La porte du Boudiou à Epinal
Il était une fois… la porte du Boudiou à Epinal.
D’après un article paru dans le « Pays lorrain » – Année 1904
En ce temps-là, on l’appelait la Porte du Petit-Pont. A l’une des extrémités de la rue du même nom, du côté de la Moselle, s’élevait une pyramide de pierre surmontée d’une statue de déesse. A l’autre extrémité, du côté du faubourg, se dressait la tour de la Porte. C’était une haute tour carrée et couverte en tuiles de diverses couleurs.
Son toit à deux étages, comme un toit de pagode, était coiffé d’un campanile. Le rude édifice reposait sur deux arches latérales qui enjambaient le petit canal du Moulin de la ville. Et, de la sorte, la face antérieure de la tour avait ses fondations dans l’étroite bande de terrain serrée entre le canal du Moulin et le canal parallèle qui existe encore.
Le pont-levis s’abaissait à l’intérieur de la tour, sur le petit canal, tandis que le Petit-Pont, de fameuse mémoire, était fixe et franchissait le canal des Grands-Moulins, reliant Rualménil, dit aussi le Grand-Rualménil, au Petit-Rualménil, aujourd’hui faubourg des Bons-Enfants.
Comme les tours des autres Portes de la ville, la tour du Petit-Pont était fortifiée. Elle contenait un corps de garde, une prison bourgeoise, une façon de réduit pour l’artillerie et le logement du portier. Elle était munie d’arquebuses à croc et, des chambres hautes, comme on disait, un guetteur surveillait les abords de l’enceinte. En sonnant du cor d’ivoire ou en mettant en branle la cloche du campanile, il signalait à la garnison du château l’approche des ennemis et des troupes suspectes.
En plus, comme d’un attribut de paix, la tour du Petit-Pont était pourvue d’une horloge à double cadran. Un cadran regardait Rualménil, l’autre le Petit-Rualménil. Les Spinaliens, enclins pour l’ordinaire à la simplicité, se faisaient gloire de parer leur horloge avec quelque élégance.
Au XVIIe siècle, Maître Nicolas Bellot fut chargé de ce soin délicat. Les bourgeois ne pouvaient mieux choisir. Bellot était un peintre de mérite, et la vue cavalière d’Epinal que nous avons de lui, ne laisse point d’être fort estimable.
En vérité, l’on s’étonne qu’un artiste, et de cette qualité, ait entrepris cette humble tache et ne l’ait point jugée indigne de son talent. Une pareille modestie est singulière. Heureux temps où l’orgueil, cette plante vénéneuse, n’habitait pas le coeur des hommes !
Donc, Nicolas Bellot exécuta l’ouvrage commandé avec autant de conscience que d’habileté. Les officiers municipaux louèrent sa dextérité et son adresse. Et pour ses peines et vacations, comme ils dirent, ils lui comptèrent cent-quarante beaux francs en monnaie de Lorraine.
C’est que Nicolas Bellot avait accompli des merveilles. Il avait peint la « montre du Grand Rualménil » et l’avait enrichie d’azur et d’or, « n’y ayant rien épargné pour résister à l’injure du temps ». Les lettres du cadran extérieur ou du Petit Rualménil avaient été dorées pareillement et entourées d’un cercle d’or. Ainsi l’horloge de Rualménil était resplendissante.
Mais, comme la beauté ne fait pas la vertu, les plus belles horloges ne sont pas les plus exactes. Tout ornée qu’elle était, l’horloge de Rualménil avançait ou retardait, mais ne marquait jamais l’heure véritable. En quoi elle ne se distinguait point des autres horloges publiques. Le peuple d’Epinal, philosophe et malin, s’en était vengé en l’appelant « le Boudiou », d’un mot patois qui signifie menteur.
Et la Porte de Rualménil devint de la sorte, à une époque qui n’est point connue, la Porte du Boudiou. C’est sous ce nom, ou mieux ce sobriquet, qu’elle a vécu dans le souvenir des Spinaliens.
Par leur position, la Porte et la tour de Rualménil formaient l’entrée principale de la ville et la clef de son enceinte. La Porte s’ouvrait sur le Petit Rualménil qui était, à vrai dire, le carrefour des grandes voies de Lorraine, des routes de Nancy, de Mirecourt, de Plombières et de la Franche-Comté.
Au sud, du côté de l’amont, on entrait dans la ville par la Porte d’Arches. Au nord et vers l’aval, la ville avait une double issue par la Porte du Moulin et par la Porte plus forte de la Fontaine, où aboutissait la route de Rambervillers. A l’Est, l’enceinte n’avait point d’ouverture et le château, comme une boucle inviolable, fermait de ce côté la ceinture de murailles qui étreignait la ville. Enfin, à l’Ouest, s’élevaient, baignées par la Moselle, les deux tours massives de la Porte du Grand-Pont.
Là, était l’entrée véritable de la grande ville, d’Epinal ou du grand Bourg comme on disait. Mais on n’arrivait au Grand Bourg qu’en passant la Moselle sur le grand pont et d’abord en traversant Rualménil. En façon que la Porte du Petit-Pont était, pour tout dire, la Porte d’Épinal.
Ainsi s’expliquent l’importance singulière de la Porte du Boudiou et sa glorieuse fortune.
En vérité, les ennemis d’Épinal dédaignaient pour l’ordinaire le poste avancé de Rualménil. Ils conduisaient leurs troupes et leurs canons sur la rive droite de la Moselle. Et, des collines prochaines, ils attaquaient de préférence la ville même et le Château, centre de la résistance. C’est pourquoi l’histoire de la tour est plutôt pacifique.
Mais le Petit-Pont, le petit pont de bois à l’apparence modeste, aux frêles proportions, fut souvent le témoin, si j’ose dire, de grandes choses et d’événements mémorables. Je songe avec admiration aux princes magnifiques et aux nobles cortèges qu’il a vus défiler.
Il a vu en l’année 1422, l’armée lorraine et son chef le duc Charles Il éconduits par les bourgeois, qui ne firent cas des ordres de leur seigneur Conrad, évêque de Metz, et n’ouvrirent point leurs Portes.
Il a vu, en 1444, le roy de France Charles II faire dans la cité, qu’il unissait à sa couronne, une entrée solennelle. Dès lors, l’écu de France, aux trois fleurs de lys d’or sur champ d’azur, fleurit sur le mur extérieur de la tour.
Il a vu les envoyés du Maréchal de Bourgogne, Thiébaut de Neufchatel, pressant les Spinaliens de leur faire ouverture, ordonnant et priant à demi, et les bourgeois, obstinés et narquois, souriant du haut de la courtine et tenant leurs portes closes.
Il a vu, en 1465, le gentil prince Nicolas venant au milieu des acclamations et de la joie du peuple recevoir la foi et l’hommage de la ville qui s’était, avec allégresse, donnée à son père le duc Antoine. Et de ce temps, les armes de Lorraine, accostées de la Tour d’argent sur champ écarlate, remplacèrent l’écu royal et éclatèrent en la face de la tour.
Il a vu les bons Ducs de Lorraine et les belles Duchesses, Henri II et Catherine de Bourbon, Charles IV et Béatrix de Cusance visitant leur ville fidèle quand ils se rendaient, chaque année, à Plombières. Les gouverneurs et les conseillers dans leurs plus beaux atours, les arquebusiers en armes, les ménestrels, les bourgeois déférents et heureux les attendaient à la Porte et les accueillaient avec cérémonie. Et les Ducs menaient, par les rues parées de guirlandes et de pavois, leur cortège triomphal.
Hélas, le Petit-Pont a vu Charles IV poursuivi et traqué se jeter dans la ville comme un fugitif, comme un gibier aux abois. Puis, à quelque temps de là, les soldats de Créqui sont venus sur la colline voisine où s’élevait le couvent des Capucins. Ses canons ont bombardé la ville et le Château et brisé leur résistance. Ainsi le Petit-Pont, comme le reste de la ville, est devenu français.
Ce long passé d’histoire donnait à l’antique Porte du Boudiou le droit de vivre. Un jour, l’horloge, qui marquait la fuite des heures, sonna la mort de la Tour. La Némésis des dieux, jalouse de sa fortune, la guettait dans l’ombre.
En l’année 1840, elle inspira au Conseil de la ville une résolution fatale. A la vérité, les conseils municipaux ne sont pas toujours formés d’artistes et de poètes. Le Conseil de 1840 était rempli de barbarie. Le 21 du mois d’octobre, il prit cette délibération à jamais détestable.
La tour, chargée d’années et caduque, menaçait ruine. Les hommes pieux, amis des souvenirs et qui d’ailleurs inclinent aux moyens raisonnables, l’eussent consolidée, sans plus. Et la tour aurait continué de vivre.
Les édiles de 1840 en décidèrent autrement. « Considérant, dirent-ils, que l’inconvénient qui résultera pour les habitants de la Petite Ville d’être privés d’horloge pendant quelque temps ne saurait balancer les conséquences désastreuses qui pourraient résulter de l’écroulement de la tour… ».
On ne saurait mieux penser ni mieux dire. Sans doute le peuple de Rualménil préférait régler sa vie sur le soleil, plutôt que de s’ensevelir sous les pierres et les décombres. Il faut avouer que ces conseillers concevaient
des idées d’une belle simplicité et qu’ils les exprimaient avec force.
Sur quoi, le Conseil décida que la vieille tour serait démolie sans retard. Et dans le fait, elle fut détruite au bout de peu de jours. Ce fut un crime contre la tradition.
Au temps de Hadès, les âmes des conseillers eussent erré, après leur mort, sur les bords du Styx, le long des berges brumeuses, parmi les asphodèles et les arbres stériles. Et c’eut été leur châtiment éternel de se lamenter dans la triste nuit.
Et cependant il s’en fallut de cela que l’acte irréparable ne fût point consommé et que la Porte du Boudiou demeurât entourée de nos égards pieux.
Dans le courant de l’année 1840, le comte de Montalivet, ancien ministre de Louis-Philippe, passa par Epinal, se rendant à Plombières, où il allait prendre les eaux. Il gîta en l’hôtel de l’ancienne Poste qui était situé en face de la Porte du Boudiou. Il ne laissa point de remarquer celle-ci, car il avait le goût des choses de l’art et de l’histoire. Il l’a bien montré en créant le musée de Versailles et en enrichissant les collections du Louvre.
Il examina la tour avec le soin et la joie d’un connaisseur qui tâte avec amour le grain d’une belle statue, d’un poète qui respire une fleur du passé. Il résolut au-dedans de soi de prendre, dès son retour à Paris, les mesures d’usage pour assurer la conservation de la porte historique. Quand il repassa par Epinal, la Porte n’était plus.
M. de Montalivet en eut beaucoup de dépit. Il s’en plaignit amèrement au Préfet.
C’est l’avantage de la hiérarchie, que tout fonctionnaire peut déverser sur un subordonné, le flux des reproches qu’il reçoit d’en haut. Ce système de cascade administrative est profitable. Il disperse les responsabilités au point de les anéantir. C’est de plus un précieux onguent pour panser les blessures de la vanité humaine.
C’est pourquoi le préfet manda le chef de division responsable, et lui transmit le blâme du ministre. Il l’accusa avec aigreur, de ne lui avoir point soumis la délibération du Conseil municipal. Nul doute qu’il ne l’eût point approuvée.
Ce chef de division était un ancien soldat de l’Empire. Il avait combattu dans vingt batailles rangées. Il avait entendu siffler les balles et gronder le canon. Il avait vu l’Empereur.
La réprimande d’un préfet ne pouvait l’émouvoir. Il ne se troubla point. Et, gardant la même sérénité que quand il essuyait sans broncher le feu des Kaiserlicks, il répondit simplement, avec une franchise et une rondeur militaires : « M. le Préfet, la délibération du Conseil vous a été soumise comme les autres. Et vous l’avez signée, comme les autres ».
Le Préfet ne répliqua point à ces paroles pleines de vérité et de philosophie. Hélas la vieille tour était détruite et détruite pour toujours. Car la mort des choses, comme la mort des êtres, est éternelle.