Le cimetière celtique des Trois-Saints (57)
D’après un article d’Emile Linckenheld – Conservateur du Musée de Sarrebourg,
paru dans la revue «Le pays lorrain » – 1928
On atteint le cimetière des Trois-Saints, soit du côté de Dabo, en passant par la maison forestière de Jägerhof, soit du côté de Walscheid et de Vallerystal. Les amateurs de beaux paysages y accèdent par la ligne Abreschwiller-Hirschtal.
Sur un plateau d’une altitude d’environ 550 mètres, se trouvent, non loin de la maison forestière de Beimbach, des restes intéressants et peu confits de l’époque païenne : une nécropole gauloise ou plus exactement une série de stèles, maisons gallo-romaines alignées et provenant toutes de la région avoisinante.
Au nombre approximatif de quarante, alignées dans un ordre parfait, les tombes des Trois-Saints sont aujourd’hui entourées par des grillages.
Au-dessus de la porte d’entrée, une main pieuse a naïvement dressé la croix rédemptrice. Sur une base rectangulaire, longue de un mètre ou un peu davantage, s’élèvent verticalement, sur 0,50 m ou 0,60 m de large, quatre surfaces dont deux légèrement bombées se rejoignent latéralement pour former un toit à deux pentes.
Cette forme de stèle-maison est la plus courante, mais il en existe d’autres, car, au cours des quatre ou cinq siècles de domination romaine non seulement la maison se développe, mais aussi, et surtout les dimensions des tombes. Leur forme primitive est la hutte la plus simple. Beimbach possède un spécimen de ce genre de tombes, provenant de Hengsbourg, Une forme encore plus ancienne représente tout simplement un prisme. En général, les pierres sont grossièrement taillées, mais toutes tes stèles se distinguent par des particularités. D’abord la base est évidée et l’évidement dépend toujours des dimensions de la base.
Dans les tombes vosgiennes, l’évidement est le plus grand possible, mais il est de dimensions plus modestes à Metz, que l’art romain avait marqué plus profondément de son empreinte. Les stèles messines affectent la forme d’une demi-sphère qui s’aplatit toujours davantage, jusqu’à devenir une simple coquille ou même disparaître définitivement. D’autre part, en bas de la façade, se trouve une porte dont la petitesse étonne.
Çà et là en Lorraine, on rencontre encore de ces portes très basses donnant accès à des pièces semi-souterraines. La plupart du temps, l’ouverture est encadrée d’un plein-cintre. On y voit déjà apparaître l’arc ogival de la première période gothique. On rencontre également des tombes, dont les ouvertures sont triangulaires ou rectangulaires.
Mais tandis que les surfaces latérales sont grossièrement taillées, le travail pour la porte est exécuté avec le plus grand soin. Il se présente même des cas, où chaque pierre taillée de la porte est bien mise en relief. Il convient encore de relever une troisième particularité toujours omise ou négligée : l’ouverture communique avec l’évidement de la base par un canal étroit et se resserre dans la même proportion que cet évidement. Enfin une autre circonstance a déterminé l’évolution des tombes. On n’a mis en relief que le symbolisme de la porte si bien qu’au lieu d’une ouverture, on trouve une porte dont le schéma est conservé et que l’on continue à développer.
L’ornementation des tombes est surtout dominée par le désir de décorer et de symboliser. C’est ici que nous pouvons jeter un coup d’oeil sur les idées religieuses des Celtes qui nous sont encore peu connues. Un grand nombre de pierres funéraires sont décorées d’un ou plusieurs cercles en renfermant un plus petit dont le centre est creusé. Les diamètres de ces cercles s’entrecroisent ou forment des rosaces à quatre feuilles artistement taillées.
On rencontre parfois aussi le croissant, par exemple à Durstel, mais la région de Walscheid en a offert un spécimen, aujourd’hui au musée national de Saint-Germain. Il ne saurait y avoir de doute : le croissant symbolise la lune, de même que le cercle dans ses multiples formes représente le soleil. Héron de Villefosse a montré que chez les Celtes, la roue est le symbole d’une divinité correspondant au maître de l’Olympe. Ce symbole n’est cependant pas exclusivement gaulois. Il serait absolument faux, dans l’état actuel de nos connaissances, de songer ici à des influences orientales.
Une roue, c’est ce que représente sur nos tombes le cercle, le cercle simple avec ou sans centre creux, aux deux diamètres se coupant à angles droits ou bien aux trois diamètres se coupant à angles égaux. En évoluant, le cercle aboutit à la rosace. En partant uniquement de ses formes empruntées aux tombes des Trois-Saints, on a pu établir l’arbre généalogique de la rosace et ce fut pour l’archéologie une nouvelle et importante source de connaissances. Dans beaucoup de cas, il serait cependant prématuré et faux de voir dans chaque rosace un symbole du soleil. Mais leur valeur probante, admise même pour un nombre limité de spécimens, ces considérations ne laissent pas d’ouvrir des horizons insoupçonnés.
Chez les Celtes, le culte des morts et celui des astres étaient étroitement liés : c’est là une nouvelle et importante conséquence qui éclaire d’un jour nouveau les idées religieuses de nos ancêtres des Vosges.
César dans ses Commentaires déclare que les Germains adoraient le soleil et la lune. Or, rien de semblable ne nous à été transmis sur les Gaulois. Ni les monuments, ni les inscriptions ne permettent de tirer des déductions dans ce sens. Par ailleurs, il faut nettement séparer le culte astral en soi et son union avec le culte des morts. Sûrement pré-celtique, cette union date des Ligures qui habitaient la Lorraine avant l’arrivée des Celtes (VIe siècle avant J.-C.) et dont nous avons à peine une idée de la religion.
Nous ignorons comment les Celtes se représentaient, l’existence de l’âme après la mort, mais nous savons par César, qu’ils avaient à ce sujet une doctrine très développée, sur laquelle le conquérant ne fournit aucun détail.
Il est pourtant hors de doute que les Gaulois étaient convaincus que la mort ne signifiait pas la mort de l’individu, qu’il continuait à vivre et qu’il reverrait les siens après la mort. Selon la croyance la plus répandue, le défunt continuait à vivre dans le tombeau, là où sa dépouille avait été inhumée. L’étude des monuments funéraires des Trois-Saints contribue donc à augmenter nos connaissances relatives à l’histoire de la religion liguro-celtique.
Les Celtes habitant les Vosges avaient différents modes d’inhumer leurs morts. Nous n’en dirons qu’un mot puisqu’à Trois-Saints, il n’y a que des stèles-maisons.
Il y a en premier lieu des tombes à incinération. Des demi-cylindres de pierres taillées terminent le mur d’enclos. Forrer a émis l’intéressante conjecture, selon laquelle l’enclos de la tombe correspondait à celui de la propriété. Dans ce cas, il faudrait se représenter une stèle-maison au bord de l’enclos, correspondant à la maison.
Au Wasserwald, près de Stambach, se trouvent encore les restes de trois sépultures de cette espèce. Mais lorsque, sous l’influence romaine, les stèles-maisons disparurent, l’usage fut introduit de déposer les cendres du défunt dans des urnes ou dans des vases en argile. Ces urnes, en raison de leur fragilité, étaient placées dans une cassette en plomb ou dans une caisse en pierre.
Dans les cimetières vosgiens, on trouve de nombreux débris en grès qui sont hémisphériques et creux. Deux de ces hémisphères forment la caisse de pierre. Cette coutume semble avoir été importée de Grèce à Rome.
Héron de Villefosse, qui a consacré à ce sujet un travail spécial, a vu dans les tombes vosgiennes un effet de l’influence romaine. Or, j’ai constaté que le nombre de ces caisses était plus grand, là où l’influence latine était plus faible, comme en Auvergne et dans les Vosges. Il me semblerait donc, que le mode de sépulture romain fut préféré, là où auparavant on construisait au mort un habitacle particulier. On se trouverait donc en fin de compte en présence de l’expression romaine d’une idée celtique.
Sous l’influence romaine, deux éléments nouveaux s’ajoutent aux stèles-maisons : l’inscription et le portrait. On les rencontre tous les deux au cimetière des Trois-Saints, mais il n’en reste que quelques spécimens sur place. Les autres paraissant avoir grande valeur, ont été transportés à Saverne, à Metz, à Strasbourg, à Colmar, à Paris.
L’une de ces pierres envoyée à Schoepfin, disparut en 1870 lors de l’incendie de la bibliothèque de Strasbourg. Schœpfin a transmis l’inscription que Th. Mommsen a complétée comme suit :
D. M.
MA (h) NILIANVS
SI (tt) E SEDATI
VXoRIS MATRIS
MANSVETI
Uxoris et matris semblant faire ici fonction de datif, le sens de l’inscription serait le suivant « Aux Dieux Mânes, Mannilianus (a érigé ce monument) à Sitta, fille de Sedatus, son épouse, mère de Mansuetus ».
Si l’interprétation de ce texte laisse subsister quelque doute, par contre l’authenticité de l’inscription est certaine, car Brambach l’a vue peu avant 1870. C’est la seule inscription connue du cimetière des Trois-Saints. Elles sont rares du reste dans les Vosges. Cette pénurie ne peut s’expliquer que par le fait, que cet usage a été introduit en Gaule par les Romains, mais lentement et non d’une manière uniforme et générale.
Aucun spécimen de buste ou de portrait n’existe sur les tombes gauloises, du moins avant l’arrivée des Romains. Après la conquête, le buste ou le portrait en pied du défunt est courant sur les stèles funéraires, parfois même on le représente dans le milieu où il a vécu, à son comptoir, dans sa boutique, dans son métier. Les pays rhénans et mosellans sont particulièrement riches à ce point de vue. Mais le principal souci de l’artiste, et des survivants du défunt, c’était la pensée de la mort et de la survie.
C’est à ce propos que l’on comprend l’idée des stèles-maisons, l’usage de déposer des mets dans la tombe du défunt, de célébrer un vrai banquet funéraire, la coutume de brûler en même temps que le cadavre des animaux domestiques et même des hommes, et enfin la croyance qu’après le trépas, on continuait à avoir des relations avec le monde qu’on avait quitté.
Il n’y a que sur ce fond que l’art gréco-romain pouvait se développer. Dans les vallées perdues des Vosges, ces produits d’une civilisation raffinée, ces spécimens d’une technique brillante ne pouvaient naturellement pas pénétrer. Ce n’est que par hasard que nous rencontrons un portrait très grossièrement exécuté et arrivé jusqu’à nous dans un pitoyable état de conservation. Ce sont toutefois là, des restes très importants de cette civilisation disparue.
La Stèle-maison, telle qu’elle existe au cimetière des Trois-Saints, rappelle exactement la forme de la demeure du défunt. La porte de ce tombeau ne servait certainement pas, comme l’ont cru longtemps les archéologues, à des libations, puisqu’au fur et à mesure du développement de cette forme de tombeau, l’ouverture diminue de grandeur, devient plus rare, puis disparaît.
Quel était alors le but de cette entrée ? Posidonios d’Apamée, parcourant la Gaule au Ier siècle avant J.-C., nous rapporte, tout étonné, que les Celtes avaient l’habitude de ne pas fermer les portes de leurs maisons.
Perdrizet a raison de déclarer que l’usage de tenir les portes ouvertes, ne peut s’expliquer que par la croyance à quelques esprits qu’il s’agit de laisser libres d’entrer où de sortir. Ces esprits, c’étaient les âmes des morts de la maison.
Cette croyance existe aujourd’hui dans des contrées jadis habitées par les Celtes. En Irlande, on croit que les âmes des parents morts reviennent la nuit à la maison et le Braz écrit de son côté (La légende de la mort chez les Bretons Armoricains) « Longtemps, ce fut un usage en Bretagne de ne point verrouiller les portes la nuit, en prévision de la venue possible des morts. Aujourd’hui encore, on a soin de couvrir de cendres la braise de l’âtre, pour qu’ils soient assurés de trouver du feu à toute heure ».
Même son de cloche en Lorraine. Que de fois ai-je entendu de vieilles gens défendre de fermer violemment les portes ! Car un esprit pouvait précisément à ce moment passer par la porte ! A Fénétrange et dans les environs, on peut entendre chaque jour des réflexions pareilles. Et un vénérable curé de campagne du pays de Dabo, homme très distingué, m’a attesté le même fait pour sa contrée.
Ainsi le mort habite sa tombe, sa maison : de là la forme de maison. Il peut la quitter : de là une porte. Et pour lui permettre de rentrer dans son ancienne demeure, les portes restent ouvertes. On comprend maintenant pourquoi la porte était faite avec tant de soin. Elle était plus que la porte d’entrée de la maison : elle était un symbole. Elle signifiait que l’on se reverrait, et qu’en tous cas, étant donné le retour du mort, on avait 1a certitude de la survie.
De quelle époque datent les monuments funéraires des Trois-Saints ?
Les plus anciennes monnaies trouvées dans les cimetières vosgiens sont une pièce d’Agrippa (27 av. J.-C.) ramassée à Hultehouse, des pièces de Vespasien au Kempel, mais surtout des couteaux appartenant à la fin de l’Epoque de la Tène. Il semble donc impossible de faire remonter les stèles-maisons à l’époque pré-romaine.
D’autre part, le cimetière plus récent (IIIe siècle ap. J.-C) de Wasserwald, près de Stambach, ne possède plus de monument de ce genre. Les blocs authentiques primitifs de notre contrée, les Vosges, appartiennent donc à l’époque située entre ces deux termes, c’est-à-dire aux deux premiers siècles de notre ère.
L’idée et le but en sont pré-romains. La forme, telle que nous la connaissons, date du début de l’Empire. L’origine des stèles-maisons est certainement celtique, puisque nous savons qu’avant de subir l’influence de Rome, les Celtes inhumaient leurs morts. Et ils les inhumaient dans des tombes souterraines devenues logiquement ces singuliers monuments qui ont tant intrigué les archéologues.
Les Vosges septentrionales, avaient une population si dense que même les hauteurs étaient habitées. Du Donon au delà du Heidenköpfel, près d’Oberkof au nord de Phalsbourg, on rencontre partout des traces d’anciens établissements humains : murs en pierre sèche, tas de pierres, ruines de villas romaines, etc.
Les plus intéressants établissements celtiques dans les Vosges s’étendent entre la Lorn, Bärenbach, le Kempel, Schachenecktal sur les hauteurs du Wasserwald (460 m.), du Bannwald, (453 m.), du Limmersberg (443 m.), du Kreuzkopf (474 m.), et du Wintersberg (425 m.) ainsi qu’auprès du Kessel (400 m.).
Trois-Saints forme le centre d’un autre groupe situé entre la Sarre et la Zorn : Battenstein (530 m.), Schanzkopf (460 m.), Hengstbourg (505 m.), Nonnenberg (485 m.), Heidenschloss (549 m.) et Altdorf (460 m.).
Il y a deux mille ans, régnait une vie très active dans les Vosges, aujourd’hui couvertes d’immenses forêts entre le Donon et Phalsbourg, entre Saverne et Sarrebourg. On dit encore aujourd’hui à Dabo, qu’autrefois un chat pouvait se promener sur les toits d’Altdorf, tout près des Trois-Saints, à Sarrebourg.
Tous ces établissements ont été librement abandonnés aux sombres jours des invasions barbares. Que devinrent les habitants ? Descendirent-ils dans la plaine déserte et dépeuplée ? Se joignirent-ils à la horde des envahisseurs pour chercher de nouveau domiciles ? Nous ne le savons pas.
Mais la forêt reprit alors ses droits : elle étendit son manteau protecteur sur ces restes d’une civilisation plusieurs fois séculaire qui furent ainsi sauvés. Ils sommeillèrent longtemps en paix, puis l’esprit humain qui ne dort pas, lui, s’empara d’eux et tenta de les réveiller.
Quand du sommet élevé de la montagne, on contemple l’aspect grandiose du pays de Dabo, l’esprit voit l’horizon reculer. Le cœur se sent élevé, et saisies d’admiration, nos pensées quittent la vie prosaïque de chaque jour.
C’est avec ivresse que l’imagination remonte aux temps passés, où demeuraient dans ces forêts immenses, nos ancêtres dont nous foulons aux pieds, sans y prendre garde, des vestiges de la civilisation. Et c’est avec joie que nous nous sentons pris aux liens d’attachement à notre pays de Lorraine, que le tourisme nous fait aujourd’hui si bien connaître.
Les photographies de ce cimetière proviennent du blog d’un passionné de randonnées et sont utilisées avec son aimable autorisation. D’autres photographies de ce cimetière y sont présentées.