Le Châtelet de Bréhéville
D’après un article paru dans la publication de la « Société des amateurs-naturalistes du nord de la Meuse » – Année 1900
Le Châtelet est un canton boisé situé à une altitude de près de 400 mètres, à la pointe nord-est des hauteurs qui viennent finir entre Bréhéville et Lissey. C’est apparemment, d’après sa dénomination, l’emplacement d’un camp antique ou d’un château féodal, dont il ne resterait aucun vestige, et, à ce point de vue, il mérite d’être visité et étudié. Tel fut l’objet de notre excursion du 5 juin 1900.
Pour se rendre de Bréhéville au Châtelet, le chemin le plus court, mais aussi le plus impraticable, est assurément la ligne droite, mais comment gravir cette pente si raide et ces roches coupées à pic ? Mieux vaut prendre un détour et suivre le sentier du Launois, qui contourne le monticule. Cette voie est d’un accès assez difficile, mais la beauté du site fait quelque peu oublier la fatigue du chemin rocailleux à droite et à gauche, de grandes haies d’aubépines, au-delà desquelles s’élève toute une forêt d’arbres fruitiers qui, en bonne année, emplissent le fruitier des propriétaires.
Nous quittons l’oxfordien de la vallée pour le corallien de la montagne, et nous arrivons sur un plateau d’où l’horizon est magnifique, et là-bas, bien loin, brillent au soleil les vitres des casemates de Montmédy-haut.
Nous nous engageons dans la grande tranchée de la forêt, dans laquelle, grâce à l’épais feuillage des grands hêtres, n’arrivent pas les rayons du soleil : de l’ombre sur nos têtes et à nos pieds un gazon moelleux.
Nous quittons la grande tranchée pour une ligne de démarcation de coupes, et bientôt nous voici devant un fossé, large encore de 10 mètres, au-delà duquel se dresse une levée de terre mesurant environ de 10 à 12 mètres de hauteur à l’extérieur et de 6 mètres à l’intérieur. Ce fossé et ce rempart franchis, nous nous trouvons sur l’emplacement d’un ancien château, nous disent, d’après la tradition, MM. Robert et Duchesne, d’un camp romain, d’après M. F. Liénard (Archéologie de la Meuse).
Nous explorons les lieux et bientôt nous reconnaissons que ce plateau forme une sorte d’éperon s’avançant au nord-est et dominant le pays vers Montmédy et Longwy. Il est tout à fait piriforme et mesure, d’après feu M. Liénard, 150 mètres de long sur 120 mètres de large. Sa superficie est de 1 hectare 40 ares. Vers la pointe nord se voit une cavité, connue sous le nom de puits, mesurant environ de 6 à 8 mètres de diamètre.
Le Châtelet, occupé par les bois de Lissey et de Bréhéville, est entièrement boisé, de sorte que son exploration est assez difficile, à cause de la futaie déjà haute. Il faudrait y revenir dans une quinzaine d’années, après l’exploitation des coupes.
De l’extrémité nord de ce point culminant, l’horizon est très étendu et le panorama magnifique. Une immense plaine ou du moins une région qui, du lieu où nous nous trouvons, nous paraît être une plaine se déroule à nos pieds, arrosée qu’elle est par la Loison, l’Othain, la Chiers et leurs affluents, et en partie traversée par la grande forêt de Woëvre, avec, blottis dans des replis de terrain, de nombreux villages : Bréhéville, Brandeville, Jametz, Remoiville, Louppy, Juvigny, dont les maisons blanchies à la chaux et les tuiles rouges des toits égayent le paysage.
Les hauteurs boisées de Han-les-Juvigny nous masquent la ville-haute de Montmédy, que vainement nous cherchons à découvrir dans l’horizon. Au second plan, se dressent la corne boisée de Géranvaux, avec les hauteurs du Haut-des-Forêts, et bien loin, dans le fond, se confondant avec le gris du ciel, l’immense forêt de Merlanvaux et l’Ardenne belge. Le mont Saint-Walfroy et son monastère se détachent nettement sur la gauche. Dans toutes les directions se déroulent, sous nos yeux, comme un immense tapis bariolé des teintes les plus diverses, dont les houleuses ondulations vont se perdre en la brume des lointains.
Le Châtelet fut-il un camp romain ou fut-il un ancien château, ainsi que le veut la tradition locale ? Si on y opérait des fouilles, peut-être la question serait-elle tranchée dans un sens ou dans l’autre.
Châtelet (anciennement petit château), Châtel ou plutôt chastel, ancienne forme du mot château, et châté dans le patois lorrain, sont synonymes : l’un et l’autre ont désigné le chastel du moyen-âge. De là, l’idée d’un château sur cette hauteur. Si cette opinion était vraie, on y découvrirait encore quelques traces de murailles et rien n’en fait pressentir l’existence. En outre, l’histoire n’aurait pu oublier cette maison-forte de Lissey ou de Bréhéville, qui aurait pu ou dû jouer un certain rôle politique au moins pendant les sièges de Damvillers et de Jametz, et nulle part, du moins à notre connaissance, il n’en est fait mention. Aussi opinons-nous, jusqu’à preuve du contraire, pour un camp antique.
D’ailleurs, l’emplacement du Châtelet, tout comme celui du mont Saint-Germain, celui du Chatel (commune de Sassey), et celui de Romagne-sous-les-Côtes ne pouvait être mieux choisi, soit pour un point de défense, soit pour un poste d’observation. En avant, vers le nord, des côtes abruptes, coupées presque à pic, rendaient ce castrum inaccessible du côté de la Belgique, d’où pouvait venir le danger. De là aussi, les conquérants de la Gaule pouvaient surveiller la vallée de la Meuse. En outre, le peu d’éloignement de ces quatre points fortifiés facilitait les communications de l’un à l’autre. En avant de cette ligne de retranchements, se dressaient les camps de Baâlon et de la Romanette (commune de Velosnes), et plus loin, à l’est, celui du Titelberg, et à l’ouest le camp antique de Stonne.
Ce poste militaire, ainsi que nous l’avons déjà dit, est protégé au nord, à l’est et au sud-est par des pentes abruptes et inaccesibles, dont les crêtes ou arêtes sont bordées par une terrasse haute d’un mètre, avec banquette ou chemin de ronde à l’extérieur. Sur les bords de cette banquette, se dressent d’énormes roches que M. F. Liénard a cru grossièrement taillées. Nous n’y avons reconnu aucune trace de la main des hommes, ce sont les roches naturelles qui forment la carcasse de la montagne. Il est défendu au sud-ouest par la levée de terre et le fossé que nous venons de franchir.
A part la forme carrée qu’affectaient généralement les castra romains, tout ici rappelle bien le campement ou camp fortifié des légions césariennes. Quant à la forme, on a dû, au Châtelet comme à Saint-Germain, adopter celle toute tracée par la nature et la disposition des lieux. Les côtés accessibles du castrum étaient toujours entourés d’un retranchement (agger). Ce rempart artificiel, dont les Romains entouraient leur camp ou les positions qu’ils voulaient occuper un certain temps pendant la guerre, était ordinairement, comme ici, une levée de terre surmontée de palissades (vallum) et protégée extérieurement par une tranchée (fossa) qui n’était autre chose que toute l’étendue du terrain creusée pour former l’agger.
Lorsque la nature du sol ne permettait pas de faire une levée de terre, on avait recours à d’autres matériaux faciles à trouver : l’agger était alors construit d’une enceinte de troncs d’arbres qu’on remplissait de broussailles, etc. Le sommet était couvert par un vallum ou palissade et une galerie de planches qui devait protéger les soldats. La palissade était formée de jeunes troncs d’arbres avec leurs branches latérales raccourcies et taillées en pointe, de manière à former des espèces de chevaux de frise.
M. F. Liénard dit que le castrum du Châtelet n’a pas encore été fouillé, ce qui nous paraît exact. On trouve, ajoute-t-il, à l’intérieur de ce lieu de défense, de grandes tuiles plates à rebords.
Puits. La cavité cylindrique que nous avons indiquée plus haut ne saurait avoir été un puits, bien que sa dénomination soit telle, car il aurait fallu creuser à une trop grande profondeur pour arriver à une nappe d’eau. C’était plus apparemment une citerne dans laquelle on recueillait les eaux pluviales pour servir au besoin des troupes.
Porte. Entre le rempart et la terrasse du sud, se trouve la porte ou entrée, à laquelle aboutissent deux chemins : le chemin du Châtelet, descendant à Lissey, et la Plate-Voie, qui traverse le plateau dans le sens de sa longueur.
Habituellement, chacun des quatre côtés d’un camp avait une vaste porte pour l’entrée et la sortie. La plus éloignée de la position de l’ennemi, celle où nous nous trouvons en ce qui concerne le Châtelet, était appelée Porta decumana. Celle qui faisait immédiatement face à cette position, Porta prœtoria, les deux autres étaient Porta principalis dextra et Porta principalis sinistra.
Le Châtelet, d’après la disposition du terrain, ne pouvait avoir qu’une seule porte ou deux, tout au plus. La seconde, dans le cas où il y en aurait eu une deuxième, ne saurait être que l’endroit par lequel nous sommes entrés au camp.
Ligne de circonvallation. Ce n’est que vers l’ouest, par le plateau de la montagne, que les troupes du Châtelet pouvaient craindre une surprise de la part de l’ennemi. Aussi est-il naturel qu’elles aient de ce côté défendu l’accès du camp, par une ligne de circonvallation établie à 500 mètres au sud-ouest du campement. Cette ligne de circonvallation, qui s’étend sur une longueur d’environ 700 mètres, est formée d’une levée de terre encore haute de plus d’un mètre, à l’extérieur de laquelle il y a un fossé de 5 à 6 mètres de large. Elle traverse tout le plateau de la montagne et présente, dans sa partie centrale, une longue ligne dont les extrémités se courbent, dans la direction du camp, d’une part, au nord, où elle arrive jusqu’au sommet de la crête, vers Bréhéville, d’autre part, au sud, vers le versant qui regarde Lissey.
Que dut être l’importance du Châtelet ? Elle fut évidemment moindre que celle du Mont Saint-Germain et surtout que celle du Titelberg. C’était probablement un petit castrum, un castellum, dans lequel se tenait un poste militaire destiné au ravitaillement des troupes, ou à protéger soit la frontière et les voies de communication, soit la population agricole contre les excursions des ennemis. Cette position parait avoir été passagère plutôt que sédentaire.
Difficilement, nous traversons le fourré pour, ensuite, suivre un sentier nous conduisant vers le bois communal d’Ecurey, où nous espérons trouver la Borne-Trouée, monument mégalithique signalé par M. F. Liénard, qui, d’après cet auteur, « s’il ne remonte pas à l’époque druidique, était certainement la borne limitative citée sous le nom de Pertusa-Petra, dans les limites de l’ancien comté de Verdun ».
Voici des terres cultivées avec une maison actuellement inhabitée, le tout enclavé dans la forêt : c’est le Champ-de-Pâques ou Jean-le-Pâque, d’après l’ancien cadastre. Cette dénomination paraît rappeler celle de son ancien propriétaire, un certain Lepâque ou plutôt Lapâque.
Nous arrivons au chemin séparant les bois communaux de Lissey et de Bréhéville de ceux d’Ecurey, et à l’ombre d’un beau hêtre, émerge de terre une borne qui n’a rien de particulier, sinon qu’elle n’est pas trouée, et que M. Robert nous dit être la Borne-Trouée. Grande fut notre déception, à la vue de ce si peu intéressant monolithe.
De dépit autant que de fatigue, nous nous laissons choir sur la pelouse gazonnante, à l’ombre du beau Fagus Sylvatica L. Instinctivement, notre vue se reporte sur la borne en question. Non, il n’est pas possible que M. F. Liénard ait pris ce trop vulgaire bloc de pierre pour un monument mégalithique. Il n’est pas possible que ce soit là, la Pertusa Petra, à laquelle la féconde verve de feu M. Jeantin a consacré des pages entières. Il y a, mon cher Monsieur Robert, ailleurs, dans les bois communaux d’Ecurey, autre chose que cette commune pierre.
Pour aujourd’hui, il nous faut en prendre notre parti et renoncer à voir la Borne-Trouée. En guise de douche consolatrice, M. Duchesne nous signale dans les environs « le Trou des Fées ». Une légende se rapporte évidemment à ce lieu dit et c’est grand dommage que notre collègue ne la connaisse point. Il nous dit bien que les fées se rendaient au sabbat à cheval sur un manche à balai, mais cela est trop général, il doit y avoir un conte plus particulier qu’il importerait de signaler, avant qu’il ne soit tout à fait tombé dans l’oubli. Ce Trou des Fées, ne serait-ce pas le puits du Châtelet ?
Nous nous remettons en marche et bientôt nous voici sur un vaste plateau en plein corallien, où se remarquent d’abondants fragments ferrugineux. A notre gauche, le long de la route de Bréhéville à Haumont, nous apercevons un massif d’arbres, à l’ombre desquels s’abrite une croix : c’est la Croix du Moulin à vent. Sur cet emplacement, s’élevait jadis un moulin à vent, dont le meunier fut, dit-on, pendu pour avoir refusé de payer ses redevances à son seigneur.
Nous descendons, à travers la côte, par un sentier qui abrège notre route, et bientôt nous sommes à Bréhéville.