Charles V (1675 – 1690) puis l’interrègne sous domination française
D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895
Le prince Charles, neveu et héritier de Charles IV, était à Lauterbourg avec Montecuculli, lorsqu’un courrier vint lui annoncer qu’il était désormais duc de Lorraine et de Bar. Il se rendit dans le camp lorrain et se fit reconnaître des troupes qu’il ramena dans l’armée impériale. Il notifia à toutes les puissances son avènement sous le nom de Charles V.
Son règne devait durer quinze ans (1675-1690), mais il fut purement nominal, car en réalité, il ne régna pas un seul jour.
La Lorraine n’a pas assez honoré la mémoire de ce prince qui fut « un grand homme, un héros et un sage » (Comte d’Haussonville).
Dans la longue série des ducs héréditaires, il n’en est pas un seul qui lui ait été supérieur par le génie, et qui ait illustré davantage la race austrasienne. Aussi bon général que Charles IV, il avait toutes les vertus et toutes les qualités d’homme privé et de souverain qui manquaient à son oncle. Il en eût certainement réparé les folies et les malheurs, si la politique implacable de Louis XIV ne lui avait pas fermé la frontière de ses États.
Nous devons regretter que, par suite de cette fatalité, il se soit mis au service d’une puissance ennemie de la France. Toutefois, bien qu’on soit tenté de considérer déjà les Lorrains comme des Français, n’oublions pas que Charles de Lorraine était un souverain indépendant dépossédé par Louis XIV. Aucune considération ne peut nous empêcher, à la distance historique où nous sommes, de lui rendre pleine justice.
Si donc rien ne rappelle son souvenir dans son pays, pas même une plaque au coin d’une rue de Nancy, il convient, dans une courte notice, de lui conserver sa place ici et de lui consacrer comme une sorte de médaillon dans la galerie des portraits en pied de nos ducs.
Revenons un peu en arrière.
Dès sa première jeunesse, il avait laissé deviner son esprit de justice, son courage, sa fermeté. A dix-huit ans, il s’échappait de la cour du Louvre pour ne pas adhérer au traité de Montmartre. L’année suivante, il accourait de Vienne pour se renfermer dans Marsal et défendre la place contre le roi. Obligé par son oncle de se retirer, il s’était rendu hardiment à Paris pour plaider ses droits devant Louis XIV lui-même. Celui-ci refusa de le recevoir et, brutalement, lui donna deux heures pour quitter la capitale.
Dès lors, poursuivi par l’animosité du roi qui ne lui pardonnait pas sa fierté, banni de la Lorraine par son oncle Charles IV, il n’eut plus d’autre asile que la cour de l’empereur d’Allemagne. Léopold l’accueillit avec une bienveillance paternelle et lui témoigna une affection croissante.
Tout d’abord, il fut nommé colonel d’un régiment de cavalerie d’élite. C’était le moment où le grand-vizir Kiuperli, réveillant les Turcs endormis depuis cent ans, poussait vers l’Allemagne une armée formidable. L’empereur avait fait appel à toute la chrétienté. Louis XIV envoya le comte de Coligny avec quatre mille hommes, et une foule de jeunes gentilshommes accoururent comme à une croisade.
Léopold avait voulu retenir le prince Charles pour ne pas exposer sa jeunesse aux fatigues et aux dangers d’une telle campagne. Lorsqu’on fut en face des Turcs, sur les bords du Raab, à Saint-Gothard, et que le général, l’illustre Montecuculli, passa la revue des troupes, il aperçut le prince lorrain à la tête de son régiment. Il s’était évadé de Vienne pour rejoindre ses soldats.
La bataille commença mal. L’aile droite fut mise en déroute par l’attaque impétueuse de sept à huit mille cavaliers turcs. Montecuculli courut à l’aile gauche et désigna un régiment avec ordre d’arrêter les Turcs à quelque prix que ce fût. C’était le régiment du prince Charles. Le général désirait garder près de lui le jeune colonel. Le Lorrain ne répondit qu’en demandant : « Où faut-il charger ? ».
Montecuculli sourit et le lança à l’ennemi. Il avait devant lui les meilleurs soldats de Kiuperli, quatre fois plus nombreux que son régiment. Charles communiqua à tous sa furie de race, la furie française. Cinq fois, il ramena ses cavaliers à la charge. Il aurait cependant succombé sous les efforts des masses débordantes de l’ennemi, lorsque les Français de Coligny percèrent à travers la mêlée, le dégagèrent et achevèrent la victoire (5 août 1664).
Le soir de la bataille, les gentilshommes français acclamèrent le prince lorrain, et, dans l’effusion de la joie commune, les mains se pressèrent fraternellement. Ils devaient se revoir, mais malheureusement, en face les uns des autres.
Le prince Charles, dans cette glorieuse journée, reporta naturellement sa pensée vers la patrie qu’il ne devait plus revoir, et il envoya à Nancy un drapeau qu’il avait enlevé lui-même à l’ennemi, avec ordre de le suspendre à la voûte de l’église de Bon-Secours. Léopold récompensa la belle conduite du héros en le nommant général de sa cavalerie. Le prince conserva sa fougue native, mais y ajouta la science militaire, qui en fit rapidement un des plus redoutés capitaines de l’Europe.
En 1668, il fut proposé par l’empereur pour le trône électif de Pologne. Mais l’intervention de Louis XIV fit écarter sa candidature, et il eut même cet amer déboire que son heureux concurrent, Michel Koributh, reçut la main de l’archiduchesse Éléonore qui lui avait été promise. En 1673, combattu pour la seconde fois par l’influence de Louis XIV, il dut s’incliner devant Jean Sobieski choisi par le parti national.
Il se consola de ses mécomptes dans de laborieuses campagnes en Hongrie. Puis il entraîna Léopold dans la guerre de Hollande, et donna de telles preuves de ses talents qu’en 1675, après la mort de Turenne, Montecuculli qui se retirait, « ne voulant pas risquer sa gloire contre les lieutenants de son illustre adversaire », l’indiqua comme le plus digne de le remplacer dans son commandement. Vers le même temps, il succéda, en qualité de duc de Lorraine, à son oncle Charles IV.
En 1678, Léopold se rendit à ses voeux en lui donnant sa soeur, Marie-Éléonore, la veuve du roi Koributh. Il obtint en dot le gouvernement du Tyrol, et le couple ducal s’installa à Inspruck.
Lorsque des conférences s’ouvrirent à Nimègue pour la paix, il espéra que Louis XIV lui rendrait son patrimoine. Mais le roi refusa même d’admettre ses représentants, et imposa de telles conditions que le Duc déclara que son honneur ne lui permettait pas d’y adhérer.
Quelques années après, uni à Jean Sobieski, il sauvait la maison d’Autriche en écrasant sous les murs de Vienne une des plus redoutables invasions, dont les Turcs aient jamais menacé l’Europe (août 1683), et à la suite de plusieurs belles campagnes, achevait de détruire les hordes mahométanes à la bataille de Mohacz (1687).
En 1689, il avait repris le commandement de l’armée impériale dans la guerre dite de la Ligue d’Augsbourg, et mis le comble à sa gloire par la prise retentissante de Mayence et de Bonn. Il méditait de nouvelles opérations lorsqu’il fut soudainement enlevé par une cruelle maladie à Welz près de Lintz (17 avril 1690). Il avait quarante-sept ans.
Dix ans après, son fils Léopold, obéissant à son dernier vœu, fit ramener ses restes mortels en Lorraine et, à la suite d’une magnifique cérémonie, les déposa dans l’église des Cordeliers, auprès de ceux de ses ancêtres.
On assure qu’en apprenant sa mort, Louis XIV s’écria : « J’ai perdu le plus grand, le plus sage et le plus généreux de mes ennemis. Ce mot a-t-il été dit ? C’est douteux. Il serait la condamnation du roi qui, s’il n’eût obéi à d’inexcusables animosités, aurait facilement attaché Charles V à la France, et en aurait fait un puissant allié et peut-être un de ses meilleurs généraux.
A la mort de Charles V, son fils aîné, Léopold, n’avait que onze ans. Il ne fut pas question de lui.
La Lorraine occupée par Louis XIV depuis 1670 paraissait définitivement réunie à la France. Le roi disait hautement qu’il ne la rendrait jamais. L’administration était devenue absolument française. Un intendant gouvernait comme dans les autres provinces. Les institutions locales, la Cour souveraine, les chambres des comptes de Nancy et de Bar avaient été supprimées et la juridiction du parlement de Metz était étendue aux deux duchés.
Les Lorrains souffrirent pendant cette longue occupation. On les avait rançonnés durement en leur appliquant, des taxes jusqu’alors inconnues d’eux, la subvention, la capitation, les réquisitions de fourrage et de logement pour les troupes, dont le mouvement encombrait sans cesse les routes.
Ils étaient frappés plus directement encore par les enrôlements forcés dans la milice. Louvois avait porté là son impitoyable despotisme qui persista après lui. L’intendant de Vaubourg reconnaissait combien étaient légitimes les plaintes des Lorrains, mais il affirmait, non sans raison, qu’il n’y avait aucun remède possible aux maux du pays, conséquences inévitables de la guerre.
L’excès de la misère poussait les paysans à s’enfuir, et l’on ne pouvait ni les retenir, ni les ramener par les mesures les plus rigoureuses. La dépopulation prenait d’effrayantes proportions.
Nancy ne comptait plus que 8 000 âmes, Bar-le-Duc et Pont-à-Mousson à peine 4 500 et 4 000, Épinal, Lunéville, Saint-Dié et une vingtaine d’autres villes n’avaient en moyenne qu’un millier d’habitants. Louis XIV, pour repeupler la campagne déserte, y attira des familles picardes dont on retrouve les descendants.
Tout en déplorant les exactions, il convient de remarquer que la lorraine fut surtout victime de la situation générale et qu’à tout prendre son sort pouvait être envié par d’autres provinces. Si elle souffrit de la lutte, elle en bénéficia aussi. Une partie de l’argent levé pour la guerre était dépensée dans le pays. Les produits de son agriculture, ses blés dont la production dépassait de beaucoup les besoins de la consommation locale, ses viandes, ses beurres, ses fromages, ses volailles étaient achetés par les Trois-Evêchés et par l’administration militaire.
L’industrie ne laissait pas de prospérer, malgré l’insécurité universelle. Les salines, les forges et les fonderies, les verreries étaient en pleine activité, et attiraient par l’exportation beaucoup d’argent en Lorraine. Il faut ajouter que la nation échappa presque entièrement aux néfastes conséquences de la révocation de l’édit de Nantes (1685). La population était restée catholique. Les réformés étaient peu nombreux, sauf à Metz et dans quelques localités voisines de l’Allemagne luthérienne.
Nous ne ferons pas le récit des événements militaires de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. La France s’y montra aussi grande et aussi forte que dans les luttes précédentes. Elle avait trouvé pour remplacer Turenne et Condé des généraux comme le maréchal de Luxembourg, Catinat, Boufflers. Mais elle y épuisa ses forces.
Le roi sentant venir la décadence et retenu d’ailleurs loin de l’armée par les égoïstes suggestions de Mme de Maintenon, aimait moins la guerre. D’autre part, préoccupé des affaires d’Espagne, il comprenait la nécessité de se refaire en vue d’une collision prochaine qu’il était facile de prévoir.
La duchesse douairière de Lorraine vivait modestement à Inspruck, n’ayant d’autre souci apparent que de diriger l’éducation de ses enfants. L’avenir était plein d’obscurité et ne lui laissait entrevoir que peu d’espérance.
Un jour du mois de mars 1696, elle reçut la visite d’un seigneur lorrain, le comte de Couvonges, fort attaché à la maison ducale. Il venait, envoyé secrètement par Louis XIV lui- même. Le roi, dit-il, était disposé à rendre la Lorraine au fils de Charles V, et demandait à la duchesse d’intervenir auprès de son frère, l’empereur Léopold, pour l’amener à traiter séparément de la paix.
Cette proposition était si imprévue, que Marie-Éléonore soupçonna on ne sait quel piège. Elle refusa de servir d’intermédiaire. Le roi était cependant sincère, et désirait vivement la paix générale. Il la prépara avec une admirable habileté diplomatique, en désagrégeant la coalition par des avances particulières à chacun des confédérés. Un congrès s’ouvrit au château de Ryswick et les traités furent signés les 20 septembre et 30 octobre 1697.
Louis XIV rétablissait Léopold, fils de Charles V, dans les duchés de Lorraine et de Bar. Il évacuait Nancy en se réservant d’en démolir les nouvelles fortifications. Il retenait seulement la forteresse de Sarrelouis et la prévôté de Longwy moyennant une compensation à déterminer. Au lieu des larges chemins stipulés dans des conventions précédentes, il ne demandait plus que le libre passage de ses troupes à travers la Lorraine.
On devine avec quels transports de joie furent accueillies dans les deux duchés ces nouvelles surprenantes : c’était la fin de la captivité, le départ de l’étranger, la résurrection de la nationalité lorraine !