La forêt de Haye et la flottille de Boulogne en 1803
D’après un article paru dans la revue « Le Pays Lorrain » – Année 1907
Qui croirait que notre forêt de Haye, si éloignée de la mer, ait jamais servi à des constructions navales ? Qui croirait que des arbres, sous lesquels les bonnes gens de Nancy étaient venus s’asseoir l’été en de joyeux pique-niques, aient été abattus pour l’équipement de cette flottille de Boulogne, qui devait jeter une forte armée de l’autre côté de la mer, et qui, pendant un temps, empêcha l’Angleterre de dormir ?
C’est pourtant ce qui advint, et les branches, qui avaient ouï les gais propos de nos dignes aïeux, les confidences d’amour de nos jolies aïeules, sont allées, transformées en avirons, entendre la grande voix des flots, souvent dominée par le fracas du canon.
La paix d’Amiens avec l’Angleterre avait été rompue en mai 1803.
Dès le mois de juillet, Bonaparte, Premier Consul, commençait l’organisation de la flottille qui était formidable : 500 chaloupes canonnières portant chacune 100 fantassins, 400 bateaux canonniers portant pareil nombre d’hommes, plus un canon de campagne, 300 péniches avec 60 hommes chacune.
Voilà les chiffres que donne Thiers dans son Histoire du Consulat et de l’Empire (tome IV).
Et pour qu’ils pussent franchir le détroit par n’importe quel vent ou même avec un calme plat, tous ces bateaux marchaient à la rame. C’étaient les soldats mêmes embarqués sur cette flottille, qui, préalablement exercés au maniement de l’aviron, devaient la faire avancer à travers le Pas-de-Calais.
A supposer qu’il n’y eut qu’un aviron pour deux hommes, une équipe se reposant pendant que l’autre ramait, on arriverait au total énorme d’environ 60 000 avirons, sans compter les avirons de rechange, et ces soldats transformés en marins durent bien en casser quelques uns avant de savoir les manier.
Or, on ne pouvait les demander aux forêts, peu nombreuses du reste, du littoral, qui suffisaient à peine à fournir les pieux nécessaires pour agrandir et fortifier les ports de Boulogne, d’Etaples, de Wimereux, où devait se réunir la flottille. Il fallut donc aller les prendre dans les forêts de l’intérieur, entre autres dans notre belle forêt de Haye.
C’est ce que montre une curieuse lettre administrative, que nous avons trouvée dans les archives communales de Frouard. Elle est datée du 10 vendémiaire an XII, c’est-à-dire du 3 octobre 1803, époque où la construction de la flottille était partout activement poussée.
On remarquera que le préfet d’alors, le citoyen Jean-Joseph Marquis, qui administra notre département de 1800 à 1808, écrit encore le nom de notre forêt Heys, vieille orthographe des XIIe et XIIIe siècles, encore en usage, parait-il.
On remarquera aussi le prix élevé de la journée de travail, 5 francs d’alors faisant bien 8 ou 9 francs d’aujourd’hui, preuve qu’on voulait aboutir à tout prix et à bref délai, et le préfet parle même d’employer la réquisition si on ne trouve pas assez d’ouvriers.
Nancy, 10 vendémiaire an XII.
Le Préfet du département de la Meurthe au maire de Frouard,
Citoyen,
La confection des avirons que l’on exploite dans la forêt de Heys pour le service de la marine, est entravée par le défaut d’ouvriers, et cependant l’intention du Premier Consul est qu’aucun moyen d’accélérer ce travail ne soit épargné.
Je vous prie en conséquence de faire tout votre possible pour déterminer quelques ouvriers en charpente de votre commune à y aller travailler sur le champ.
Ils seront payés très régulièrement par le fournisseur, à raison d’un sol le pied courant d’avirons, ce qui portera le prix de la journée d’un bon ouvrier à cinq francs au moins. Ils pourront au surplus convenir provisoirement d’un prix de journée.
Je ne doute pas que ces avantages ne décident un nombre suffisant d’ouvriers à se livrer à ce genre de travail, et que leur bonne volonté m’évitera le désagrément de recourir à la voie rigoureuse de réquisition.
Vous voudrez bien adresser les ouvriers qui se présenteront au citoyen Antoine, marchand de bois à Nancy, près la porte Saint-Georges, qui est chargé des pouvoirs du fournisseur, et qui leur désignera les points d’exploitation, et réglera avec eux les conditions.
Je vous salue.