Le château de Lunéville (fin)
Terminons, si vous le désirez, notre promenade dans les jardins du château de Lunéville, au bord du canal.
D’après un article de « La Revue Lorraine Illustrée » – Année 1907
Bientôt, le roi de Pologne possédera à proximité de son château, de plus riches pavillons. Il restera fidèle à son caprice du début. Depuis Louis XV jusqu’aux filles de France, il n’est pas un hôte illustre à qui Stanislas n’ait fait les honneurs de sa maison turque. A la table du Kiosque s’assiéront, le 22 août 1761, Mesdames Adélaïde et Victoire. Dans le Kiosque, le grand-père se dispose, l’année suivante, à divertir de nouveau les princesses. Mais le 11 juillet, dans la nuit même qui précède cette réjouissance, la baguette d’un feu d’artifice incendie la trop inflammable charpente. Pour consoler le roi, Richard Mique, successeur de Héré, fit diligence. Deux mois après, un portique ionique remplaçait l’ancienne colonnade.
Entre le bras régularisé de la Vezouse, marquant en contre-bas la limite septentrionale des Bosquets, et le lit principal de cette rivière, en amont de la rue Saint-André, derrière les dépendances de l’hôtel des Pages ou de l’hôtel de Lunati-Visconti par exemple, s’étendaient, l’arrivée de Stanislas, des jardins et des vergers continués au levant par des prairies humides, remplies de joncs et de roseaux. Plus de huit hectares de ces terrains furent achetés en 1738 et 1739 à leurs propriétaires.
On en assécha les portions marécageuses, on en exhaussa le niveau. Ils constituèrent de seconds Petits Bosquets, déjà couverts pour la fin de l’année 1740 de menus bâtiments de plaisance. Ce nom de Petits Bosquets leur sera conservé même après leur désaffectation et leur morcellement. Toutefois, sous Stanislas, pour les distinguer des parterres du Kiosque et de la Comédie champêtre, on les appelait de préférence Nouveaux Bosquets ou Bas Bosquets.
Plus à l’est encore, et toujours dominés par le plateau du parc, de méchants herbages, semés de cailloux, succédaient, sur environ quatre autres hectares, à ce sol spongieux si vite transformé. Ils appartenaient au domaine. On en avait autrefois extrait du gravier pour les travaux de terrassement, et ces enlèvements y avaient produit une mare croupissante. Ce lieu fut le champ d’expérience où Emmanuel Héré, investi simultanément des fonctions d’architecte et de directeur des jardins, s’essaya à un art rendu difficile par des Hours et Gervais.
Le mur à parapet du fond des Bosquets fut prolongé jusqu’à la Vezouse. Une étendue ingrate se couvrit de luxuriants tapis. La flaque devint parterre d’eau.
Pour témoigner sa satisfaction, Stanislas accordait, le 27 février 1740, la jouissance de ce canton à Héré, moyennant une reconnaissance annuelle de six gros par arpent. Le censitaire y éleva alors pour son usage, en regard des Petits Bosquets, deux coquets pavillons. Le duc Ossolinski fut subrogé en 1750 à Héré dans le bénéfice de cette concession, que Richard Mique obtint également en 1760. Sans se confondre de fait avec les Bosquets, cet endroit minutieusement entretenu, clos sur trois côtés d’une charmille que circonscrivaient de larges allées, paraissait, à qui le contournait, n’être qu’un cabinet de verdure plus spacieux que les autres. Il laissait l’illusion de la complète unité du parc.
Cependant, le canal qui embrassait au levant et au midi les Nouveaux Bosquets de son coude, avait été une dernière fois rectifié. L’eau de la Vezouse, barrée par une vanne, y était amenée à l’aide d’une roue à feu.
D’abord perpendiculaire à la rivière, dont le séparait un pont de charpente, ce canal « le Grand Canal » tournait bientôt à angle droit, longeait les talus du parc et venait s’épanouir, au pied de la terrasse, en forme de croix ponctuée d’un jet d’eau. En aval d’un autre pont de bois à tablier cintré dans son plan, le pont Blanc ou pont des Cuisines, l’excès du débit s’échappait pour aller rejoindre, sous l’aile droite du château et à travers la ville, la Vezouse mère. Le Grand Canal avait une profondeur uniforme de six pieds. Son lit était habillé de maçonnerie, ses bords enjolivés de balustres de chêne peints en blanc.
Comme une étroite dérivation transversale les séparait à dessein du reste de l’île Saint-André, les Bas Bosquets étaient censés constituer une ile distincte. Cette île avait des quais plantés de tilleuls. Une autre pièce d’eau, dite la pièce Paquotte en souvenir de l’un des vendeurs du fonds, y étalait au nord sa nappe oblongue. Au bras gauche de la croix du Canal, écrasé sous une ample couverture, squameuse et gaufrée, d’où émergeait une façon de belvédère terminé en chapeau chinois, se remarquait le Trèfle.
Un vestibule sinueux, trois chambres à niche et à entresol, correspondant à trois lobes, au cœur une chambre ronde : le salon de marbre, composaient le logement de cet édicule étrange, qui avait la prétention de rappeler la feuille dont il portait le nom.
Flanqué de deux dépendances en bardeaux, réchauffoir et loge du suisse, avec ses quinconces et ses boqueteaux, le Trèfle apparaissait comme le manoir de la cité en miniature alignée au bord du Canal.
Cette agglomération comptait plusieurs maisonnettes, briquetées et à toit d’ardoises, toutes du même type, juste suffisantes pour grouper une salle à manger, trois cabinets et une cuisine. Des pavillons de service les accompagnaient. Elles étaient construites dans des jardins à la fois potagers et d’agrément, d’une contenance de deux à quatre arpents, séparés les uns des autres par des barrières treillisées et peinturlurées.
Le roi de Pologne destinait ces cottages à amuser ses préférés en l’amusant lui-même. Les locataires que désignait Stanislas, avaient le devoir d’y résider durant la belle saison. Le prince leur faisait l’honneur de diner ou de souper chez chacun d’eux une fois par mois, d’y goûter les légumes qu’ils avaient cultivés et les fruits qu’ils avaient cueillis. Pour tenir ses hôtes en haleine, le convive ne s’annonçait que trois heures à l’avance.
Le nombre des Chartreuses varia. Primitivement de huit, il fut de douze en 1753 et retomba plus tard à sept. Leszczynski, en effet, suivant qu’il voulait multiplier ses faveurs ou les rendre plus désirables, remaniait la topographie de ce royaume de Lilliput, agrandissait ou diminuait les parcelles, abattait et réédifiait. Longtemps, M. de la Galaizière profita d’un ermitage plus vaste que les voisins. Un double lot fut employé à la retraite dont le souverain gratifia Mme de Boufflers. A l’angle saillant du Canal, surplombait une rotonde à deux ailes, soutenue par des consoles de fer. C’était le Salon de la Pêche ou la Pêcherie, qui servait aussi de débarcadère.
Le Trèfle fut sans interruption affecté aux loisirs des grands maîtres de la maison de Stanislas : le duc Ossolinski, à sa mort, le prince de Beauvau. La population des autres pavillons changea plus souvent. A la recenser, un observateur un peu perspicace eût vite deviné quelle influence prédominait à la cour.
Jamais, en tout cas, les insulaires des Petits Bosquets ne furent gens plus aimables et plus spirituels que dans les dernières années du Duc-roi, alors qu’ils s’appelaient : Alliot, marquis de Mennessaire, Stanislas de Boufflers et, au départ du jeune abbé pour Saint-Sulpice, cardinal de Choiseul, comte de Choiseul-La Baume, marquise de Boufflers, comte de Lucé, maréchal de Berchény ; qu’ils avaient baptisé leur séjour l’Ile-Belle ; adopté, l’instar des bergers des Arcades, des noms de convention que, logeant dans des chartreuses, ils s’intitulaient plaisamment Chartreux. Étranger de droit à cette très profane communauté, Devaux, par la protection de l’unique femme admise, en avait été proclamé prieur, et, en cette qualité, le lecteur de Stanislas adressait aux membres de son couvent de souriantes homélies.
A ce moment, les Bas Bosquets offrirent le spectacle d’un Petit Trianon anticipé. Avant qu’à Versailles, pour plaire à Marie-Antoinette, des dames en panier ne tinssent dans leurs mains blanches la houlette enrubannée ou le battoir d’ébène, à Lunéville, afin de divertir Stanislas, de pimpants seigneurs, un prince de l’Église, un valeureux soldat, une indolente marquise maniaient la bêche et le rateau, guidaient des espaliers et arrosaient des salades.
Depuis la terrasse, du château, depuis le quinconce à l’italienne surtout qui, à l’opposite du perron réservé, avançait ses couloirs en berceaux, on jouissait d’un agréable coup d’œil sur l’Ile et le Canal. Des Bas Bosquets, l’accident de terrain était d’un effet moins heureux. Le Rocher en 1742, la Cascade l’année suivante, corrigèrent l’impression d’enfoncement que causait la nudité des murs de soutènement et le profil invariable des talus.
Accolé à l’escarpement des anciens remparts, destiné aussi à masquer à l’ouest les cuisines établies sur la berge, le Rocher, d’une longueur de 250 mètres, se développait en cinq pans qui emboîtaient pour ainsi dire, vis-à-vis du Trèfle, le côté droit de la croix d’eau. Le milieu et les ailes présentaient une superposition de blocs de grès vosgien, où des sentiers, des ruisselets, des buissons tentaient de reproduire un site montagneux. Moulins, ateliers et cabanes, en maçonnerie, en briques, en planches, s’éparpillaient dans ce chaos. Des automates de bois, mus par l’eau distribuée dans des conduits de plomb, s’y agitaient à l’envi.
Héré nous a transmis l’énumération de ces figures, personnages et animaux. Il les a décrites avec complaisance, depuis l’ermite, agenouillé dans une grotte, jusqu’au singe, accroupi sur l’appui d’une fenêtre et qu’un garçon taquine en lui refusant une pomme présentée au bout d’un bâton. « Ravi dans la contemplation, l’ermite lève de temps en temps la tête, et d’une main il se frappe la poitrine pour marquer la contrition de son cœur ». Le singe tâche d’attraper le fruit « il se jette dessus, se relève et montre les dents ».
« C’est un véritable rocher que l’on a formé avec beaucoup de soins et de dépenses », explique un autre contemporain, « et où l’on a ajusté plusieurs figures peintes qui représentent un village, maisons de paysans, femmes fileuses, coqs et poules, chèvres, moutons, chevrettes, cabaret et ivrogne, scieurs de bois, chat et rat, pigeons. Les coqs chantent, les moutons paissent ; le fumeur fume, et l’on voit sortir la fumée de sa bouche ; les chèvres se battent, le chat veut prendre le rat ; l’ivrogne boit, et sa femme, d’en haut, lui jette de l’eau ; le charretier veut faire marcher sa charrette dans une espèce de montagne ; les scieurs de long travaillent ; la femme file, une autre est à une escarpolette ».
Ces automates étaient si bien machinés qu’ils avaient l’apparence de la vie. Plus d’un voyageur, encore qu’averti, fit malaisément la part de la fiction et de la réalité. Deux sentinelles placées après 1752 devant le Rocher, ce qui porta à quatre-vingt-huit le nombre total des pièces, provoquaient en particulier de fréquentes méprises. A les voir aller et venir près de leur guérite, on s’imaginait des vigilants gardiens préposés à la conservation du hameau artificiel.
Hommes et femmes étaient d’excellents portraits. L’artiste chargé des visages avait choisi ses modèles dans la bourgeoisie de Lunéville. Et sur un tour de robinet, ces marionnettes ne se contentaient pas d’entrer en branle. Le Rocher résonnait de voix diverses, de cris de bêtes, du bruit des outils, de la mélodie des instruments.
Sur l’aile gauche, une perspective montrait, dans un décor d’architecture, la reine de Pologne venue parmi des dames et des seigneurs s’accouder à un balcon. Dans les deux retours encadrant ce triptyque animé, s’ouvraient des arches de grès rose d’où pendaient des stalactites tirées des cavernes de Franche-Comté. Certaines de ces concrétions calcaires, qu’admira le minéralogiste Guettard, eussent fait l’orgueil d’un cabinet d’histoire naturelle. Grâce à un audacieux pinceau, ces voûtes agrestes semblaient ménager des échappées sur de profonds lointains, de clairs paysages, des rives ensoleillées. Girardet y brossa plus tard, sous le quinconce, trois épisodes de la Fable. La partie mécanique du Rocher était l’œuvre de François Richard et de ses fils.
Pour l’horloger de Stanislas, cet agencement n’avait été qu’un jeu. Richard avait construit en 1727, à l’intention de Léopold, la plus curieuse des pendules, et le tableau mouvant à quinze plans et près de trois cents figures, où brillaient des éclairs, roulait le tonnerre et grondait le canon, combiné en 1733 et exhibé dans plusieurs cours de l’Europe, lui avait assurément coûté une bien autre peine.
On estimera aujourd’hui qu’en vue d’un si puéril résultat, c’était trop prodiguer encore et de science et d’adresse, que d’ailleurs cette scène de fantoches était presque une injure à L’ordonnance du château et la majesté du parc. Personne alors n’eût ainsi jugé, et de tant d’objets d’art renfermés dans les appartements, disséminés dans les Bosquets, aucun, il faut l’avouer, ne retint au même point l’attention que ces agaçantes poupées gesticulant sans but et sans fin.
Les hôtes de tout rang, les visiteurs les plus blasés ne se lassent pas de les contempler. Rentrés chez eux, plusieurs confieront au papier leur étonnement ravi. « C’est un travail prodigieux et une idée fort ingénieuse », déclare le duc de Luynes.
Et voici en quels termes un rédacteur du Journal de Trévoux, après avoir feuilleté le Recueil de Héré ou, détail topique, la plus vaste planche et les seules lignes de texte concernent le Rocher, surenchérit d’enthousiasme : « Ce morceau est une des choses les plus singulières que l’art ait jamais entreprises et exécutées. Si les anciens admirèrent les machines de Ctésibius d’Alexandrie, dont tout le pouvoir se bornait à faire rendre quelques sons au bois et l’airain par le moyen de l’eau et de l’air, qu’eussent-ils pensé de tout ce Rocher où quatre-vingt-six figures de grandeur naturelle font divers mouvements, trompent l’oreille et les yeux, et ornent infiniment les jardins et le palais de Lunéville ? Ce lieu était brut auparavant, c’est aujourd’hui la merveille de Lunéville. Comme au temps d’Orphée, les êtres les plus insensibles paraissent s’animer et suivre l’impulsion d’une touche puissante ».
Tel s’affirmait le goût du jour, que, non seulement pour Stanislas, mais pour quiconque s’était arrêté une heure dans cette résidence, Lunéville, sans son grand hochet, n’eût plus été Lunéville.
Le bâtiment de la Cascade, qui couronnait à la tête du Canal les talus désormais gravis par des rampes de pierre et descendus par des escaliers d’eau soulevés de bouillons et de girandes, constituait un trompe-l’œil d’un autre genre. De loin, on eût dit d’un palais solide autant qu’élégant. Une charpente plâtrée, d’habiles grisailles faisaient les frais de cette architecture. Simulés étaient les fûts et les chapiteaux doriques qui séparaient les baies du rez-de-chaussée ; simulés étaient les triglyphes et la corniche de l’entablement, les fenêtres et les consoles alternant sur l’attique, les trophées et les effigies des acrotères.
Cette mince construction renfermait toutefois un salon luxueux, de forme rectangulaire, où l’on pénétrait latéralement et en arrière par un vestibule bordé d’une colonnade véritable. La décoration de cette pièce était charmante. Une palette délicate en avait historié le plafond où Phœbus s’avançait radieux, dissipant autour de son quadrige les Vents et les Nuées. La table à manger était ronde. Un surtout de faïence à quatre colonnettes, terminé par un panier fleuri, s’y compliquait, comme celui du Kiosque, d’un bouquet liquide. Les portes-fenêtres de la façade principale donnaient accès sur une galerie, où des enfants nus domptaient des dragons vomissants.
De la balustrade, on embrassait à ses pieds, en un gracieux évasement, la fuite régulière des marches, la chute successive des nappes, le bondissement multiple des gerbes, l’assaut immobilisé des statues. Ces statues toutes bronzées, de même que les fontaines et la galerie, ajoutaient leur chaude mordorure à l’argent froid des ondes.
Plus bas s’apercevait, jusqu’à l’écartèlement de la croix, l’avenue du Canal, sillonnée par les cygnes et fendue par les gondoles. Les courtisans faisaient dans ce salon des parties d’été. Quand le roi y dinait, les musiciens s’installaient dans la Pêcherie. Une machine spéciale, disposée dans une tourelle sur la rive droite de la Vezouse, près de la cage de la roue à feu, alimentait à flots la cascade.
Avec ce pavillon des eaux, avec la rotonde de la Pêche, la série des Chartreuses, le Trèfle et le Rocher, les bords du Grand Canal devinrent un des endroits les plus fréquentés des jardins de Lunéville. Hier encore terminée en fâcheux bourbier d’où s’exhalaient des miasmes, l’Ile maintenant reçoit une société oisive et brillante. Affranchis d’un voisinage malsain, régularisés dans leurs contours, les Bosquets ont acquis en moins de quatre ans leurs nouvelles dimensions.
La Vezouse en constitue au nord la limite naturelle, et le promeneur qui, parti du château par l’allée méridionale, le Kiosque et la Comédie champêtre, gagne l’extrémité du parc, pour suivre à son retour la berge unie de la rivière et franchir, avant de remonter sur la terrasse, la digue du pont Blanc, accomplit, à l’ombre des marronniers et des tilleuls, une course toujours variée, souvent délicieuse, de plus de deux kilomètres et demi.