Les bijoux gothiques des sépultures de Charny
D’après un article de Félix Liénard
paru dans les « Mémoires de la Société philomathique de Verdun (Meuse) » – Année 1889
L’une des plus intéressantes découvertes archéologiques faites depuis quelques années dans le département de la Meuse est sans contredit celle qui eut lieu, au mois de mai 1888, lors de l’établissement d’une batterie de guerre sur la côte de Charny, à six kilomètres au nord de Verdun.
On y rencontra, à quelques centimètres de profondeur, plusieurs antiques sépultures de guerriers près desquels se trouvaient divers objets qui sont actuellement en la possession du Musée de Verdun.
Disons d’abord que, parmi les plus curieux objets compris dans ce lot, figurent deux fibules dont l’une est en argent massif, à surface doublée d’or, sauf trois bandes d’argent qui restées iutentionnellement à découvert, concourent à l’ornementation de l’objet. La fibule est à sommet demi-circulaire découpé à jour. Elle a pour couronnement une série de becs ou de têtes d’oiseaux de proie, dont l’œil est figuré par une verroterie rouge. Trois autres verroteries de même couleur sont réparties sur les côtés et à la partie inférieure de la tige. Le corps de la fibule est orné de lignes pointillées et de losanges accompagnés de dessins en S.
La seconde de ces fibules est en métal gris ou cuivre étamé, de forme dite digitée, avec plaque demi-circulaire ornée de cinq rayons portant chacun une verroterie rouge. La tige est allongée, droite, ornée sur les côtés de lignes brisées et au centre d’une bande dorée sur laquelle se trouvent dix verroteries rouges.
Les autres objets consistent en une hache d’armes en fer, deux francisques (armes de jet), deux longues épées à deux tranchants (la spatha, à l’usage des chefs ou des cavaliers), deux petites lames de couteaux, une plaque de boucle de ceinturon en fer avec clou en bronze, un forceps (ciseaux pour couper la barbe), un anneau double en fer, pour suspension, une grande jatte en bronze très mince, fortement oxydée et en mauvais état, deux fragments d’une autre jatte aussi en bronze à bord ornés de bosselures, une petite urne funéraire en terre grise très épaisse, une petite cruche à anse en terre jaune, un bol sigillé en terre de même couleur, deux petits fragments de vase en verre blanc avec rayures opales.
Une troisième fibule et un grain de collier en cristal de roche, provenant de ces sépultures et mis de côté par l’un des ouvriers employés à déblayer le terrain, me furent apportés et vendus au moment même de la découverte. La fibule, qui est aussi en argent massif doublé d’or, avec becs ou têtes d’oiseaux de proie, est de forme et de grandeur absolument identiques à celle ci-dessus décrite. Elle n’en diffère que par les dessins exécutés au burin sur la bande d’argent qui orne la partie supérieure de la tige.
Ces fibules, comme on le voit, ne ressemblent en rien à celles, qu’ou rencontre dans les sépultures franques ou mérovingiennes : leur forme et leur style dénotent un art tout différent, caractérisé sur l’une, par les digitations du sommet, et sur les deux autres, par la représentation de becs ou de têtes d’oiseaux ainsi qu’il vient d’être dit.
Ce genre d’ornementation est en tout point semblable à celui des bijoux de cette nature qu’on rencontre dans les tombeaux mis à découvert dans une partie de l’Allemagne, mais principalement en Hongrie, sur les bords du Danube et dans la Crimée, et que les archéologues de ces pays attribuent aux Goths. On sait en effet, que ces derniers avaient une grande prédilection pour la représentation des oiseaux à becs crochus, dans lesquels les savants croient reconnaitre le bec du Gypaète, l’oiseau de proie ou l’oiseau rapace des Scythes de la Vistule et du Danube, pays qui furent longtemps occupés par les Goths.
Un éminent archéologue, M. le baron de Baye, a publié récemment une très intéressante notice intitulée « Les bijoux gothiques de Kertch », dans laquelle il donne la description et le dessin d’un certain nombre de fibules du même style que les nôtres, puis il dit : « Ces objets ne constituent pas un type exclusivement propre à une région. Ils caractérisent un grand groupe ethnique de populations affectant le même goût et le même art dans leurs bijoux. Nous retrouvons ces fibules partout où les Goths ont séjourné, et partout où ils ont exercé une certaine influence ». Le savant auteur ajoute : « Cet art perpétué dans l’ancienne Panticapée appartient aux Goths, nous sommes très autorisés à le croire ».
Les fibules du musée de Verdun étant absolument semblables aux bijoux gothiques décrits par M. le baron de Baye, nous pouvons leur attribuer la même origine, et s’il est téméraire de regarder les sépultures de Charny comme ayant reconvert des Goths, on peut du moins les considérer comme ayant appartenu à des guerriers qui s’étaient parés de leurs dépouilles.
C’est la plus curieuse et la plus importante rencontre de ce genre qui ait été faite dans le département de la Meuse où, jusqu’à ce jour, nous n’avions recueilli que quelques objets isolés et insignifiants appartenant à un art dont, grâce à M. le baron de Baye, nous connaissons aujourd’hui la provenance.
Plus de 120 ans après la découverte de ces sépultures, les fibules sont toujours conservées au musée de la Princerie de Verdun. Ce musée est un musée d’art et d’histoire, où l’on découvre l’histoire de Verdun et des environs, à travers des vestiges de la préhistoire au XXe siècle.
Un vif remerciement au personnel qui a eu la gentillesse de me fournir les photos des deux fibules afin d’agrémenter l’article.
Musée de la Princerie
16, rue de la Belle Vierge
55100 VERDUN