La Harouille
Parmi les coutumes de l’ancien régime en Lorraine, celle de la Harouille était une des plus singulières.
Cet usage, mis en place dès le milieu du XIVe siècle, a cessé d’exister au XVIIe siècle, à la suite de ce que l’on qualifierait actuellement de « débordements incontrôlés ».
Le XVIIe siècle a été synomyme de fléaux pour notre pauvre Lorraine : la guerre de Trente Ans et toutes ses horreurs.
« La Lorraine, si riche, si heureuse, si respectée sous les règnes des ducs Charles III et Henri II, allait voir succéder à tant de prospérités, des calamités inouïes. La peste, la famine et la guerre devaient s’unir pour faire un désert du plus beau pays d’Europe, et ces trois fléaux étaient destinés à exercer de tels ravages, que la dévastation de la Judée par les troupes de Titus, sembla seule fournir aux écrivains de cette époque, un point de comparaison » – Auguste Digot.
Peut-être, pouvons-nous trouver dans cette phrase, des explications quant aux agissements décrits dans cet article.
D’après un article paru dans le « Bulletin de la Société d’archéologie et d’histoire de la Moselle »
Année 1858
Jusqu’au milieu du XVIe siècle, l’abbaye de Saint-Hubert, indépendamment de ses vastes propriétés territoriales, de ses rentes foncières, de ses droits seigneuriaux et des dîmes qu’elle prélevait dans une multitude de paroisses, trouvait d’immenses ressources dans la générosité des fidèles.
« Les questes estaient si abondantes tant par la charité des personnes de ce tems que par la grande estandue des provinces de Zélande, Hollande et Frize, ou lesdictes questes s’exerçaient librement que d’icelles le monastère avec les priorés en despendants estaient fournis du principal de leur viure, particulièrement de harens, stockfisch, morue, sel, drap et aultres ustensils de mesnage sans comprendre plus de vingt-deux mil florins que les dictes questes rapportaient par chascun an ».
Un abbé, pour remercier Dieu de l’abondance de ces quêtes, et peut-être aussi pour débarrasser l’abbaye des dictes viandes dont il estait furni plus que le défruict ordinaire n’exigeoit, imagina d’instituer, le lundi de carême prenant, une distribution de harengs.
Cest cet usage, imité dès le milieu du XIVe siècle au prieuré de Cons, qui reçut du peuple le nom de « Harouille ».
Dans l’origine, les seuls pauvres de Cons eurent part à ces largesses. Mais peu à peu, ceux des localités voisines vinrent augmenter leur nombre, et tous ceux qui se présentèrent le lundi-gras reçurent chacun un hareng.
Cette coutume, renouvelée chaque année, passa bientôt en droit, et pendant la seconde période du XVIe siècle, on ne distribua jamais moins de 3 000 harengs réclamés, non seulement par les habitants voisins du prieuré, mais aussi par ceux des villages les plus reculés de la prévôté de Longuyon, de celle d’Arrancy et du duché de Luxembourg.
Les religieux semblaient même attirer cette foule en envoyant dès le jeudi-gras, dans les paroisses environnantes, crier la Harouille au nom de Monsieur saint Hubert et du prieur de Cons.
Le lundi venu, on chantait la messe au monastère, puis la cloche sonnait, et à son troisième coup, hommes, femmes, enfants se pressaient pêle-mêle dans le cimetière, sur lequel s’ouvrait la barrière de la basse-cour du prieuré. C’était par là, qu’ils étaient introduits un à un.
Les moines leur délivraient le hareng, les faisaient traverser le cloître, et sortir par la grande porte. Pendant longtemps, on avait ainsi procédé, mais au XVIIe siècle, il n’en était plus de même.
Des villages entiers, tambours et fifres en tête, forçaient la barrière, se précipitaient dans la maison au refrain de chansons malsonnantes, la parcouraient dans tous les sens, ne respectant pas même les cellules où les poussait l’ardente curiosité des femmes et des filles.
Au cimetière, on dansait sur les morts. Dans le cloître, on dansait, on jouait aux dés, aux cartes et les masques y folâtraient.
Enfin, à la grande porte, stationnait une bande de truands sous les ordres d’un chef qu’ils nommaient le « Prince de la Grande-Terre ». Il n’avait, pour tout costume, qu’un filet de pêcheur dans lequel il se drapait, et ceint d’une écharpe en guirlandes de coquillages.
Il avait à la main, une baguette portant à son extrémité une espèce de bourse. Malheur à qui n’y déposait une piécette, son hareng lui était aussitôt enlevé, et s’il résistait, il était bafoué et roué. Parfois, le battu appelait ses amis à l’aide, c’était alors une affreuse mêlée où le sang coulait et où presque toujours le « Prince de la Grande-Terre » et ses chenapans avaient le dessus.
Aussi, pour arrêter de semblables désordres, Henri de Lorraine, le bon duc, fit-il un décret, le 11 juin 1613, par lequel « est faicte desfence très-expresse à tous, d’entrer au dict prioré, cloistre et aultres endroicts d’iceluy, au jour de la dicte distribution vulgairement dicte Harouille soit avec masques ou aultrement et d’y commettre insolences, scandales et aultres déportements vitieux », et chargeat-il M. de Bioncourt, baron haut-justicier de Cons, de tenir la main à son exécution.
En 1614 et 1616, l’ordonnance fut exécutée littéralement. Une quarantaine de vassaux armés maintint l’ordre dans la tumultueuse assemblée. La distribution eut lieu à la porte et ne commença que quand un sergent eut crié la défense du duc et du seigneur de Cons.
Mais les années suivantes, les bacchanales recommencèrent. L’entrée du prieuré fut forcée et les soldats improvisés de M. de Bioncourt outrepassèrent les excès des goujats du « Prince de la Grande-Terre ». Une requête, curieuse par son style naïf, adressée au duc Charles IV, trace le triste tableau de ces excès.
Sur cette plainte, le duc, par lettres-patentes du 7 octobre 1627, ordonna que l’abrogation de la Harouille, prononcée par lettres de l’officialité de Trêves du 27 juillet 1627, serait suivie, et que la « distribution des harengs serait changée en aumônes de pain, avec défense et inhibitions très-expresses à toutes personnes de quelle qualité et condition elles soient, de se plus trouver à l’avenir à Cons sous prétexte de cette distribution, et ce sous telles peines que de droit ».
Mais voyant dans cette mesure, une atteinte à ses droits seigneuriaux, M. de Bioncourt se pourvut aussitôt au Parlement de Saint-Mihiel, et sous prétexte que la Harouille était une obligation contractée par le monastère envers ses prédécesseurs, que c’étaient les officiers de sa justice qui criaient la fête, et qu’en 1632, un prieur voulant se dispenser de la distribution, avait dû lui en demander l’autorisation, il soutint qu’on n’avait pu ni l’abroger, ni la modifier sans son consentement.
Ces chimériques prétentions furent admises à Saint-Mihiel par un arrêt du 21 février 1628. La distribution fut réduite aux seuls villages de la baronnie de Cons.
Le 4 mars suivant, c’est-à-dire trois jours avant le lundi-gras, il faisait signifier judiciairement cette décision au prieuré, et, par ses ordres, des sergents de la justice allaient acclamer la Harouille dans les villages des prévôtés de Longwy, Longuyon et Arrancy.
Jamais foule plus nombreuse et plus turbulente que celle du 7 mars 1628, n’entoura le couvent, et pourtant, pour faire la distribution exigée, il n’avait trouvé dans ses celliers qu’une seule tonne de harengs, à laquelle il n’avait pu qu’à grande peine réunir cinq autres tonnes, dont chacune n’avait pas coûté moins de 16 écus, et qu’il avait fallu se procurer en dépêchant à Longuyon, à Longwy et jusqu’à Luxembourg.
Aussi, au signal ordinaire, le prieuré fut-il, malgré les défenses, envahi par une foule qui se précipita sur la paisible demeure comme une véritable avalanche.
Le mur de la basse-cour fut renversé et une trentaine d’envahisseurs restèrent sous ses ruines. Une jeune fille mourut sur place, trois hommes et un enfant furent grièvement blessés.
La distribution continua jusqu’au soir, et lorsque les gens de la justice de Cons vinrent pour percevoir la redevance annuelle, ce ne fut pas sans difficultés que les religieux purent leur faire accepter un écu en échange des douze harengs qu’ils réclamaient, mais que les six tonnes vides ne permettaient pas de leur délivrer.
C’est alors que Dom Fanson, abbé de Saint-Hubert, prélat aussi distingué qu’administrateur émérite, touché de la triste situation de son prieuré, intervint. Il obtint de M. de Bioncourt, le 16 juin suivant, l’engagement de substituer aux harengs trente franchards de méteil qui seraient , par les soins du prieur, convertis en michettes, et distribués, partie le premier vendredi de carême et partie le vendredi d’après la Pentecôte, aux pauvres de la seigneurie désignés sur une liste donnée chaque année par M. de Bioncourt.
Le 16 juin 1637, ce petit traité fut renouvelé, seulement une clause nouvelle le déclara perpétuel. Mais, peu de temps après, les moines ayant omis de l’exécuter et l’ayant oublié jusqu’en 1649, M. de Lambertye, comte de Cons, résolut de pourvoir à son exécution.
Le dimanche-gras, il fit crier la Harouille dans les villages de la baronnie, et le lendemain, ses gens de justice enfonçaient les portes du prieuré qui restaient fermées devant les cinq ou six cents personnes réclamant la redevance annuelle, et livraient au pillage toutes les provisions du couvent.
Ce procédé violent donna lieu à un nouveau procès. Mais cette fois, il fut porté au Parlement de Metz qui, depuis l’occupation de la Lorraine par les Français, avait hérité de la juridiction des grands jours de Saint-Mihiel.
Après 7 années de plaidoiries, le 28 janvier 1656, un arrêt définitif déclara la Harouille abolie à toujours, et la convertit en une aumône de deux quartels de froment à distribuer en pain, chaque dimanche de carême, aux pauvres dont les noms seraient portés sur un état rédigé par le seigneur de Cons ou par son représentant.
Dès lors, la Harouille n’exista plus, mais la distribution des michettes continua jusqu’au jour, où le prieuré abandonné devint une propriété nationale.