François III (1729-1737)
D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895
A la mort de Léopold, nous pouvons dire « finis Lotharingiæ ». Il est bien le dernier duc national. Son fils mériterait à peine de compter dans la série.
François III résidait à Vienne depuis six ans. L’empereur Charles VI avait voulu le garder près de lui pour veiller sur son éducation. Il lui destinait la main de sa fille aînée, l’archiduchesse Marie-Thérèse.
Le testament de Léopold avait constitué un conseil de régence, dont le membre principal devait être le prince de Craon, et dont la Duchesse était exclue. Mais le Conseil d’État cassa le testament du Duc, comme le parlement de Paris avait cassé celui du roi Louis XIV. La Duchesse fut investie de la régence avec la plénitude des pouvoirs. François III qui ne paraissait pas pressé de voir ses sujets, confirma la régence à sa mère, approuva les choix qu’elle avait faits pour les membres de son conseil, mais lui recommanda de ne rien décider sans avoir consulté MM. Le Dogue et Fischner. Ce dernier était un Allemand qu’il lui avait envoyé de Vienne.
La régente et ses conseillers firent rendre gorge aux favoris du dernier règne. Le prince de Craon perdit ses fonctions de grand écuyer et restitua en partie les donations qu’on lui avait prodiguées, le président Lefebvre fut privé de son siège an Conseil d’État, le directeur général des finances Masson fut menacé de la prison et gardé à vue. Les concessions détachées du domaine furent révoquées. On supprima beaucoup d’offices inutiles. Les anoblis furent frappés d’une taxe de 1 500 livres.
Le conseil essaya de remettre un peu d’ordre dans les finances, mais le nouveau duc n’y aidait guère. Après avoir exigé un don de joyeux avènement de 800 000 livres, il ne cessait à chaque courrier de réclamer de nouveaux envois d’argent.
Enfin le 29 novembre 1729, après huit mois d’attente, on vit arriver à Lunéville un jeune homme de vingt ans, raide et gourmé, vêtu d’habits démodés, avec une perruque de l’autre siècle, et qui avait l’air d’un pédagogue autrichien. C’était François III.
La déconvenue fut d’autant plus grande, que lorsqu’il avait quitté la Lorraine en 1723, il était un adolescent aimable, plein de vivacité, turbulent et étourdi. Six ans d’éducation autrichienne en avaient fait un Allemand froid, hautain, figé dans sa grandeur.
Il fut à peine convenable avec sa mère, il s’appliqua à tenir tout le monde à distance, il n’avait de familiarité qu’avec quelques subalternes allemands, et passait ses journées à faire de la musique ou à courir les loups dans les bois.
Toutefois, on lui avait aussi inculqué à Vienne le goût du travail et des affaires. Il en avait la compréhension très vive. Il voulut tout voir et vit bien par lui-même. Tout annonçait en lui un souverain distingué, ce qu’il ne fut jamais. Il remit en faveur les vieux conseillers de son père, notamment le prince de Craon et le président Lefebvre.
Le 3 janvier 1730, il fit son entrée solennelle à Nancy, et y fut accueilli avec ces acclamations des foules qui ne font jamais défaut aux nouveaux souverains, surtout lorsque leur jeunesse autorise des espérances.
Le 22 janvier, il rendait la régence à sa mère et partait pour Versailles, où il allait faire hommage pour le Barrois mouvant. Louis XV, avec beaucoup de bonne grâce, épargna à son cousin les formalités les plus désagréables de l’antique cérémonial. François III d’ailleurs sembla dégeler, jeta de côté ses habits surannés et sa longue perruque, adopta les modes nouvelles et se montra ce qu’il était, un prince de vingt ans, aimant le plaisir, goûtant les moeurs et les élégances françaises.
En rentrant à Lunéville, il reprit, avec son accoutrement, cet air rogue qui déconcertait les Lorrains habitués à la familiarité affable de leurs princes.
Il s’isolait de la noblesse lorraine. Ses mauvais procédés éloignèrent de Lunéville, ses parents de la branche cadette. Il était jaloux de son frère cadet, Charles-Alexandre, prince d’élégante tournure, d’un caractère ouvert et sympathique. Cependant, comme il était appliqué aux affaires, qu’il portait une main ferme sur tous les abus, qu’il introduisait une stricte économie dans les services, on appréciait ses qualités un peu sévères et beaucoup se flattaient de retrouver en lui un prince semblable à ce Charles V qu’on n’avait pu admirer et aimer que de loin. Ces belles espérances avortèrent.
Dans les premiers jours d’avril 1731, François annonça qu’il allait rendre visite à l’archiduchesse gouvernante des Pays-Bas, soeur de l’empereur. Il partit en emportant avec lui toutes les pierreries, cent mille livres en or, autant en lettres de change. Il emmena trois Allemands et pas un seul Lorrain. Il ne daigna même pas dire un mot aux nombreux seigneurs qui étaient venus au palais pour lui souhaiter un bon voyage. On ne devait plus le revoir.
C’est ainsi que, froidement, sans une apparence de regret, le vingt-septième successeur de Gérard d’Alsace prit congé de cette fidèle Lorraine qui était restée attachée, pendant sept cents ans, avec un dévouement si affectueux à la maison ducale. La vraie séparation eut bien lieu ce jour-là, et non le 6 mars 1737, comme l’ont raconté avec tant d’émotion les historiens lotharingistes.
Ainsi qu’il l’avait dit à son départ, le jeune duc alla voir la gouvernante des Pays-Bas, puis il visita successivement l’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne, la Prusse. Il fut reçu partout avec des honneurs extraordinaires qui s’adressaient au futur époux de l’archiduchesse Marie-Thérèse. Comme il se rapprochait de Vienne, il reçut des lettres impériales qui le nommaient vice-roi de Hongrie. La date de son mariage n’était pas encore fixée, mais s’approchait rapidement.
Tout à coup, l’attention publique fut détournée de cet événement prochain, par l’explosion d’une nouvelle lutte entre l’empire et la France.
Le roi de Pologne, Auguste de Saxe, était mort le 1er février 1733. C’était une occasion pour Louis XV de remettre la couronne sur la tête de son beau-père Stanislas. Il souffrait d’être le gendre d’un simple gentilhomme.
Il se sentait d’ailleurs entraîné autant par l’opinion publique, que par l’ardeur impétueuse du vieux maréchal de Villars. Le ministre dirigeant était ce vieux cardinal de Fleury qui commença à gouverner à l’âge où les hommes d’État aspirent au repos. Le vieillard aurait bien voulu rester en paix, mais il ne put résister au mouvement et se décida, la mort dans l’âme, à soutenir la candidature de Stanislas. Seulement, il ne fit pas l’effort nécessaire.
Le beau-père du roi traversa l’Allemagne sous un déguisement, se présenta à la diète, fut élu à l’unanimité, mais vit aussitôt se lever contre lui un prétendant proclamé, sous le nom d’Auguste III, par quelques dissidents qu’appuyèrent l’Autriche et la Russie, fut chassé de Varsovie, alla s’enfermer à Danzig, y fut assiégé par 30 000 Russes.
Fleury n’avait envoyé que trois bataillons, en tout 1 500 hommes. Ils arrivèrent par mer tardivement. Dans une héroïque folie, le comte de Plélo les lança contre les 30 000 Russes. Ils se firent presque tous tuer, sans pouvoir dégager Stanislas qui s’échappa à travers mille périls et se réfugia à Koenigsberg, ville prussienne (17 juin 1734).
Alors, la guerre s’étendit à toute l’Europe. Les armées françaises conduites d’abord par deux héros chargés d’années, Villars et Berwick, obtinrent d’éclatants succès sur le Rhin et en Italie.
Si le cardinal avait eu quelque énergie, il pouvait pousser l’empire à l’abîme. Mais il ne songea qu’à finir au plus vite la lutte. Au lieu de dicter ses conditions en victorieux, il s’humilia en vaincu et signa avec ses adversaires étonnés, les préliminaires de Vienne (3 octobre 1735).
La convention posait en principe, que Stanislas abdiquerait cette couronne de Pologne, qu’il avait deux fois prise et perdue, mais en conservant le titre de roi. Il recevrait en compensation la souveraineté viagère du duché de Bar, réversible à la France après sa mort. François III garderait la Lorraine jusqu’à la mort d’Etienne de Médicis, grand-duc de Toscane, dont on lui assurait la survivance.
En France, on fut mécontent de la combinaison et on demanda que la Lorraine fût immédiatement remise à Stanislas au même titre que le Bar. François III résista. Il lui en coûtait, non de se séparer des Lorrains, qu’il connaissait peu, qu’il n’aimait pas et auxquels il s’était rendu désagréable, mais de paraître déchoir en abandonnant une souveraineté effective sans en avoir déjà reçu l’équivalent.
Sa situation cependant se consolidait tout à fait : le 12 février 1736, fut célébré en grande pompe son mariage avec Marie-Thérèse. A cette occasion, il appela à Vienne pour lui servir de témoins quatre seigneurs lorrains de l’ancienne Chevalerie : Messieurs du Han, de Lenoncourt, de Ludres, du Châtelet. D’autres gentilshommes vinrent aussi à la cour d’Autriche.
L’empereur désireux de hâter le traité définitif et craignant toujours de nouvelles complications européennes, ne cessait de presser son gendre d’en finir. Mais le groupe lorrain entourant le jeune duc, faisait les derniers efforts pour le détourner d’une cession qui équivaudrait à la mort de la nationalité lorraine.
Le procureur général Bourcier surtout multiplia avec une force, une éloquence, un sentiment que rien ne lassait, les objurgations les plus pathétiques. Il se jeta plusieurs fois aux pieds du jeune prince. De son côté, la régente et son second fils, Charles-Alexandre, tous les princes de la famille, unissaient leurs plaintes, leurs instances.
Il est certain que François hésita longtemps. Il y avait pour lui la question d’intérêt qui lui faisait attacher un grand prix à la conservation d’une souveraineté, sa propriété héréditaire, au moins jusqu’au jour où la Toscane lui pourrait être livrée en échange, et la question d’honneur qui semblait lui interdire comme une trahison, l’abandon d’une nationalité dont sa famille avait reçu tant de preuves d’affection et de fidélité.
Mais l’influence de l’empereur son beau-père, secondée par celle de l’archiduchesse Marie-Thérèse, l’emporta. Le 22 avril 1736, il annonça qu’il consentait à la cession de ses deux duchés, mais il ne signa l’acte définitif que le 13 décembre pour le Barrois, et le 13 février 1737 pour la Lorraine. C’en était fait : l’oeuvre de Richelieu s’achevait sans combat, sans violence, sous forme d’un marché !Des annexes au traité de Vienne avaient réglé tous les détails. La duchesse-régente refusa d’aller vivre à Vienne, elle était bien française et répugnait aux moeurs allemandes. Louis XV lui attribua, sous condition viagère, par convention du 1er avril 1736, la principauté de Commercy.Le 5 mars 1737, elle offrit à la population de Lunéville une dernière fête, à l’occasion des fiançailles de l’aînée de ses filles avec le roi de Sardaigne. Elle partit le lendemain, son départ donna lieu aux scènes les plus touchantes.
« Je vis, dit Jamerai-Duval dans sa Vie de Vayringe, Mme la duchesse-régente et les princesses ses filles s’arracher de leur palais, le visage baigné de larmes, levant les mains au ciel, et poussant des cris tels que la plus violente douleur pouvait seule les arracher. Ce serait tenter l’impossible que de vouloir dépeindre la consternation, les regrets, les sanglots et tous les symptômes de désespoir auxquels le peuple se livra à l’aspect d’une scène qu’il regardait comme le dernier soupir de la patrie. Il est presque inconcevable que des centaines de personnes n’aient pas été écrasées sous les roues des carrosses ou foulées aux pieds des chevaux, en se jetant aveuglément, comme elles faisaient, à travers les équipages, pour en retarder le départ. Pendant que les clameurs, les lamentations, l’horreur et la confusion régnaient à Lunéville, les habitants des campagnes accouraient en foule sur la route, par où la famille ducale devait passer, et, prosternés à genoux, ils lui tendaient les bras et la conjuraient de ne pas les abandonner… ».
On remarquera que ces manifestations dont nous ne discutons pas la sincérité, mais qui étonnent pourtant de la part d’un peuple si peu démonstratif d’ordinaire, s’adressaient à une princesse française de naissance et de coeur. Il ne faut pas d’ailleurs s’attendrir outre mesure. Elisabeth-Charlotte, veuve de Léopold, n’était plus qu’une duchesse douairière, sans pouvoir. Si son fils, le maussade et avare François III, eût gardé Lunéville, il ne lui aurait pas offert un établissement équivalent à cette résidence royale de Commercy où elle passa, non sans quelque agrément, les dernières années de sa vie. Elle mourut en 1744.
Quant à François III, il ne méritait aucun regret. Personne n’en ressentit, ni n’en manifesta. On ne peut pas dire qu’il quitta la Lorraine invitus invitam. Elle ne lui fut pas arrachée par la force.
Il la vendit, estimant qu’il faisait un bon marché puisqu’il obtenait en échange, le grand-duché de Toscane, avec la perspective à peu près assurée des États héréditaires de la maison d’Autriche et de la couronne impériale. Il ne soupçonnait pas à quel rôle effacé devait le réduire l’altier génie de la fille de Charles VI, auprès de laquelle il ne fut jamais que « le pâle époux de la grande Marie-Thérèse ».