milan. Il offrait à Léopold de lui céder cette magnifique principauté en échange de la Lorraine, laissant ainsi deviner pourquoi il avait été si accommodant à la paix de Ryswick. L’offre était séduisante : la Lorraine avait à peine deux millions de revenus, le Milanais produisait quatorze millions.

Le Duc hésita un peu, de crainte d’indisposer l’empereur, mais l’habile Callières gagna à sa cause le jésuite Creitzen, tout-puissant sur l’esprit de son ancien élève, dont il était resté le confesseur, et le 16 juin 1700, Léopold donna sa signature.

Le secret de ces négociations transpira bien vite. La population dont on disposait ainsi sans la consulter, murmurait très haut. Chaque jour arrivaient au palais ducal des lettres indignées, tantôt signées, tantôt anonymes, dans lesquelles on reprochait amèrement au jeune souverain de trahir un peuple qui lui avait donné à lui comme aux siens, tant de preuves d’affection.

Soudainement, un coup de théâtre mit à néant les combinaisons diplomatiques si laborieusement préparées. Le roi Charles II mourut le 1er novembre 1700 et, dans son testament, signé vingt-huit jours avant, on lut qu’il instituait pour seul héritier de ses États le duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV. Après quelques jours de réflexions anxieuses, le roi accepta d’un coeur ferme le dangereux héritage.

Au lieu d’une pacifique distribution de domaines, c’était la guerre, d’abord avec l’Empire et bientôt avec l’Europe entière. La lutte inévitable éclata entre la France et l’Empire au printemps 1701 et devint générale l’année suivante. Léopold, qui n’avait point l’âme batailleuse de Charles IV, s’appliqua sagement à maintenir sa neutralité. Nous n’avons donc pas à entrer dans le détail des événements purement militaires auxquels il ne prit aucune part directe.

Louis XIV était disposé à respecter l’attitude prudente de la Lorraine, mais à la condition que les Impériaux agiraient comme lui. Il se défiait du duc Léopold, dont toutes les sympathies étaient notoirement à Vienne. En apprenant qu’on faisait de grands amas de blé dans plusieurs villes et qu’on ne gênait guère les partis allemands qui couraient en Lorraine, il accrédita à Nancy un résident spécial, M. d’Audiffret. On lui fit grise mine à la cour ducale.

Tandis que d’Audiffret dénonçait à chaque courrier les mauvaises dispositions de la cour lorraine, les généraux Tallard et Villars démontraient la nécessité de s’assurer des duchés. Louis XIV céda à leurs instances, envoya de nouveau de Callières pour exposer au Duc la nécessité où il était de mettre une garnison française dans sa capitale et lui demander d’y consentir. Léopold n’était pas on état de résister. Il se soumit, mais il refusa d’assister à la prise de possession.

Le 3 décembre 1702, les soldats de Tallard entrèrent dans Nancy et occupèrent sans résistance toutes les portes. Les troupes lorraines se retirèrent à Lunéville. Villars compléta l’opération en occupant les villes de la Sarre : Sarralbe, Sarreguemines, Houquenom (Saar-Union).

Le roi essaya d’adoucir le coup porté à son neveu et à sa nièce, en assurant que la souveraineté du Duc ne souffrirait aucune atteinte, et que l’exacte discipline de la garnison lui permettrait de résider dans son palais. Léopold se refusa avec dignité à ces ouvertures. Il repoussa avec plus de force encore les conseils de ceux qui le poussaient à se réfugier en Allemagne.

Un jour que le comte de Gerbéviller l’en pressait vivement, il traça un cercle avec sa canne en disant : « Il ne me resterait que cela, tant que je serai souverain, j’y demeurerai. S’il ne me restait que mon lit, je n’en bougerais ».

En 1704, le désastre de Marsin et de Tallard à Hochstædt ayant rejeté les Français sur la rive gauche du Rhin, la guerre se rapproche de la Lorraine. Il devient de plus en plus difficile à Léopold de sauvegarder sa neutralité. Il joue le jeu des faibles, il ménage tous les belligérants. En feignant de céder à la force, il autorise les généraux de Louis XIV à faire hiverner leur cavalerie sur les bords de la Sarre, mais, d’autre part, il entretient de bons rapports avec Marlborough et les Allemands. Il essaie un moment de prendre le rôle de médiateur et Louis XIV, inquiet de la tournure des événements, encourage ses démarches.

L’empereur parait bien disposé, mais il meurt en 1705 et son successeur Joseph Ier, sans rompre les négociations, les laisse trainer. La même année, la Lorraine est sur le point de devenir le théâtre des opérations et Marlborough menace Pont-à-Mousson et le bassin de la Moselle. En 1706, Villars s’établit fortement sur la Sarre. La France espère une meilleure fortune. Les Lorrains, dans leur situation de neutres, se montrent visiblement sympathiques. Ils lui tiennent compte du bon ordre observé par les troupes de la frontière et des bénéfices que leur assurent les fournitures de vivres et de fourrages. Un certain nombre d’officiers lorrains servent Louis XIV. Il est vrai que d’autres sont dans l’armée de l’empereur Joseph Ier. Mais celui-ci se déconsidère par son impéritie et ses vices, il n’a plus ni argent ni crédit.

Malheureusement les revers de la France à Ramillies et à Turin rendent les alliés plus exigeants. Les espérances de paix s’éteignent. Le duc de Lorraine s’agite beaucoup. Il entretient à grands frais des diplomates à Versailles, à Vienne, à Londres, à La Haye. Ils y parlent trop haut et affichent des prétentions qui font songer au personnage bourdonnant du fabuliste.

En 1708, la mort du duc de Mantoue ouvre de nouvelles visées à l’ambition de Léopold. Il était du chef de sa mère le plus proche héritier. Sans avertir Louis XIV, il se hâte d’occuper Arches et Charleville, domaines isolés de la succession, et prend le titre de duc de Montferrat. Mais Arches et Charleville lui sont disputés par la princesse de Condé, autre héritière qui fait valoir ses droits devant le parlement de Paris. La Cour, secrètement influencée par le roi, se prononce pour la princesse qui cède immédiatement à la couronne la nue propriété des deux domaines contestés. Léopold s’était trop pressé, il est obligé de se retirer et de dévorer l’affront, mais il ne cessera plus de réclamer un dédommagement.

En 1709, sévit le célèbre hiver qui désola la France et réduisit toutes les provinces à la plus affreuse misère. Léopold, par sa générosité, par les habiles mesures qu’il sut prendre, atténua en Lorraine les souffrances du peuple et acquit ses meilleurs titres à la popularité légendaire qui s’est attachée à son nom. Louis XIV qui ne fut jamais plus grand que dans les tristesses de ses dernières années, se résigna enfin à demander la paix.

Les premières conférences s’ouvrirent à La Haye. Léopold n’était pas tenu au désintéressement. Il songea évidemment à profiter des malheurs de la France. Il agit à la cour de Vienne. Son frère le prince Charles, évêque d’Osnabrück et électeur de Trêves, fut son principal agent. Il demanda qu’on renforçât la Lorraine en y réunissant l’Alsace, les Trois-Évêchés, le Luxembourg et la Franche-Comté. On dresserait ainsi une barrière qui serait la garantie de la tranquillité pour tout l’empire.

Quel désespoir pour Léopold lorsqu’il apprit que les préliminaires de La Haye, rédigés par le grand pensionnaire Heinsius et dans lesquels étaient exposés tous les griefs et les prétentions des alliés, ne mentionnaient même pas la Lorraine ! La France paraît alors réduite aux derniers abois, les alliés se croient à la veille d’en partager les lambeaux.

En 1709, la défaite de Malplaquet, quelque gloire qu’elle laissât à Villars, annonce sa chute prochaine. Le roi fait une nouvelle tentative dans les conférences de Gertruydenberg. Le duc redouble d’activité diplomatique. Il sent qu’il joue sa dernière carte. Il se livre entièrement à l’Autriche. Il offre même de transformer son duché souverain en un Électorat de l’empire. Louis XIV, de son côté, pour le regagner, descend jusqu’aux dernières concessions et va jusqu’à offrir de lui céder l’Alsace.

Cependant, en 1710, une lueur d’espoir éclate en Espagne. C’est la victoire de Vendôme à Villaviciosa. En 1711, c’est mieux encore. L’empereur Joseph Ier est mort et il est remplacé par l’archiduc Charles, qui devient Charles VI, le principal compétiteur de Philippe d’Anjou. L’Angleterre, qui ne veut pas refaire sur sa tête la monarchie universelle de Charles-Quint, se retire de la lutte en signant les préliminaires de Londres. En 1712, Villars engage la partie décisive et la gagne à Denain. Les traités d’Utrecht sont conclus entre la France, l’Angleterre, la Hollande le Portugal, la Prusse et la Savoie (1713 et 1714).

Léopold avait envoyé au congrès ses trois plus habiles diplomates, Le Bègue, Forstner, Bourcier. Ils plaidèrent fortement dans un long mémoire les revendications de la Lorraine. On ne daigna même pas s’en occuper. Le malheureux Duc qui avait dépensé cinq à six millions et déployé d’extraordinaires efforts, n’aboutit qu’à d’humiliantes déceptions. Il tomba dans un noir chagrin.

Cependant, il se cramponna désespérément à un dernier rêve, celui d’être accepté pour médiateur entre la France et l’Autriche. Mais Villars et le prince Eugène se passèrent de lui et ils ouvrirent seuls les conférences de Rastadt qui aboutirent au traité du 6 mars 1714. Léopold n’avait rien obtenu, pas même la reconnaissance officielle de sa neutralité. Cependant Louis XIV lui tint parole et fit cesser l’occupation de la Lorraine.

Les troupes françaises ayant évacué Nancy le 12 novembre, Léopold rentra dans sa capitale quelques jours après, mais « il ne permit pas, dit Dom Calmet, que les bourgeois de la ville suivissent le penchant de leur coeur, en lui faisant une réception proportionnée à leur joie. Il n’était pas assez satisfait de lui-même ». Louis XIV survécut peu à ces événements. Il mourut le 30 août 1715.

De l’ensemble des faits, de ses stériles tentatives, de ses nombreux mécomptes, Léopold conclut sans doute que la petite souveraineté de Lorraine vivrait difficilement avec dignité entre ses deux trop puissants voisins. Il faut être très fort par soi-même pour dire comme Henri VIII d’Angleterre : « Qui je défends est maître ».

Il comprit trop tard qu’il n’était d’aucun poids sérieux dans la balance générale de l’Europe. Il songea plus que jamais à transférer sa maison dans une situation moins humiliée et donna cet étrange spectacle d’un prince qui, adoré de ses sujets et les aimant sincèrement lui-même, cherchait en toute occasion à se séparer d’eux.

A la mort de Louis XIV, son arrière-petit-fils, Louis XV, n’ayant encore que cinq ans, le duc d’Orléans, frère d’Élisabeth-Charlotte, et par suite beau-frère de Léopold, devint le vrai souverain de la France, sous le titre de Régent. Léopold profita de cette parenté. Le Régent l’aimait beaucoup et le lui prouva tout de suite en reprenant l’examen des questions restées en suspens dans les dernières années de Louis XIV et particulièrement l’affaire des dédommagements dus à la Lorraine pour la cession de Longwy. Il décida même que le Duc jouirait des revenus de la prévôté, en attendant le règlement définitif.

Léopold entretenait de son mieux le bon vouloir du Régent. Il le consultait sur toute chose, ne faisait rien sans s’être assuré de son acquiescement. C’est ainsi que pour lui être agréable, il refusa de recevoir de nouveau en Lorraine, le prétendant Jacques III, qui, à la suite d’une piteuse campagne en Ecosse, venait reprendre à Bar le refuge qu’il y avait reçu précédemment. Le prince proscrit fut obligé de se retirer à Avignon (1716).

Cependant, Léopold s’appliquait avant tout à se maintenir en bons rapports avec l’Autriche. Audiffret, le représentant de la France, ne cessait de signaler ses tendances suspectes et le bon accueil qu’il réservait aux affidés de la cour de Vienne. Il faisait des avances d’argent à Charles VI, il lui envoyait des régiments lorrains levés sous prétexte de la guerre contre les Turcs. L’empereur, de son côté, flattait ses ambitions en lui faisant entrevoir une grande situation en Italie. On disait à Audiffret qu’on avait offert au Duc, le titre de vicaire général de l’Empire et le gouvernement perpétuel du Milanais.

Léopold se repaissait d’illusions. Il entretenait un résident à Milan pour recueillir des renseignements sur toute la Lombardie et pratiquait des intelligences dans le Montferrat. Une guerre entre l’empereur et l’Espagne aurait peut-être réalisé ses espérances, mais la triple alliance formée par le Régent y coupa court.

Léopold se tourna alors plus attentivement du côté de la France, où le litige au sujet de Longwy était débattu à Paris depuis le mois d’août 1716 par une commission mixte, dont les deux membres les plus importants étaient le président Lefebvre pour le Duc et M. de Saint-Contest pour la France. La discussion fut lente, mais empreinte d’un véritable esprit de conciliation. Les intérêts de la Lorraine avaient autour de la commission, des défenseurs zélés et entre autres la duchesse douairière d’Orléans, la Palatine, qui plaidait chaleureusement pour sa fille Elisabeth-Charlotte.

Léopold retarda la solution en introduisant aux débats une question de pur amour-propre à laquelle il attachait plus de prix qu’aux acquisitions territoriales. Il aspirait au titre d’Altesse royale. L’empereur le lui avait déjà accordé et on le lui donnait dans les habitudes courantes de l’étiquette. Élisabeth-Charlotte, qui déjà y avait droit et se nommait Madame Royale comme fille de France, écrivait lettre sur lettre à son frère le Régent. Le roi, disait-elle, avait promis, mais « la vieille Maintenon qui nous hait tous comme le diable empêcha le roi de tenir sa promesse ».

Le Régent et ses commissaires finirent par céder et toutes les difficultés résolues d’un commun accord, on signa le traité dit de Paris le 21 janvier 1718. Ce traité, en exécution des clauses de Ryswick, attribua au duc de Lorraine comme compensation pour la prévôté de Longwy qui restait au roi de France, la ville et une partie de la prévôté de Rambervillers, ainsi que plusieurs villages des environs de Nomeny et des prévôtés de Gondreville et d’Amance. En outre, ce qui alla surtout au coeur de Léopold, il reconnaissait définitivement au Duc ce titre d’Altesse royale, l’objet de sa plus ardente convoitise. C’était sa première victoire diplomatique. Il en éprouva une si grande joie qu’il envoya l’ordre de faire des illuminations dans sa capitale.

Quelques semaines après, leurs Altesses royales allèrent à Paris rendre visite au Régent. La réception fut magnifique. Pendant plus d’un mois et demi, un immense concours se pressa dans les salons du Palais-Royal. On les combla de riches présents, on leur offrit de splendides fêtes. La foule aussi fut touchée de la bonne grâce de ses hôtes et les acclama à leur passage. Une seule personne de leur cortège fut un peu maltraitée. La discrète princesse de Craon pleura en entendant des allusions peu déguisées à la faveur dont elle jouissait à la cour de Léopold.

Le Régent fut parfait à l’égard de son beau-frère. Il ne pouvait pas le dispenser de l’hommage dû au nouveau roi pour le Barrois mouvant. Mais la cérémonie s’accomplit sans appareil, dans une sorte de visite au jeune Louis XV (19 février). Les princes lorrains ne quittèrent Paris que le 8 avril. Ils avaient plu à tout le monde. Le Duc avait surtout conquis la Palatine, qui avait avec lui de longues causeries en allemand et qui, avec l’étrange indulgence des moeurs du temps, louait volontiers la tenue convenable de la Montespan de Lunéville. Quant au Régent, il témoignait de son estime et de son amitié, en disant aux membres de son conseil « qu’entre tous les souverains de l’Europe, il n’en connaissait aucun qui fût supérieur au duc de Lorraine, en expérience, en politique et en sagesse ».

Pendant son séjour à Paris, le Régent avait entretenu Léopold du projet de la quadruple alliance qui devait réunir la France, l’Angleterre, les Provinces-Unies et l’Empire contre le roi d’Espagne. Il devait s’ensuivre des remaniements qui permettraient de donner la Toscane à Léopold, comme indemnité du Montferrat.

Cette éventualité flattait trop la fantaisie de Léopold, pour qu’il ne se lançât point sur cette piste. Il se hâta d’envoyer des agents en Angleterre et aux Provinces-Unies. La quadruple alliance se montra très froide. Mais il ne se découragea point, et son représentant, le baron Le Bègue, courait de Paris à Londres et défendait habilement les intérêts du Duc. La Duchesse déployait aussi une grande activité. On souffre de voir cette fille de France, si aimée et si respectée des Lorrains, s’abaisser jusqu’à flatter l’abbé Dubois devenu secrétaire d’État aux affaires étrangères (le 24 septembre 1718), subir en silence cette humiliation d’attendre vainement une réponse à ses lettres et s’oublier jusqu’à complimenter un vil coquin de son élévation à l’archevêché de Cambrai, le siège de Fénelon. La guerre fratricide préparée par Dubois contre Philippe V fut déclarée en janvier 1719.

Léopold crut toucher au triomphe. Mais l’Espagne écrasée par la quadruple alliance n’essaya même pas de résister et mit bas les armes en février 1720. Le mirage de la Toscane se dissipa, comme tant d’autres. Infatigable dans ses espérances, malgré toutes ses déconvenues, il regarda d’un autre côté et demanda, toujours comme indemnité du Montferrat, le duché de Luxembourg. Le Régent reçut froidement ses ouvertures, et Dubois resta sourd de la façon la plus offensante aux instances et aux reproches d’Élisaheth-Charlotte.

Léopold, froissé, s’attache de plus en plus à l’Autriche. Pour le ramener, Dubois charge Audiffret de l’occuper de nouveaux projets et lui souffle la politique si autrichienne des mariages. Léopold, sans cesse séduit par sa propre imagination, rêve alors de refaire sa fortune en mariant une de ses filles à Louis XV, et en obtenant d’autre part pour son fils aîné la main de l’archiduchesse Marie-Thérèse, ce qui le pouvait porter un jour au trône impérial. Lefebvre, son plus insinuant diplomate, passe plusieurs mois à Vienne pour préparer le terrain.

On sait que l’idée fixe de Charles VI était d’assurer son héritage à sa fille aînée. Il avait déjà rédigé en secret la fameuse pragmatique sanction qui ne fut publiée qu’en 1724. Mais Lefebvre la connut et en révéla l’existence à Léopold vers la fin de 1720. Celui-ci prévenu que l’archiduchesse n’épouserait qu’un prince souverain, fit déclarer hâtivement la majorité de son fils, le prince Léopold-Clément, le 25 avril 1721, et l’associa de fait à son administration, en le chargeant de présider en son absence les séances du conseil.

Il vantait dans son édit « la force de son jugement, la solidité de son raisonnement, la justesse de ses décisions». Un homme d’État si précoce était certes un candidat présentable. Charles VI se montrait bien disposé à l’égard de son cousin et déjà il n’était bruit que d’un voyage prochain du jeune prince à la cour de Vienne, lorsqu’une catastrophe renversa les plans du cabinet de Lunéville. Léopold-Clément, atteint de la petite vérole, fut emporté en quelques jours (4 juin 1723).

Mais cette fois, la fortune ne s’obstina point dans ses rigueurs accoutumées. L’empereur étant gagné d’une manière générale à l’idée de l’alliance lorraine, fit savoir au Duc qu’il aurait plaisir à voir son second fils, le prince François. On se hâta de proclamer sa majorité et, quelques semaines après les funérailles de son frère, il partait pour l’Allemagne, accompagné d’une suite brillante et sous la direction du prince de Craon. Charles VI accueillit le jeune prince avec une cordialité du meilleur augure. Il le traita tout de suite comme un fils, l’entoura de gens sûrs et voulut diriger lui-même son éducation. Il ne fut bientôt plus douteux pour personne, qu’il serait un jour l’époux de l’archiduchesse Marie-Thérèse. Il avait alors quinze ans et la princesse six ans et demi.

Au moment où ses affaires prenaient si bonne tournure en Autriche, Léopold n’espérait plus rien de la France. Le cardinal Dubois était mort (août 1723) et le duc d’Orléans lui avait peu survécu (2 décembre 1723). Le duc de Bourbon qui les avait remplacés dans la direction du gouvernement, était un ennemi déclaré des maisons d’Orléans et de Lorraine. Il manifesta ses sentiments dès la première heure, sans déguisement. Le Bègue étant allé à Paris pour rappeler que le duc d’Orléans avait promis de ménager à la Lorraine son accession à la quadruple alliance, le ministre lui répondit qu’il aurait pu s’épargner la peine de venir, que les promesses du duc d’Orléans, s’il y en avait, n’engageaient pas le roi.

M. le Duc blessa bien plus gravement Léopold quand il fut question de marier Louis XV. Le Régent avait déjà arrangé un projet avec une infante, fille de Philippe V. La princesse avait même été amenée à Paris pour y recevoir une éducation française. Mais comme elle n’avait que quatre ou cinq ans, le duc de Bourbon impatient, refusa d’attendre et la renvoya à Madrid. Puis il chercha en Europe une princesse en état d’être tout de suite une reine de France. On en trouva une centaine. Aucune ne paraissait plus qualifiée que la fille aînée de Léopold et d’Élisabeth-Charlotte. Sa candidature fut posée. Pour mieux réussir, on insinua à M. le Duc que s’il choisissait l’aînée pour le roi, on lui accorderait pour lui-même la main de la cadette.

Cette combinaison eût peut-être agréé au ministre. Mais il n’avait pas plus de caractère que d’intelligence et la marquise de Prie le menait en laisse. La toute-puissante favorite ne voulait ni d’une princesse de Lorraine ni de toute autre qui pût mettre sa fortune en péril. Elle fixa le choix du duc de Bourbon sur la princesse la plus pauvre, la plus humble, dans la pensée que lui devant son élévation inattendue, elle accepterait plus facilement sa direction, et l’Europe apprit avec étonnement que Marie Leczinska, la fille de Stanislas, roi de Pologne déchu et qui vivait alors dans la gêne à Wissembourg, devenait reine de France (1725).

Ce fut un cruel mécompte pour les princes de Lorraine. La duchesse exhala dans sa correspondance privée son amer chagrin : « Je ne suis pas née pour être heureuse dans ce monde, écrivait-elle à sa confidente, le bon Dieu me fasse la grâce de l’être dans l’autre ! ». Dans son dépit, elle laissa libre cours à la malignité des courtisans qui savaient ne point lui déplaire en tenant de méchants propos sur l’âge de Marie Lcczinska qui avait sept ans de plus que Louis XV, sur son peu de beauté et surtout sur sa santé troublée, disait-on, par des accès d’épilepsie.

L’affliction des princes lorrains fut atténuée par la chute du duc de Bourbon et l’avènement au pouvoir du vieux cardinal de Fleury. Dans sa joie, la duchesse surfaisait singulièrement la valeur de l’ancien précepteur du roi. « Il serait à souhaiter, s’écriait-elle, que des ministres tels que lui fussent immortels ! ». Avec Fleury, se renouèrent les bons rapports de la Lorraine et de la cour de France.

Léopold tout entier aux espérances de plus en plus fondées que lui inspirait le prochain mariage de son fils, cessa alors de s’agiter comme il l’avait fait pendant près de trente ans et renonça à ses projets d’établissement en Italie. Il ne demande plus qu’une chose, c’est qu’en vue des éventualités de guerre qu’avait fait naître le renvoi de l’infante, la France reconnaisse la neutralité perpétuelle de la Lorraine.

Les négociations sont commencées par Choiseul-Stainville, le père du futur ministre de Louis XV. Il les continue lui-même directement. Par d’adroites flatteries, il gagne le vaniteux vieillard qui avait d’abord fait quelques objections et le traité du 14 octobre 1728 consacre l’indépendance et garantit la sécurité de ses États. Toutefois, telle était la fatalité de la situation, il fallait bien prévoir les nécessités de la guerre et une contre-déclaration destinée à rester secrète, stipulait que si les troupes françaises étaient obligées de passer à travers la Lorraine, le Duc ne considérerait point ce fait comme une infraction à la neutralité.

Cette convention fut une des dernières joies de Léopold, qui pensait avoir ainsi placé son patrimoine sous la sauvegarde des puissances européennes. Des fêtes et des manifestations populaires prouvèrent que ses sujets s’associaient à ses illusions.

Charles V (1675 – 1690) puis l’interrègne sous domination française

Charles V

 

D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895

Le prince Charles, neveu et héritier de Charles IV, était à Lauterbourg avec Montecuculli, lorsqu’un courrier vint lui annoncer qu’il était désormais duc de Lorraine et de Bar. Il se rendit dans le camp lorrain et se fit reconnaître des troupes qu’il ramena dans l’armée impériale. Il notifia à toutes les puissances son avènement sous le nom de Charles V.

Son règne devait durer quinze ans (1675-1690), mais il fut purement nominal, car en réalité, il ne régna pas un seul jour.

La Lorraine n’a pas assez honoré la mémoire de ce prince qui fut « un grand homme, un héros et un sage » (Comte d’Haussonville).

Dans la longue série des ducs héréditaires, il n’en est pas un seul qui lui ait été supérieur par le génie, et qui ait illustré davantage la race austrasienne. Aussi bon général que Charles IV, il avait toutes les vertus et toutes les qualités d’homme privé et de souverain qui manquaient à son oncle. Il en eût certainement réparé les folies et les malheurs, si la politique implacable de Louis XIV ne lui avait pas fermé la frontière de ses États.

Nous devons regretter que, par suite de cette fatalité, il se soit mis au service d’une puissance ennemie de la France. Toutefois, bien qu’on soit tenté de considérer déjà les Lorrains comme des Français, n’oublions pas que Charles de Lorraine était un souverain indépendant dépossédé par Louis XIV. Aucune considération ne peut nous empêcher, à la distance historique où nous sommes, de lui rendre pleine justice.

Si donc rien ne rappelle son souvenir dans son pays, pas même une plaque au coin d’une rue de Nancy, il convient, dans une courte notice, de lui conserver sa place ici et de lui consacrer comme une sorte de médaillon dans la galerie des portraits en pied de nos ducs.

Revenons un peu en arrière.

Dès sa première jeunesse, il avait laissé deviner son esprit de justice, son courage, sa fermeté. A dix-huit ans, il s’échappait de la cour du Louvre pour ne pas adhérer au traité de Montmartre. L’année suivante, il accourait de Vienne pour se renfermer dans Marsal et défendre la place contre le roi. Obligé par son oncle de se retirer, il s’était rendu hardiment à  Paris pour plaider ses droits devant Louis XIV lui-même. Celui-ci refusa de le recevoir et, brutalement, lui donna deux heures pour quitter la capitale.

Dès lors, poursuivi par l’animosité du roi qui ne lui pardonnait pas sa fierté, banni de la Lorraine par son oncle Charles IV, il n’eut plus d’autre asile que la cour de l’empereur d’Allemagne. Léopold l’accueillit avec une bienveillance paternelle et lui témoigna une affection croissante.

Tout d’abord, il fut nommé colonel d’un régiment de cavalerie d’élite. C’était le moment où le grand-vizir Kiuperli, réveillant les Turcs endormis depuis cent ans, poussait vers l’Allemagne une armée formidable. L’empereur avait fait appel à toute la chrétienté. Louis XIV envoya le comte de Coligny avec quatre mille hommes, et une foule de jeunes gentilshommes accoururent comme à une croisade.

Léopold avait voulu retenir le prince Charles pour ne pas exposer sa jeunesse aux fatigues et aux dangers d’une telle campagne. Lorsqu’on fut en face des Turcs, sur les bords du Raab, à Saint-Gothard, et que le général, l’illustre Montecuculli, passa la revue des troupes, il aperçut le prince lorrain à la tête de son régiment. Il s’était évadé de Vienne pour rejoindre ses soldats.

La bataille commença mal. L’aile droite fut mise en déroute par l’attaque impétueuse de sept à huit mille cavaliers turcs. Montecuculli courut à l’aile gauche et désigna un régiment avec ordre d’arrêter les Turcs à quelque prix que ce fût.  C’était le régiment du prince Charles. Le général désirait garder près de lui le jeune colonel. Le Lorrain ne répondit qu’en demandant : « Où faut-il charger ? ».

Montecuculli sourit et le lança à l’ennemi. Il avait devant lui les meilleurs soldats de Kiuperli, quatre fois plus nombreux que son régiment. Charles communiqua à tous sa furie de race, la furie française. Cinq fois, il ramena ses cavaliers à la charge. Il aurait cependant succombé sous les efforts des masses débordantes de l’ennemi, lorsque les Français de Coligny percèrent à travers la mêlée, le dégagèrent et achevèrent la victoire (5 août 1664).

Le soir de la bataille, les gentilshommes français acclamèrent le prince lorrain, et, dans l’effusion de la joie commune, les mains se pressèrent fraternellement. Ils devaient se revoir, mais malheureusement, en face les uns des autres.

Le prince Charles, dans cette glorieuse journée, reporta naturellement sa pensée vers la patrie qu’il ne devait plus revoir, et il envoya à Nancy un drapeau qu’il avait enlevé lui-même à l’ennemi, avec ordre de le suspendre à la voûte de l’église de Bon-Secours.  Léopold récompensa la belle conduite du héros en le nommant général de sa cavalerie. Le prince conserva sa fougue native, mais y ajouta la science militaire, qui en fit rapidement un des plus redoutés capitaines de l’Europe.

En 1668, il fut proposé par l’empereur pour le trône électif de Pologne. Mais l’intervention de Louis XIV fit écarter sa candidature, et il eut même cet amer déboire que son heureux concurrent, Michel Koributh, reçut la main de l’archiduchesse Éléonore qui lui avait été promise. En 1673, combattu pour la seconde fois par l’influence de Louis XIV, il dut s’incliner devant Jean Sobieski choisi par le parti national.

Il se consola de ses mécomptes dans de laborieuses campagnes en Hongrie. Puis il entraîna Léopold dans la guerre de Hollande, et donna de telles preuves de ses talents qu’en 1675, après la mort de Turenne, Montecuculli qui se retirait, « ne voulant pas risquer sa gloire contre les lieutenants de son illustre adversaire », l’indiqua comme le plus digne de le remplacer dans son commandement. Vers le même temps, il succéda, en qualité de duc de Lorraine, à son oncle Charles IV.

En 1678, Léopold se rendit à ses voeux en lui donnant sa soeur, Marie-Éléonore, la veuve du roi Koributh. Il obtint en dot le gouvernement du Tyrol, et le couple ducal s’installa à Inspruck.

Lorsque des conférences s’ouvrirent à Nimègue pour la paix, il espéra que Louis XIV lui rendrait son patrimoine. Mais le roi refusa même d’admettre ses représentants, et imposa de telles conditions que le Duc déclara que son honneur ne lui permettait pas d’y adhérer.

Quelques années après, uni à Jean Sobieski, il sauvait la maison d’Autriche en écrasant sous les murs de Vienne une des plus redoutables invasions, dont les Turcs aient jamais menacé l’Europe (août 1683), et à la suite de plusieurs belles campagnes, achevait de détruire les hordes mahométanes à la bataille de Mohacz (1687).

En 1689, il avait repris le commandement de l’armée impériale dans la guerre dite de la Ligue d’Augsbourg, et mis le comble à sa gloire par la prise retentissante de Mayence et de Bonn. Il méditait de nouvelles opérations lorsqu’il fut soudainement enlevé par une cruelle maladie à Welz près de Lintz (17 avril 1690). Il avait quarante-sept ans.

Dix ans après, son fils Léopold, obéissant à son dernier vœu, fit ramener ses restes mortels en Lorraine et, à la suite d’une magnifique cérémonie, les déposa dans l’église des Cordeliers, auprès de ceux de ses ancêtres.

On assure qu’en apprenant sa mort, Louis XIV s’écria : « J’ai perdu le plus grand, le plus sage et le plus généreux de mes ennemis. Ce mot a-t-il été dit ? C’est douteux. Il serait la condamnation du roi qui, s’il n’eût obéi à d’inexcusables animosités, aurait facilement attaché Charles V à la France, et en aurait fait un puissant allié et peut-être un de ses meilleurs généraux.

A la mort de Charles V, son fils aîné, Léopold, n’avait que onze ans. Il ne fut pas question de lui.

La Lorraine occupée par Louis XIV depuis 1670 paraissait définitivement réunie à la France. Le roi disait hautement qu’il ne la rendrait jamais. L’administration était devenue absolument française. Un intendant gouvernait comme dans les autres provinces. Les institutions locales, la Cour souveraine, les chambres des comptes de Nancy et de Bar avaient été supprimées et la juridiction du parlement de Metz était étendue aux deux duchés.

Les Lorrains souffrirent pendant cette longue occupation. On les avait rançonnés durement en leur appliquant, des taxes jusqu’alors inconnues d’eux, la subvention, la capitation, les réquisitions de fourrage et de logement pour les troupes, dont le mouvement encombrait sans cesse les routes.

Ils étaient frappés plus directement encore par les enrôlements forcés dans la milice. Louvois avait porté là son impitoyable despotisme qui persista après lui. L’intendant de Vaubourg reconnaissait combien étaient légitimes les plaintes des Lorrains, mais il affirmait, non sans raison, qu’il n’y avait aucun remède possible aux maux du pays, conséquences inévitables de la guerre.

L’excès de la misère poussait les paysans à s’enfuir, et l’on ne pouvait ni les retenir, ni les ramener par les mesures les plus rigoureuses. La dépopulation prenait d’effrayantes proportions.

Nancy ne comptait plus que 8 000 âmes, Bar-le-Duc et Pont-à-Mousson à peine 4 500 et 4 000, Épinal, Lunéville, Saint-Dié et une vingtaine d’autres villes n’avaient en moyenne qu’un millier d’habitants. Louis XIV, pour repeupler la campagne déserte, y attira des familles picardes dont on retrouve les descendants.

Tout en déplorant les exactions, il convient de remarquer que la lorraine fut surtout victime de la situation générale et qu’à tout prendre son sort pouvait être envié par d’autres provinces. Si elle souffrit de la lutte, elle en bénéficia aussi. Une partie de l’argent levé pour la guerre était dépensée dans le pays. Les produits de son agriculture, ses blés dont la production dépassait de beaucoup les besoins de la consommation locale, ses viandes, ses beurres, ses fromages, ses volailles étaient achetés par les Trois-Evêchés et par l’administration militaire.

L’industrie ne laissait pas de prospérer, malgré l’insécurité universelle. Les salines, les forges et les fonderies, les verreries étaient en pleine activité, et attiraient par l’exportation beaucoup d’argent en Lorraine. Il faut ajouter que la nation échappa presque entièrement aux néfastes conséquences de la révocation de l’édit de Nantes (1685). La population était restée catholique. Les réformés étaient peu nombreux, sauf à Metz et dans quelques localités voisines de l’Allemagne luthérienne.

Nous ne ferons pas le récit des événements militaires de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. La France s’y montra aussi grande et aussi forte que dans les luttes précédentes. Elle avait trouvé pour remplacer Turenne et Condé des généraux comme le maréchal de Luxembourg, Catinat, Boufflers. Mais elle y épuisa ses forces.

Le roi sentant venir la décadence et retenu d’ailleurs loin de l’armée par les égoïstes suggestions de Mme de Maintenon, aimait moins la guerre. D’autre part, préoccupé des affaires d’Espagne, il comprenait la nécessité de se refaire en vue d’une collision prochaine qu’il était facile de prévoir.

La duchesse douairière de Lorraine vivait modestement à Inspruck, n’ayant d’autre souci apparent que de diriger l’éducation de ses enfants. L’avenir était plein d’obscurité et ne lui laissait entrevoir que peu d’espérance.

Un jour du mois de mars 1696, elle reçut la visite d’un seigneur lorrain, le comte de Couvonges, fort attaché à la maison ducale. Il venait, envoyé secrètement par Louis XIV lui- même. Le roi, dit-il, était disposé à rendre la Lorraine au fils de Charles V, et demandait à la duchesse d’intervenir auprès de son frère, l’empereur Léopold, pour l’amener à traiter séparément de la paix.

Cette proposition était si imprévue, que Marie-Éléonore soupçonna on ne sait quel piège. Elle refusa de servir d’intermédiaire. Le roi était cependant sincère, et désirait vivement la paix générale. Il la prépara avec une admirable habileté diplomatique, en désagrégeant la coalition par des avances particulières à chacun des confédérés. Un congrès s’ouvrit au château de Ryswick et les traités furent signés les 20 septembre et 30 octobre 1697.

Louis XIV rétablissait Léopold, fils de Charles V, dans les duchés de Lorraine et de Bar. Il évacuait Nancy en se réservant d’en démolir les nouvelles fortifications. Il retenait seulement la forteresse de Sarrelouis et la prévôté de Longwy moyennant une compensation à déterminer. Au lieu des larges chemins stipulés dans des conventions précédentes, il ne demandait plus que le libre passage de ses troupes à travers la Lorraine.

On devine avec quels transports de joie furent accueillies dans les deux duchés ces nouvelles surprenantes : c’était la fin de la captivité, le départ de l’étranger, la résurrection de la nationalité lorraine !

La Croix de Lorraine

Croix de Lorraine 

Extraits d’un article écrit par le chanoine Cherrier et publié
dans les « Mémoires de l’Académie des sciences, agriculture, arts et belles-lettres d’Aix » – 1891

L’écusson de la Lorraine porte : d’azur à une croix patriarcale à double traverse.

La Lorraine, après avoir formé, au démembrement du royaume d’Austrasie, le Royaume de Lorraine (855), puis le Duché de Haute-Lorraine (959), fut réunie totalement à la France en 1766, après la mort de Stanislas roi de Pologne et dernier duc de Lorraine. Metz s’était donnée à Henri II en 1552.

La Lorraine, placée entre la France et l’Allemagne, est un reste de l’ancienne Austrasie, séjour des Francs et berceau des Carlovingiens. Constituée plus tard en duché indépendant auquel appartenait la principauté de Bouillon, aujourd’hui à la Belgique, elle attira, pendant de longs siècles, l’attention du monde, par ses grands hommes et les hauts faits de ses ducs qui avaient dans les veines le sang de l’Empire germanique et le sang de la maison de France.

L’emblême national de la Lorraine est une croix à double traverse. Cette croix, de forme grecque, à deux croisillons, fait sa première apparition, comme pièce héraldique, sur les monnaies du roi René, devenu duc de Lorraine, par son mariage avec Isabelle de Lorraine, fille aînée et héritière du duc Charles.

Le roi René la portait noire, comme l’indiquent ses armoiries à la cathédrale d’Angers. René II, son petit-fils, lui donna la couleur blanche.

« De tous les emblêmes nationaux, dit monsieur Léon Germain, la croix de Lorraine est peut-être le plus populaire dans son pays et le plus connu au dehors. Bien peu de personnes, cependant, savent son histoire ».

Quelle est l’origine de la croix de Lorraine à double croisillon ? Les emblèmes nationaux sont souvent aussi mystérieux dans leur origine, que les nations dont ils sont le point de ralliement. On les voit paraître tout à coup, au lendemain d’une victoire ou d’un avènement dynastique. On les accepte. Et, c’est en vain, que plus tard, on cherche à arracher à l’antiquité la genèse de leur destin primitif.

La croix à double traverse importée, en Lorraine par René d’Anjou, n’est autre que la croix du royaume de Hongrie. Telle est l’opinion en faveur de laquelle monsieur Léon Germain apporte des documents certains et une argumentation solide.

La croix double, dit le P. Benoît Picard, fut donnée par le Saint Siège à Saint-Étienne, roi de Hongrie, pour la faire porter devant lui. Cependant, il est plus probable, au dire de Monseigneur Barbier de Montauld, qui a étudié la question avec beaucoup de sagacité dans sa Nouvelle méthode raisonnée du blason, que le principe de la croix double est une relique de la vraie croix rapportée de Jérusalem par le roi de Hongrie André II, père de Sainte-Élizabeth.

Car c’est à partir du règne d’André II, que cette pièce héraldique figure dans les sceaux officiels de Hongrie (1205-1235.) Une première preuve en est donnée par le sceau à double croix d’Agnès d’Autriche (épouse d’André III), reine de Hongrie, qui, devenue veuve en 1301, fonda le monastère de Koenigsfelden, en Suisse.

Comment ce sceau de la maison royale de Hongrie se trouve-t-il appendu à l’acte original de donation des terres de Neufchâteau et de Chatenoy par Ferry IV, duc de Lorraine, à sa femme Isabelle d’Autriche, en 1326, cent ans avant le roi René ?

Cela ne peut s’expliquer que par la parenté d’Agnès d’Autriche, épouse d’André III, roi de Hongrie, avec Isabelle d’Autriche, femme de Ferry IV. Une seconde preuve est dans un vitrail du monastère de Koenigsfelden, où Sainte-Élizabeth de Hongrie est représentée tenant en mains la croix à double traverse. Ce vitrail est de la fin du XIVe siècle.

La croix de Lorraine, dit Chifflet, dans son Commentarius Lotharigiensis, édité en 1649, est la croix royale de Hongrie. Les premiers rois de Pannonie, dont les ducs d’Anjou se disent les descendants, portaient la croix double, d’une teinte rouge pourpre.

René d’Anjou lui donna la couleur noire. Les ducs de Lorraine issus de Yolande, fille de René, conservèrent la croix de Hongrie, qu’ils appelèrent croix de Lorraine, en lui donnant une teinte dorée.

C’est donc en arrivant d’Orient, que la croix à double traverse devint la croix royale de Hongrie. Mais comment de Hongrie cette croix à double traverse, vint-elle en Lorraine ?

En 1270, par le mariage de Charles II d’Anjou, roi de Sicile, de Naples et de Jérusalem, avec Marie, soeur du roi de Hongrie Ladislas IV, la maison d’Anjou acquit des droits sur la Hongrie. Ces droits, ainsi que beaucoup d’autres, furent vainement affirmés. Comme signe de protestation, la maison d’Anjou garda la croix de Hongrie dans ses armoiries.

La reine Jeanne II, dernière héritière de la maison d’Anjou, se qualifiait « reine de Hongrie, de Jérusalem et de Sicile ». Or, c’est elle qui adopta René de France-Anjou, si connu sous le nom de roi René, devenu duc de Lorraine en 1431.

A cause des prétentions de la maison d’Anjou à la couronne de Hongrie, le roi René a adopté la croix à double traverse et l’a portée au premier quartier de ses armes pleines. Sans conserver les mêmes prétentions, les successeurs de René, comtes du Maine, ducs de Lorraine, et leur descendance ont continué de porter en blason la croix à double traverse.

D’ailleurs, les monnaies que René fit frapper comme souverain réel de la Lorraine offrent des types variés de la croix à double traverse. L’une de ces monnaies porte en légende intérieure : Moneta et Vanei avec la croix double. Une autre porte en légende : Crucem tuam adoramus Domine avec croix de Lorraine accostée de deux R : Renatus Rex.

De plus, les monnaies que le roi René fit frapper à Tarascon ressemblent à celles de Lorraine, quant aux initiales et à la croix double. Sur toutes ces monnaies à croix de Lorraine frappées par le roi René, les détails les plus précieux sont donnés dans les études de monsieur de Saulcy, publiées à Metz en 1845, et dans celles de monsieur Laugier, conservateur du cabinet des médailles de Marseille, publiées dans les « Mémoires de l’Académie » en 1882.

Ainsi, apportée de Jérusalem par le roi de Hongrie André II, qui l’a fixée, comme pièce héraldique, aux armes royales, la croix à double traverse a passé à l’écusson de René d’Anjou prétendant au trône de Hongrie, et, de là, à l’écusson des ducs de Lorraine descendants de René.

Nous pouvons donc dire avec Didron : « L’origine de la Croix de Lorraine est orientale, la Croix de Jérusalem en est le type ». Quant à l’opinion qui prétend que le roi René a adopté la Croix double, en souvenir de Godfroid de Bouillon, ou par dévotion personnelle pour une relique de la vraie Croix qu’il aurait vénérée à Marseille et à Angers, nous pouvons, avec M. Léon Germain, lui opposer cette réflexion décisive.

Si le roi René avait adopté la croix potencée de Godfroid de Bouillon, il l’aurait conservée seule. Or, la croix de Godfroid de Bouillon se trouve, sur plusieurs monnaies, concurremment avec la Croix de Lorraine.

D’autre part, si René avait adopté la croix double, par vénération pour une relique insigne, il lui aurait donné une place toujours privilégiée et une forme toujours invariable et respectée. Or, la croix double, aux armoiries de René d’Anjou, varie dans sa forme, selon le temps et le gré des artistes. Elle n’a une place spéciale et un rôle éminent que sur les monnaies.

Toutefois, il est certain que si la croix double, gravée sur les monnaies et aux écussons de famille, considérée comme pièce héraldique, a persisté, plus ou moins longtemps, dans les pays divers où René d’Anjou a exercé son autorité, il faut dire que c’est en Lorraine seulement qu’elle devint le symbole officiel du duché.

Voici à quelle occasion :

En 1477, le duc René II, petit-fils, par sa mère, du roi René, livre bataille, sous les murs de Nancy, à Charles le-Téméraire, duc de Bourgogne, le plus puissant des princes qui n’étaient pas rois. Charles fut tué en désertant le combat. Or, à cette bataille de Nancy, qui est l’événement capital de l’histoire de Lorraine, parce qu’elle a consacré le règne de la vieille dynastie d’Anjou et l’union définitive des duchés de Bar, de Lorraine et du comté de Vaudemont, le point de ralliement était la croix de Lorraine, de couleur blanche.

Depuis cette époque, la croix double, qui n’était qu’un emblême de famille, devint, par René II, le symbole par excellence de l’État lorrain.

Et l’histoire dit assez haut comment cet emblème fut porté par les ducs, désormais moins germaniques que français.

Trois générations des Guise, la branche cadette des ducs, ont présenté la croix de Lorraine à l’admiration de la France.

L’un d’eux, le célèbre inspirateur de cet élan national, qui mit la foi religieuse au-dessus de la fidélité aux souverains, Henri de Guise a porté la croix si près du trône, que la peur le fit poignarder, dans un guet-apens, au château de Blois.

Les ducs régnants :
- Charles III qui construisit la ville neuve de Nancy, achevée et embellie par Stanislas de Pologne.
- Charles IV, frappé par Richelieu qui exigeait l’alliance des Lorrains contre l’empire d’Allemagne.
- Nicolas François qui, sur le conseil du bienheureux Fourier, curé de Mattaincourt, abandonna la pourpre cardinalice, pour épouser sa cousine la princesse Claude, et garda à la Lorraine, malgré Richelieu, sa dynastie, sa gloire et sa nationalité.
- Charles V, le compagnon de Sobieski, à la bataille de Vienne, contre les Musulmans.

Enfin, Léopold le dernier duc, frère de François Ier, empereur d’Allemagne, l’un des princes du XVIIIe siècle qui ont excité le plus d’enthousiasme et d’admiration, ont prouvé que la croix de René d’Anjou, plantée dans la terre lorraine, l’avait rendue admirablement féconde en princes pieux, bienveillants dans la paix et merveilleux dans la guerre.

Cependant, vient un jour où la Croix de René d’Anjou doit s’incliner et s’effacer, comme emblême national, devant le drapeau de Louis XIV.

En 1670, le vieux duché fait son entrée définitive dans la famille française, à laquelle il appartient déjà, par le coeur et les services rendus. Menacée des mains tortueuses de l’empire d’Allemagne, la Lorraine montre comment un peuple, formé à l’ombre de la Croix, sait déposer avec honneur, un sceptre affaibli, pour accepter d’un sceptre plus fort, l’assurance que la foi, les traditions et la liberté seront respectées.

Un siècle plus tôt, en 1552, Metz, la soeur aînée de Nancy, s’est donnée librement au roi de France Henri II. « J’ai grand plaisir, disait ce prince, de voir en quelle bonne volonté les députés lorrains, venus à Joinville, persévèrent en mon endroit ». Le connétable de Montmorency vint immédiatement occuper la ville commerçante et guerrière.

A coup sûr, entre la croix double et la fleur de lys, l’alliance doit être sincère et irrévocable. En France, la Lorraine retrouve sa religion, ses souvenirs, ses espérances.

Pourquoi son coeur ne battrait-il pas à l’unisson de la grande nation pleine de bonne gloire et de juste fierté ? Mais si, après deux siècles d’éclat incomparable, la croix double redevient pour la Lorraine un écusson de famille, c’est un écusson qu’elle garde comme une relique précieuse, car il rappelle des ancêtres de haute lignée et de vaillante allure dont il faut se faire gloire de garder les principes et de perpétuer les exemples.

Dès lors, la belle province qui s’est appelée Basse-Lorraine, Lorraine-Mosellane, Pays Messin, entre dans la structure de la France. Elle entrelace son histoire à la sienne. Elle complète son unité géographique.

Elle sauvegarde ses frontières, en mettant pour boucle à sa ceinture une imprenable forteresse :
- Metz tranquillement assise au confluent de la Seille et de la Moselle, visible de loin par les flèches élancées de sa cathédrale, dominée par des collines à pentes douces, que couronnent des forts d’un aspect sombre et menaçant.
- Nancy, coquettement rajeunie par la grandeur et la régularité de ses rues, riche de son palais ducal, de sa chapelle ronde, de son église de Bon-Secours fondée par René II, en mémoire de la victoire remportée sur Charles-le-Téméraire et ornée des étendards enlevés par les ducs.
- Metz et Nancy, enveloppées dans les plis du drapeau français, ne cessent point d’apparaître, comme les deux joyaux fixés par la main du temps, aux deux traverses de la croix des aïeux.

A Metz et à Nancy, malgré les délires de révolution et les bouleversements politiques, les armoiries d’Anjou restent populaires. Les braves gens de la campagne et du commerce, trouvent dans la Croix ducale le passé qu’ils aiment et le progrès qu’ils désirent. Il y a encore des industries, des hôtelleries importantes, de grandes maisons de négoce qui portent en fronton : « A la Croix de Lorraine ».

Changeons les gouvernements, nous ne changeons pas les enseignes. C’est d’ailleurs le propre de la tradition de s’étendre en silence, et d’empêcher le bruit des craquements politiques de troubler les masses laborieuses, comme la neige tombée la nuit empêche le bruit des charriots.

Sans doute, en Lorraine, comme partout, il y a des esprits qui voudraient gratter l’antique écusson, pour se poser en dehors des principes de la société et protester contre ses croyances et son avenir. Entre ceux-là et les fidèles de la croix à une ou deux traverses, c’est le temps qui décidera.

Cependant, par-delà tant de querelles et tant de résultats contraires aux impatiences et aux calculs, l’idée qui émerge chez les Lorrains avisés, c’est l’idée de la croix unie au drapeau, comme au temps des Guise et de René d’Anjou. Cette idée semble disparaître et s’obscurcir, à certains moments.

Mais, aux jours de malheur, elle reparaît à la surface, comme ces plantes enracinées au fond d’une rivière, nourries de ses eaux et de ses limons, qui baissent un moment la tête sous la force du courant, puis ramènent bien vite au-dessus de la vague leur tige et leur couronne.

Salve, Crux pretiosa ! C’est toujours l’espérance vulgarisée par les monnaies du roi René. II n’y a que celle-là, dont les ailes soient plus longues que le temps, et plus fortes que l’adversité. 

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