Charles IV (1624 – 1675) et Mazarin
D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895
La mort de Richelieu et de Louis XIII offrait une occasion favorable à Charles IV pour faire sa paix avec la France. La régente Anne d’Autriche, dont il s’était toujours montré le chevalier fidèle, était certainement bien disposée à son égard et lui avait souvent témoigné une familiarité affectueuse. On négocia, mais on ne put s’entendre.
Mazarin, le nouveau ministre, n’était pas moins exigeant que Richelieu et, d’autre part, le Duc, tout plein de sa gloire de Nordlingen, ne tenait peut-être pas beaucoup à rentrer en Lorraine. Sa vie de condottiere, dans un camp en été, à Bruxelles en hiver, avec une armée dont il était l’idole, lui convenait beaucoup mieux.
La politique de la France n’était pas changée. L’Espagnole Anne d’Autriche et son premier ministre, l’Italien Mazarin, continuaient la guerre contre l’Empire et l’Espagne. Quatre jours après la mort de Louis XIII, le jeune duc d’Enghien, qui devait être le grand Condé, gagnait cette victoire de Rocroi qui inaugura avec tant d’éclat le règne de Louis XIV (19 mai 1643).
Charles IV passa en Allemagne avec son armée pour secourir son oncle l’électeur de Bavière qui était menacé par les Franco-Weimariens, que commandait Guébriant. Cet illustre maréchal, ayant été blessé mortellement au siège de Rothweil en Souabe (17 novembre 1643), ses deux lieutenants, le comte de Rantzau et Rosen, après avoir pris la place, se brouillèrent et se séparèrent pour ramener leurs troupes par deux routes différentes.
Charles IV se mit à leur poursuite et par une marche aussi hardie que savante, les gagna de vitesse, se plaça entre eux près de Tuttlingen, les surprit, les enveloppa l’un après l’autre, et fit prisonniers les deux généraux français, sept ou huit cents officiers, neuf mille soldats (24 novembre 1643).
Les rigueurs d’un hiver exceptionnel empêchèrent le général de profiter de sa double victoire. Quant à la Lorraine, elle ne tira aucun avantage de la gloire de son souverain.
Cependant, comme la guerre ne se faisait pas chez elle, elle se remit un peu dans les années qui suivirent. Elle était administrée par un nouveau gouverneur, le marquis de La Ferté-Senneterre, homme dur et avide, qui exigeait d’énormes contributions, mais qui maintenait l’ordre et la justice et assurait la sécurité des travaux par l’exacte discipline de son armée. Il admirait la laborieuse constance des paysans lorrains dont il disait que « pour les ruiner, il faudrait leur couper les bras ».
En 1644, il ne restait plus à Charles IV d’autre place que celle de La Mothe. Il en avait complété la défense avant de s’éloigner de la Lorraine et y avait mis une bonne garnison. La Force proposa à Mazarin d’en faire le siège. Les opérations commencées en décembre se continuèrent pendant plusieurs mois.
La garnison et les habitants rappelèrent, par leur courageuse résistance, le siège de 1634. Un officier de mérite nommé Cliquot y commandait. Au mois de juillet, une mine ayant fait sauter le bastion Sainte-Barbe et ouvert une large brèche. Les Français offrirent une capitulation honorable qui fut acceptée. La garnison devait sortir avec les honneurs de la guerre et il fut stipulé que les habitants ne souffriraient aucun dommage dans leurs personnes ni dans leurs biens.
Cliquot et ses troupes purent en effet se retirer sans être inquiétés dans le Luxembourg (7 juillet 1645). Mais la population, au mépris de la convention, fut chassée de la ville. On enjoignit à tous les habitants d’enlever leurs meubles et de s’éloigner. Ils protestèrent en vain contre la violation de la capitulation.
Mazarin, plus implacable que Richelieu, ordonna de ne pas laisser pierre sur pierre. Quinze cents paysans furent amenés de la Champagne pour démolir les édifices et toutes les maisons. Il ne resta bientôt plus de cette vaillante forteresse qu’un monceau de ruines et un glorieux souvenir. Le clergé emporta les reliques, les habitants se réfugièrent dans les bourgades voisines.
Un tel acte de déloyauté et de sauvage barbarie était bien fait pour exaspérer le sentiment national en Lorraine. La honte en est restée sur le nom de Mazarin.
Charles, qui était campé entre la Sambre et la Meuse, songea à secourir La Mothe. Mais le duc d’Enghien, qui passait par le Barrois, lui barra la route. Il vécut les années suivantes dans les Pays-Bas, servant les Espagnols, étonnant et amusant tour à tour les populations par son caractère agité, ondoyant et divers jusqu’au détraquement.
En 1645, il se réconcilie avec l’Église, fait amende honorable et se sépare de Béatrix. Mais bientôt, il remplit Bruxelles du bruit de sa passion pour la fille d’un bourgmestre. Il parle d’un troisième mariage.
Pour plaire, il se mêle aux fêtes populaires, et y triomphe par son adresse, il abat le papegai, on l’acclame roi de la kermesse, il organise une cavalcade où il représente Godefroi de Bouillon, et il convie ses sujets d’un jour à des banquets pantagruéliques.
En 1647, évolution inattendue. Il se rapproche de Nicole, lui écrit des lettres tendres. Mais, tandis que la pauvre princesse, redoutant une comédie, négocie avec réserve, il se dégage par un billet railleur et va rejoindre Béatrix à Gand.
Des conférences pour la paix, ouvertes en 1644, se prolongèrent à Munster et à Osnabruek et aboutirent enfin au traité de Westphalie qui, entre autres stipulations, confirma à la France la possession des villes de Metz, Toul, Verdun (1648). Ce fut en vain que le duc de Lorraine demanda d’être compris dans le traité pour rentrer dans son duché. L’empereur, oublieux de Nordlingen et de Tuttlingen, refusa d’embarrasser les négociations avec les intérêts de son allié.
Le Duc, irrité de cette ingratitude, se rapprocha de Mazarin et fit des propositions au Conseil de régence. Il offrait de céder, outre les villes désignées au traité de Paris, tout le Barrois mouvant, si on lui rendait le reste de ses États, y compris Nancy. Ces ouvertures furent repoussées. Charles se consola dans les plaisirs de Bruxelles. Pour subvenir à ses dépenses, il continuait à lever des taxes dans son duché, dont les habitants, avec une constance inébranlable, consentaient à s’imposer des sacrifices pour une cause perdue.
Malgré les dures leçons que lui donnait sa mauvaise fortune, il ne cessait de former des projets chimériques. Il songea à se faire élire empereur. Puis il s’occupa d’un projet de restauration du fils de Charles Ier d’Angleterre. Il envoya des sommes considérables aux amis du prétendant, recruta des soldats, arma même un vaisseau de guerre qu’il appela « l’Espérance de Lorraine ».
Les troubles de la Fronde, commencés en 1648, ouvrirent à son ardente imagination de nouvelles perspectives. Le moment lui sembla enfin venu de jouer le grand rôle qu’il avait toujours rêvé.
Le prince de Condé avait d’abord défendu Mazarin et la cour. Pour se l’attacher tout à fait, l’habile ministre avait consenti à lui céder « pour en jouir souverainement », les villes arrachées à la Lorraine depuis 1641, savoir Stenay, Jametz, Dun et Clermont.
Le rusé Italien trouvait dans cette concession cet autre avantage inappréciable d’empêcher toute alliance sérieuse entre Condé et le duc lorrain. D’autre part, Mazarin entamait des négociations, avec le Duc et lui faisait écrire des lettres affectueuses par la régente.
En 1650 (18 janvier) eut lieu l’arrestation des princes, à la grande joie de Charles qui ne pardonnait pas à Condé de s’être fait livrer des villes de ses États. Cependant, il ne tarda pas à se prononcer pour la Fronde et prêta à Turenne, entraîné dans le soulèvement, une partie de son armée. Ce qui fut plus sage, il envoya son meilleur lieutenant, le comte de Ligniville, en Lorraine pour tenter de reprendre ses domaines.
Éclatant succès tout d’abord. Épinal, Mirecourt, Neufchâteau, Commercy et plusieurs châteaux furent pris sans lutte. Bar-le-Duc fut aussi occupé, et Nancy menacé (1650). Si Charles IV était venu lui-même avec toutes ses forces, il aurait probablement recouvré son duché. Mais, à la grande déception de ses amis, il ne bougea pas de Bruxelles. Il se livrait déjà à d’autres calculs. Il comptait sur son habileté diplomatique et négociait avec la cour de France, ne doutant pas qu’il fût de force à jouer Mazarin.
Pendant ces pourparlers stériles, La Ferté rentrait en Lorraine, reprenait une à une les villes conquises par Ligniville et achevait la déroute de ce général à Saint-Mihiel. Les Lorrains prêtés à Turenne ne furent pas plus heureux et partagèrent sa défaite à Rethel.
En janvier 1651, coup de théâtre. Il apprend que les princes sont délivrés, que Mazarin, proscrit et fugitif, se présente à ses avant-postes. Il le reçoit avec honneur, lui fournit une escorte et le fait conduire jusqu’à Bruhl près de Cologne. Alors aussi, il redouble d’activité diplomatique, il négocie avec tout le monde, louvoie entre tous les partis. Il a près de lui des agents de la cour, des émissaires des princes et reste étroitement lié avec l’Espagne. Il se flatte d’être l’arbitre de la situation.
Au mois d’avril 1652, il se résout à frapper le coup décisif en se portant sur Paris même, avec son armée, pour dicter ses conditions. Il se fait précéder d’un manifeste adressé à tous les bons Français. Ce document n’est qu’une déclamation ridicule contre la France et surtout contre le cardinal Mazarin. Il rappelle les violences dont il a été victime, les ravages commis dans ses États, la ruine des villes, des bourgs, des villages, des églises, des abbayes. Il déclare qu’il vient se joindre aux princes pour rétablir la paix, rendre la liberté au roi et punir le cardinal auteur de tous les troubles.
Mazarin, déjà revenu d’exil, s’émeut si peu de ces diatribes, qu’il maintient un affidé auprès de lui et continue à lui faire écrire par la reine les lettres les plus amicales. Les princes et les Espagnols, de leur côté, s’efforcent par des messages journaliers de rattacher à leur cause. Il se rit de tous et continue sa route dans ces conditions singulières, que son armée était soldée par l’Espagne et hébergée sur la route par les soins des commissaires français.
L’armée royale était commandée par Turenne que la cour avait regagné et qui pressait vigoureusement Etampes où s’étaient cantonnées les forces des princes. Le maréchal s’était flatté de fermer le passage au duc de Lorraine.
Un jour, Charles intercepte une lettre qui portait ces mots adressés au cardinal : « J’ai mis bon ordre à tout et tellement bouché les avenues que Son Altesse, prudente comme elle est, ne se hasardera jamais à vouloir passer ». Charles écrit sur le dos de la lettre : « Monsieur de Lorraine passera, en dépit de tout le monde ! » et renvoie le courrier. Puis, avec une merveilleuse habileté, il gagne un gué qu’il avait remarqué au temps de son premier séjour en France, passe la Marne, se glisse à travers l’armée royale et vient camper à Villeneuve-Saint-Georges. Le 2 juin, à dix heures du soir, il entrait à Paris. Le prince de Condé et le duc d’Orléans étaient allés au-devant de lui jusqu’au Bourget.
Malgré l’heure avancée, la population parisienne se pressa sur son passage et lui fit une réception bruyante. Le Duc fut l’objet d’un engouement universel. Les hommes du métier vantaient la marche de son armée si savamment conduite des Flandres à Paris. Les classes ouvrières admiraient sa fière tournure, relevée par le prestige de ses audaces. Les héroïnes de la Fronde étaient émerveillées de son grand air, de son assurance, de sa parole spirituelle, hardie et colorée (souvent grossière).
Lui, enjoué, l’accent gouailleur, se raillant de tout et de tous, s’amusait de cette triomphante aventure. Il allait de fête en fête, courait les bals et les divertissements de toutes sortes. Il refusait de s’ouvrir sur ses desseins, sur sa politique. Si les dames l’interrogeaient, il prenait une guitare et les invitait à danser. Le cardinal de Retz ayant voulu aborder les questions du jour, il tira un gros chapelet de sa poche et marmotta des patenôtres.
Ce qui hâta le dénouement, c’est que son orgueil se heurta à celui du grand Condé, dont il se croyait tout au moins l’égal comme prince souverain, et qui, quoique ayant besoin de lui, affectait une injurieuse bailleur à son égard. Il ne pouvait pas, du reste, lui pardonner de retenir les villes de Lorraine que lui avait cédées Mazarin.
Dans son dépit, il se décida à traiter avec la cour. Ce fut la dernière bouffonnerie de son voyage.
Un soir, on vit paraître sur la place Royale Mle de Chevreuse accompagnée d’une religieuse de haute taille (au moins six pieds) qui se couvrait le visage d’une écharpe. D’autres dames descendirent de leur carrosse. Mais l’une d’elles, Mle de Rambouillet, ayant appris que la prétendue religieuse était le duc de Lorraine déguisé, forma le projet de l’enlever et de le faire jeter dans la Seine par ses laquais. Heureusement pour lui, le Duc refusa de monter dans sa voiture et échappa ainsi à un grand danger. Mle de Chevreuse le conduisit chez M. de Châteauneuf, un ancien ministre resté l’agent de la reine. Celui-ci mena si rondement les pourparlers, qu’à minuit, il put écrire à la régente que l’accommodement était bâclé et signé.
Il avait été convenu que l’armée royale, lèverait le siège d’Étampes et que Charles IV ramènerait ses troupes en Flandre. La convention fut exécutée. Turenne se retira, mais, se défiant des fourberies du prince, il vint camper à Villeneuve-Saint-Georges en face des Lorrains. On crut un instant à une bataille. En une nuit, Charles fit improviser de très beaux travaux de défense en vue d’une prochaine attaque. Mais le malentendu n’eut pas de suite et le Duc regagna par étape la Flandre, laissant le parti des princes furieux, les Parisiens dépités de n’avoir pas eu le spectacle d’une bataille entre les deux victorieux de Nordlingen et tous les gens sensés se demandant en vain une explication de la conduite du prince lorrain (fin juin 1652).
Charles IV n’avait fait que des mécontents, sans rien gagner pour lui-même. Les Espagnols surtout, étaient fort irrités et lui reprochaient d’avoir commis une véritable trahison en délaissant les princes. Il ne pouvait se relever qu’en se prononçant hautement contre la cour. Sa mobilité d’humeur s’y prêtait, il n’hésita pas à changer de parti et ramena son armée en France.
Comme dans son premier, voyage, il trompa adroitement la vigilance de Turenne et, le 6 septembre 1652, il établissait son camp dans la plaine de Charenton.
Les événements avaient marché pendant son absence. Le prince de Condé avait failli périr à la porte Saint-Antoine et avait été sauvé par les canons de Mle de Montpensier. Il était maître de Paris, mais ses violences avaient indisposé la population contre lui. Sa position devenait de plus en plus difficile.
Mazarin, cédant en apparence à la mauvaise fortune, avait bien pris pour la deuxième fois le chemin de l’exil, mais il attendait à Bouillon l’heure favorable pour un retour définitif.
Charles IV ne retrouva pas à Paris sa popularité. On lui reprochait à la fois sa conduite si louche et les excès commis par ses soldats. Il fut publiquement insulté et se tira à grand’peine des mains de la foule ameutée. Il fallait lever enfin le masque.
Après de nouvelles négociations avec la cour, voyant tout accommodement sérieux impossible, il se décida, malgré ses vives répugnances, à se prononcer hautement pour les princes et les Espagnols. Il partit avec Condé qui avait promis de lui rendre Clermont. On dit que le grand Condé avait été séduit par l’existence libre et romanesque du duc de Lorraine et qu’il songea un moment à se faire, lui aussi, général d’une armée indépendante.
Les deux princes, également fiers et ambitieux, ne s’entendirent pas longtemps. Condé, nommé généralissime, obtint de l’Espagne tout ce qu’il voulut. Charles tomba en sous-ordre et ne put même obtenir que les villes lorraines livrées par Mazarin à Condé, lui fussent restituées. Se voyant si outrageusement dupé, il refusa d’agir de sa personne et se borna à prêter quelques troupes. Les premières opérations n’ayant pas réussi, on s’en prit naturellement aux Lorrains.
Condé dénonça lui-même à la cour d’Espagne le mauvais vouloir du Duc. Celui-ci avait d’ailleurs un ennemi implacable qu’il avait mortellement blessé par de sanglantes railleries. C’était le gouverneur des Pays-Bas, le comte de Fuensaldana. Il fit croire que Charles projetait de passer avec son armée au service de la France et obtint l’ordre de se saisir de sa personne. On profita de la saison où les troupes étaient dispersées dans leurs quartiers et, le 26 février 1654, Charles, convoqué à une séance du conseil, fut arrêté dans le palais. Le lendemain, on le transporta à la citadelle d’Anvers.
Cette abominable violation du droit des gens produisit une émotion énorme en Europe. Toutes les cours se sentirent blessées par cet attentat commis contre un prince souverain.
Mazarin se hâta d’en écrire au duc François-Nicolas qui, ayant perdu sa femme la princesse Claude, vivait alors retiré à Vienne avec ses enfants et il l’invita à venir sans retard prendre le commandement de l’aimée lorraine. Le prince se rendit aussitôt à Bruxelles. Il trouva l’armée lorraine dans le désespoir et l’indignation.
Charles était, pour ses défauts autant que pour ses qualités, adoré de ses soldats. Ils voulaient tout mettre à feu et à sang pour rendre la liberté à leur général. Nicolas, qui avait eu fort à se plaindre de son frère et qui était peu sérieusement affligé de sa captivité, calma les troupes et leur persuada que le meilleur moyen de faire sortir leur chef de sa prison était de continuer à servir l’Espagne.
Charles resta cinq mois à Anvers, puis on l’envoya en Espagne et il fut enfermé dans une tour de Tolède. Son logement, étroit, humide et malsain, avait des fenêtres munies de barreaux de fer. Une vraie prison. « On n’aurait pas traité de la sorte, disait-il, un simple capitaine d’infanterie ! ».
Au moment où il semblait abandonné de tous, Charles IV fut défendu par quelqu’un à qui il ne songeait guère. Ce fut sa femme légitime, la touchante princesse Nicole, qu’il avait si brutalement accablée de tant d’humiliations et qui s’était mise à l’aimer. Elle parvint à entrer en rapport avec son mari et entreprit des démarches pressantes pour obtenir sa liberté.
Charles touché pour la première fois de sa conduite généreuse, lui envoya par une voie sûre un acte signé de sa main qui l’investissait de pleins pouvoirs pour régler et ordonner pendant son absence tout ce qui regardait l’administration de ses États et la direction de ses troupes. Il avait joint à cette pièce un ordre qui prescrivait au comte de Ligniville de quitter le service de l’Espagne.
La Duchesse, ayant pris le conseil des princes de sa maison résidant en France, traita avec la cour. Mazarin montra le plus grand zèle pour ses intérêts. Nicole fit en même temps parvenir une copie de ses pouvoirs au chef de l’armée lorraine et le somma d’obéir aux ordres de Son Altesse.
Cependant, Charles essayait de jouer double jeu. Il offrait à l’Espagne, pour prix de sa liberté, de lui céder son armée, à la réserve de quatre régiments seulement (8 septembre 1655). Le traité fut signé, mais lorsqu’il arriva à Bruxelles, l’armée était en pleine dislocation. Les soldats refusaient de rester au service d’une puissance ingrate et félonne. Déjà, en janvier deux régiments étaient passés en France. Le 13 novembre, le marquis d’Haraucourt en emmena quatre autres. Tout le reste bientôt passa la frontière.
Le roi Philippe IV se vengea durement sur le Duc, qui fut plus étroitement resserré dans sa prison. Les nombreuses tentatives faites pour faciliter son évasion, échouèrent.
La duchesse Nicole ne réussit pas mieux dans ses démarches. Elle attendrit toute l’Europe, depuis le pape jusqu’à l’empereur, mais elle n’obtint aucun secours effectif. La malheureuse princesse, poursuivie par une implacable fatalité, n’eut même point la suprême compensation à laquelle elle avait tant de droit et mourut sans avoir réalisé son dernier espoir, la délivrance de son ingrat mari. Elle mourut en 1657 et Charles IV, dans son dur égoïsme, ne trouva pas un mot de remords, ni même de regret.
Tandis que le Duc se morfondait dans sa prison, la lutte se prolongeait entre la France et l’Espagne ou plutôt entre Turenne et Condé. Les vingt régiments de Lorraine faisaient merveille et Turenne loua publiquement les généraux d’Haraucourt, de Ligniville et de Lenoncourt de la part brillante qu’ils avaient prise à ses opérations victorieuses, et notamment à la bataille des Dunes.
L’Espagne, à bout de forces, est enfin obligée de faire des ouvertures pour la paix (1658). Les deux ministres, Don Luis de Haro et Mazarin, se rencontrent sur la Bidassoa et ouvrent le 13 août 1659 les célèbres conférences qui aboutirent à la paix des Pyrénées.
On y règle, sans le consulter, les intérêts du duc prisonnier et les conditions auxquelles il serait remis en liberté. Il rentrerait en possession du duché de Lorraine, on lui rendrait même Nancy, dont les fortifications seraient rasées jusqu’au sol. Mais le duché de Bar serait réuni à la France et un passage d’une demi-lieue de large serait tracé à travers la Lorraine, pour permettre aux troupes françaises d’aller de Champagne en Alsace.
Comme les conférences touchaient à leur fin, on apprit que le maréchal de Grammont se rendait en grand appareil à Madrid avec la mission de demander la main de l’infante Marie-Thérèse pour le roi Louis XIV. La cour d’Espagne fit aussitôt annoncer à Charles IV qu’il était libre.
Le roi d’Espagne, craignant sans doute d’entendre de justes reproches sur sa déloyauté, refusa de voir le Duc à son départ. Il sortit de prison dans le plus triste équipage, n’ayant d’autre suite que quelques pauvres domestiques. Il se rendit aux conférences.
Comme il n’avait rien perdu de son indomptable fierté, il voulut se présenter en prince souverain. Le roi lui ayant fait remettre pour sa route 12 000 ducats, il déclara qu’il n’en garderait rien pour lui et les distribua à cinquante gentilshommes espagnols dont il se forma une magnifique maison militaire qui l’accompagna jusqu’à la frontière.
Luis de Haro et Mazarin lui firent une belle réception, mais résistèrent à toutes ses protestations, mêlées de menaces, d’instances, d’imprécations et de cajoleries. Le 8 novembre 1659, on célébra par des Te Deum le rétablissement de la paix entre la France et l’Espagne.
Charles IV, désespéré, furieux, partit pour Blois où il retrouva son beau-frère Gaston et sa soeur Marguerite, son frère Nicolas-François et le prince Charles, son neveu. Il se rendit ensuite à Avignon pour traiter avec la cour. On dit qu’il fut vivement impressionné par la majesté prématurée du jeune roi Louis XIV.
Il discuta avec Mazarin, puis avec Lyonne, les clauses si dures du traité des Pyrénées qui le concernaient, et passa toute l’année 1660 à Paris, poursuivant ses laborieuses négociations. Il se montra d’ailleurs tel qu’il était avant sa captivité. La tour de Tolède ne l’avait pas assagi : il avait toujours ses allures étourdies et quelquefois bouffonnes.
Tout à coup, il devient jaloux de son neveu, dont la brillante jeunesse l’inquiète. Comme il était question du mariage du prince avec Marie Mancini, la nièce de Mazarin, qui avait failli épouser Louis XIV, le vieux duc imagine de se présenter lui-même en rivalité.
Mais Mazarin, ayant intercepté une de ses lettres à Béatrix dans laquelle il lui disait de ne point s’inquiéter, et qu’il n’avait d’autre but que de s’amuser et de berner le ministre, répond à ses ouvertures par une lettre dédaigneuse. Le neveu, d’ailleurs, est aussi écarté et le cardinal marie sa nièce à un prince italien, le connétable Colonna, afin de la tenir éloignée de Paris et de la cour de Marie-Thérèse.
Enfin le 28 février 1661, Mazarin, qui devait mourir neuf jours après, obéissant peut-être à un tardif remords (*), lui accorde les concessions qu’il sollicitait depuis si longtemps. Par la convention de Vincennes, il obtient la restitution de ses deux duchés, à l’exception de quelques places, sous la condition qu’il fera hommage pour le Barrois mouvant et renoncera à toute alliance avec les ennemis de la France.
(*) Mazarin avait été envoyé en France par le pape, pour y défendre les intérêts du duc de Lorraine. Il les sacrifia sans scrupule à la politique de Richelieu. Cette trahison fut la première origine de son étonnante fortune.