L’Evêché de Verdun (1)
D’après un article écrit par l’Abbé Gabriel, aumônier du collège de Verdun
Publié dans la « Revue de la Société des études historiques » – Année 1886
Les premiers apôtres du christianisme, dans la Gaule-Belgique, au IVe siècle, allèrent droit aux chefs-lieux des Pagi qu’ils voulaient évangéliser : Clemens à Metz, Mansuetus à Toul, Sanctinus (S. Saintin) à Verdun.
Le pays converti, la juridiction spirituelle des Evêques et de leurs successeurs eut généralement pour limites, les limites même du territoire dont la Cité, où ils avaient établi leur siège, était le chef-lieu. Le Pagus Virdunensis forma l’Évêché de Verdun, comme il en avait formé le Comté. Cependant, quelques localités faisaient partie de l’Évêché et pas du Comté (Damvillers), comme d’autres étaient du Comté et non de l’Évêché (Vienne-le-Château).
Lorsque les Franks de Clodion, de Mérovée et de Chlodowig, pénétrèrent dans les Gaules, ils furent étonnés, eux qui à demi sauvages et païens, ne connaissaient d’autre force que celle du bras, d’autre puissance que celle de la framée, ils furent étonnés de la force et de la puissance morale dont jouissaient les Évêques sur les populations conquises. Ils subirent bientôt eux-mêmes le joug de cette force désarmée qui subjuguait les coeurs, de cette mystérieuse puissance que n’étayait aucune épée, et qui ne commandait qu’aux intelligences.
C’était, après tout, le triomphe de l’esprit sur la matière, de la vertu sur les appétits. C’était l’œil du dompteur sur les tigres et les lions, ou mieux, c’était l’admirable scène de saint Léon devant Attila le farouche, mille fois répétée dans nos campagnes et aux portes de nos cités envahies. Que de fois le vainqueur leur épargnera le pillage et le meurtre grâce à l’Evêque ou aux prêtres. Chlodowig (Clovis), ayant pris Verdun, donna la paix et la vie sauve aux citoyens, à la prière du vieillard Euspicius, chef de la chrétienté Verdunoise, dont l’Evêque, saint Firmin, venait de mourir. Du reste, ces vieillards vénérables que le peuple entourait d’une considération religieuse, paraissaient aux Franks la seule autorité restée debout devant eux, le seul pouvoir obéi et respecté sur cette terre des Gaules qu’ils convoitaient.
Aussi, les Rois chevelus, même avant qu’ils fussent devenus chrétiens, traitèrent toujours les Évêques avec une singulière déférence. Ils les assimilèrent bientôt à leurs grands Leudes, par reconnaissance de leur soumission aux Franks, ou par politique. Le pays conquis était vaste. Les Rois Franks, nous l’avons vu, s’y étaient fait large part, surtout dans nos contrées, premiers théâtres de leurs victoires, premier centre de leur empire. Et puis il y avait toujours des terres à prendre, soit que les maîtres nouveaux n’y fussent plus, soit qu’elles eussent dès l’abord échappé au partage.C’est pourquoi, les Rois donnèrent aux Évêques, ou plutôt aux Églises dont ils étaient les pasteurs, un peu de leur portion, ou quelques unes de ces terres abandonnées. Et ils les donnèrent aux mêmes conditions que les avaient reçues les conquérants eux-mêmes, c’est-à-dire, en toute propriété, avec tous les droits du maître, du seigneur, sur la terre donnée et sur ses habitants.L’Eglise, la Grande Eglise dans chaque diocèse, était l’Eglise épiscopale, qu’on appela plus tard Cathédrale, et que représentait l’Evêque, et le clergé qui l’entourait.
Les chrétientés des campagnes n’avaient que des autels. Le service, religieux de ces autels était à la charge de la Grande Église, auprès de laquelle vivait, sous la conduite de l’Évêque, le presbytère, qu’on appelait aussi maison ecclésiastique, domus ecclesiastica. La maison ecclésiastique constituait le corps des prêtres chargés de former les jeunes clercs à la piété et à l’instruction de prêcher et d’administrer les sacrements, non seulement dans la ville épiscopale mais encore dans les campagnes, et d’y desservir les autels.
Mais vers le VIIIe siècle, les chrétientés rurales devenant plus nombreuses, les autels ou églises se multiplièrent, et elles furent dès lors desservies par des prêtres attachés à chacune d’elles, ou à un groupe de quelques unes d’elles : cette Église unique, ou ce groupe forma la paroisse.
A son tour, la domus ecclesiastica, le presbytère de l’Évêque, se transforma en un corps de dignitaires, et devint dans la suite le Chapitre. Les prêtres qui faisaient partie de ce corps n’eurent plus de ministère actif, ni dans les campagnes, ni ailleurs. Sous le nom de Frères de Notre-Dame, et plus tard de Chanoines, ils ne s’occupèrent plus qu’à chanter les louanges de Dieu, à diriger et à surveiller les écoles de la Cathédrale, à aider et à suppléer au besoin l’Évêque dans quelques unes de ses fonctions et à administrer leurs grands biens.
Car la Grande Église, l’Église Cathédrale, représentée par l’Évêque et ses chanoines, restait toujours, et resta longtemps, le seul établissement, le seul être moral capable de recevoir et de posséder.
Du reste, donner aux Églises était alors chose profitable au pays. Tant d’invasions avaient roulé sur la Gaule-Belgique, depuis quatre siècles, que les campagnes étaient presque abandonnées et incultes. Quelques groupes isolés de pauvres cabanes abritaient, de loin en loin, de rares habitants. Les villes seules étaient peuplées, parce que leurs remparts les mettaient à l’abri des pillages quotidiens.
Les chefs Franks, faits par la conquête propriétaires d’immenses domaines, les avaient ensuite partagés entre leurs guerriers, qui étaient devenus leurs vassaux, comme ils étaient eux-mêmes les premiers vassaux du Roi. Mais, capitaines et soldats se trouvant sans cesse aux batailles, ne pouvaient ramener dans leurs terres par une sage gestion, ni abondance, ni prospérité. Seules, les Églises et plus tard les couvents, en étaient capables. C’était un de leurs rôles du moment et c’était un beau rôle !
Seules elles en étaient capables. Parce que seules elles s’intéressaient réellement au sort des populations malheureuses et voulaient sérieusement l’améliorer. Parce que seules elles désiraient le calme et la paix, et que ce n’est que dans le calme et la paix qu’un pays devient prospère. Aussi, ce sont les domaines d’Églises qui, à cette époque de misère générale, se cultivent, se fertilisent et se repeuplent.
Bertaire raconte, avec beaucoup de détails, la munificence du Roi Childebert II, arrière petit-fils de Clovis, lequel étant venu à Verdun vers l’an 590, visiter le saint évêque Agéricus (Airy), donna à la Grande Église, « par affection et révérence pour un si excellent homme » de beaux vignobles sur la Moselle, et sur la Madine, plusieurs villas ou villages, dans le voisinage de la Cité et dans le pays de Verdun, et enfin « beaucoup d’autres domaines qu’il serait fastidieux d’énumérer ici », ajoute le vieux chroniqueur. Les fidèles de Childebert firent aussi leurs dons à saint Airy.
A cette visite royale, se rattache la légende du baril de saint Airy, lequel, à la grande joie des Franks de Childebert, forts buveurs, resta toujours plein, quoiqu’on ne cessât d’en tirer du vin. Peu de vignobles existaient alors autour de Verdun, voilà pourquoi le Roi fit don à saint Airy de vignes sur les côtes de la Moselle. Voilà aussi d’où provient la légende du baril.
Les rois de la seconde race ne furent pas moins généreux. Les leudes, grands propriétaires, imitèrent la générosité des rois. Wolfang enrichit l’abbaye de Saint-Mihiel, qu’il fonda en 711. Plus tard, de moindres seigneurs, des bourgeois de la Cité, agirent comme les princes. Et chaque siècle, tour à tour, agrandissait les possessions des Églises.
Une autre source de richesses de notre Église Cathédrale fut les donations que lui firent certains membres de son clergé. D’abord, les Évêques eux mêmes qui, le plus souvent, appartenant à de puissantes familles, laissaient toujours à leur Église une portion considérable de leurs biens. Souvent encore, on vit entrer dans les ordres, et demeurer dans les rangs les plus modestes du clergé, des personnages de marque qui, renonçant au monde et aux honneurs ecclésiastiques, soit par piété, soit par dégoût de la vie du siècle, donnaient à l’Église dont ils étaient clercs des terres considérables.
Ainsi, vers l’an 635, un très grand leude, du nom d’Adalgise, diacre de l’Église de Verdun, donna à son ami l’évêque saint Paul, la magnifique terre de Fresnes-en-Woëvre, mince portion de ses domaines. Dans les dernières années du IXe siècle, la Grande Église de Verdun, c’est-à-dire l’Évêque et le Chapitre, possédait, en diverses contrées, cent quatre-vingts villages ou terres, à titre de propriété seigneuriale.
Vers l’an 900, l’évêque Dadon, qui venait d’obtenir de l’empereur Arnoul, la belle terre de Montfaucon, partagea ces nombreuses et riches seigneuries avec les clercs de son Église Cathédrale ou Chanoines. Aux Chanoines, il en donna le tiers, et garda pour lui les deux autres tiers. Telle est l’origine des terres du Chapitre, distinctes des terres de l’Évêché. Les terres du Chapitre ne devaient à l’Évêque ni foi, ni hommage.
Sur les territoires de ses seigneuries, villages ou bourgs, l’Évêque, et en général tous les seigneurs ecclésiastiques, chapitres et couvents, jouissait de tous les droits féodaux, pareils à ceux dont jouissaient les seigneurs laïcs. Nous n’avons pas à parler ici de ces droits.
Par eux, ou par leurs représentants, qu’on appelait Ministraux, Intendants, Défenseurs ou Voués selon leurs attributions, ils administraient, percevaient les impôts, rendaient la justice haute, moyenne et basse, c’est-à-dire criminelle, civile et de simple police, délits ruraux et contraventions.
Comme toutes les terres nobles, c’est-à-dire propriété des premiers guerriers Franks et de leurs descendants, les terres d’église furent exemptées de payer l’impôt au trésor royal ou fisc. C’était le Trésor de l’Église qui en bénéficiait. Sans doute que les percepteurs ecclésiastiques étaient moins durs aux pauvres serfs que les collecteurs royaux.
Mais aussi comme les seigneurs laïcs, les Évêques avaient un suzerain, roi ou empereur, auquel ils devaient foi et hommage, service à l’armée par leurs hommes sinon par eux mêmes, et impôts d’argent désignés dans la suite par le nom peu juste de dons volontaires.
De ces terres et seigneuries, les unes, tout en relevant du souverain, étaient de la façon la plus absolue, propriété de celui qui en jouissait de droit. Il les transmettait à ses hoirs ou héritiers. On appelait, celles de ce genre, allodiales, ou de franc alleu.
Toutes les propriétés distribuées primitivement par le Roi aux chefs Franks, et restées aux mains de leurs héritiers, étaient des alleux. Les autres étaient des fiefs. Un fief, feodum, était une terre possédée à titre viager par un noble, et pouvant, en certain cas, lui être reprise par celui qui la lui avait donnée : on disait cela fief de danger. A la longue, les fiefs furent considérés comme des alleux.
L’Evêque de Verdun et le Chapitre possédaient à titre d’alleux. Propriétaires de la terre à titre d’alleux, l’Evêque et les chanoines, comme les autres seigneurs, l’étaient aussi des habitants.
Tels étaient, au commencement du XIe siècle, les Évêques de Verdun, sur les terres de l’Évêché, leur domaine particulier. Mais, à partir de l’an mil, leur pouvoir avait grandi. Aux droits ordinaires des seigneurs sur leurs terres, ils avaient joint d’autres droits plus considérables, qui s’étendaient bien au delà des limites de leurs domaines particuliers. Ces droits étaient ceux de Prince séculier.
Nous appelons ces droits, droits régaliens parce que, dans toutes les constitutions politiques, ils sont réservés au souverain ; parce qu’ils sont son apanage exclusif ; parce que seul, il les exerce de son chef, de sa pleine autorité, sans délégation aucune et que si d’autres que lui en jouissent, c’est par mandat spécial de sa part, c’est par une espèce d’émanation de sa souveraineté à leur profit.
Mais d’où vint, aux Évêques de Verdun, ce surcroît de puissance et d’autorité ?
En ces IXe, Xe et commencement du XIe siècles, que l’on a pu à bon droit, appeler siècles de fer, à cette époque de troubles inouïs, de profonde anarchie, tous les possesseurs d’alleux considérables et de grands fiefs tels que duchés et comtés, tous les grands vassaux, comme on devait s’exprimer bientôt, cherchaient, en Allemagne comme en France, à se rendre indépendants de fait, sinon dans la forme, de toute suzeraineté impériale ou royale.
La puissante et redoutable maison, dite d’Ardenne, qui détenait le comté de Verdun, n’avait pas été la dernière à entrer dans ce mouvement et elle pouvait, d’un jour à l’autre, devenir un embarras, peut-être même un péril, pour l’Empire.
Aux yeux des Godefroid en effet, le comté de Verdun était leur héritage patrimonial, leur alleu. Ils étaient comtes de Verdun par droit de naissance, plus que les rois de France n’étaient rois, plus que les empereurs d’Allemagne n’étaient empereurs.
La cour impériale voyait avec déplaisir de telles prétentions, d’autant plus que l’ambitieuse famille qui les émettait, possédait déjà de vastes domaines dans les pays limitrophes du Verdunois, et de nombreuses forteresses dans ces domaines. Et puis, on avait été presque forcé de lui inféoder le duché de Basse-Lorraine, ce qui la rendait encore plus redoutable.
Sans doute, à l’heure présente, sa force était diviséeentre les fils de Godefroid-le-Captif. Deux se succédèrent au bénéfice ducal et les deux autres devaient de même se suivre au Comté de Verdun.
Mais, il se pouvait faire aussi que tous ces alleux, tous ces fiefs, tous ces bénéfices, tous ces titres, se trouvassent réunis sur une seule tête. Il se pouvait faire qu’un seul héritier fût en même temps duc de Basse-Lorraine, comte de Verdun, et maître des immenses possessions de la maison d’Ardenne. Et c’est ce qui arriva.
Pour parer à cette dangereuse éventualité, et pour affirmer en même temps, d’une façon précise, nette, la situation féodale du comté de Verdun comme Bénéfice de l’Empire, et transmissible à la volonté de l’Empereur, le seul moyen était de transférer, sur une autre tête, le titre et les droits de Comte de Verdun.
Mais là encore, on se heurtait à une autre difficulté. Une telle mesure pouvait être dangereuse et inutile. Dangereuse, car on devait s’attendre à ce que la puissante famille de nos vieux Comtes ne se laisserait pas dépouiller impunément, et, qu’à l’aide de ses alliés et de ses vassaux, elle en appellerai de la décision impériale au jugement des armes. Inutile, car en donnant le Verdunois à une autre famille féodale, on la rendrait puissante, si déjà elle ne l’était, et on se retrouverait avec elle pour l’avenir, dans les mêmes embarras qu’avec les possesseurs actuels.
Dès lors, l’Évêque de Verdun parut, aux politiques impériaux, le seul homme auquel la prudence conseillait d’abandonner le titre et les droits de Comte de Verdun.
En effet, avec un Évêque, on n’avait pas à craindre l’hérédité qui, à la longue, peut changer le fief en alleu. On n’avait pas à craindre les alliances de famille, les mariages, qui peuvent doubler la puissance des feudataires. L’Évêque mort, le fief faisait retour à l’Empire, qui en investissait l’Évêque successeur.
Les circonstances, du reste, étaient telles que le transfert du Comté de Verdun à l’Évêque de cette ville, semblait devoir s’effectuer naturellement, sans secousse, sans opposition même du comte actuel, Frédérick, ou de celle de son prochain successeur, Hermann.
En effet, ces deux seigneurs, étrangers aux affaires séculières, vivaient au cloître de Saint-Vannes, moins en princes qu’en moines, plus jaloux de marcher dans la perfection chrétienne et de gagner le ciel que de sauvegarder leur autorité et gouverner leurs petits États.
Un Évêque, de haute lignée et de grande prudence, pouvait donc dès maintenant exercer cette autorité dont Frédérick et Hermann semblaient peu se soucier, et prendre en mains ce gouvernement qu’ils abandonnaient si volontiers.
Il serait d’abord du vivant des fils du Captif, le Comte réel, effectif, de Verdun, mais il leur en laisserait le titre, les honneurs, les privilèges. Après leur mort, l’Évêque régnant revendiquerait alors le Comté de Verdun, avec diplôme impérial en mains. Il n’aurait plus qu’un titre à ajouter au pouvoir.
Pour opérer cette petite révolution locale, l’empereur Othon III choisit, parmi les prélats de sa cour, le seigneur Haymon, né en Bavière, homme très noble et très puissant en richesses, très illustre par sa race et ses vertus, qui fut élu et sacré évêque de Verdun, en 990, après la mort d’Adalhéron, frère des deux comtes Frédérick et Hermann.
Haymon vint donc dans sa ville épiscopale, portant avec lui la Bulle ou Diplôme impérial, qui lui octroyait en Bénéfice d’Empire, à lui et à ses successeurs Évêques, tous les droits et pouvoirs de Comte de Verdun.