D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895
Les historiens, faute de documents certains, n’ont pas donné à ce long règne de plus de cinquante ans, l’importance qu’il mérite. N’y trouvât-on que l’affranchissement des paysans par la loi de Beaumont, qu’il aurait droit à toute notre attention. C’est l’avènement du Tiers-État, ou tout au moins un mouvement en avant des masses de la population.
Ferri III n’ayant encore que douze ans, sa mère, avec l’assentiment de la noblesse, gouverna pendant quelque temps. Elle ne se signala guère, qu’en entravant le mouvement d’émancipation qui devait être l’honneur de son fils. Elle aida l’évêque de Toul à écraser dans son berceau, la commune que les habitants avaient formée à l’exemple des Messins.
En 1254, le jeune duc fut déclaré majeur et l’année suivante, conformément à la convention de 1250, il épousa Marguerite de Champagne.
Comme la plupart des descendants de Gérard d’Alsace, Ferri III fut un homme de guerre, de haute stature, beau, intelligent, valeureux et actif. Mais il était mieux qu’un brillant féodal. Il était pourvu d’un vrai sens politique et appréciait les avantages de la paix. Il en donna une preuve dans une tentative peut-être prématurée, mais qui mérite d’être louée.
Il conclut avec le comte de Bar, son voisin, ennemi-né des ducs de Lorraine, une alliance offensive et défensive dont l’article principal stipulait, que s’il naissait un différend entre eux, il serait réglé par une commission arbitrale composée de quatre chevaliers désignés, deux par le Duc et deux par le comte de Bar. En cas de désaccord, le duc de Bourgogne trancherait le litige. On ne voit d’ailleurs nulle part que cette commission ait jamais fonctionné.
Il suivit dans son administration le sage programme de sa famille, qui était de saisir toutes les occasions d’agrandir le domaine ducal. De 1257 à 1301, il acquit à diverses conditions les riches salines de Rosières, qui avaient jusque-là appartenu aux familles des d’Haussonville, des Beaufremont, des Rosières.
Comme ses prédécesseurs, il joua un rôle dans les troubles de l’Allemagne.
En 1256, Guillaume de Hollande, dont son père Mathieu avait été l’ami, étant mort, une partie des seigneurs allemands élurent roi des Romains, Richard de Cornouailles, fils de Jean sans Terre et frère d’Henri III. Quelques-uns repoussèrent ce choix et, s’étant réunis à Francfort, appelèrent au milieu d’eux le duc de Lorraine, bien qu’il ne fût pas du nombre des électeurs.
Il décida l’assemblée à porter ses suffrages sur Alphonse X le Sage, roi de Castille, en faisant valoir que ce prince, quelque loin d’eux qu’il fût né, était de leur race, puisqu’il était petit-fils par sa mère de Philippe de Souabe, dernier fils de l’empereur Barberousse (1257). Le jeune Ferri, il avait dix-huit ans, fut chargé par l’assemblée d’aller en personne, notifier son élection à Alphonse. Celui-ci accepta et prit l’engagement de se rendre en Allemagne dans un délai de deux ans. Mais sa lutte contre les Maures et des embarras intérieurs l’empêchèrent de tenir sa promesse.
Les seigneurs allemands, lassés d’attendre, et Richard de Cornouailles étant mort, se décidèrent à mettre fin à l’anarchie. La diète de Francfort élut roi des Romains (1273) un seigneur d’origine alsacienne, Rodolphe de Habsbourg. Ferri III se déclara d’autant plus volontiers pour lui, que ce prince se rattachait à la même souche que les descendants de Gérard d’Alsace. Ce fut la première rencontre des deux maisons, qui devaient se confondre en une seule au XVIIIe siècle.
Ferri III n’eût pas mieux demandé peut-être que de vivre en paix. Mais ce n’était pas la paix, c’était la guerre qui était l’état normal en un pareil temps. Le gouvernement ducal allait se fortifiant, mais n’était pas encore en état d’imposer l’ordre aux éléments féodaux. A partir de 1260, Ferri fut entraîné dans une série de luttes contre divers seigneurs et particulièrement contre les évêques de Metz.
Ferri prit les armes successivement contre cinq évêques de Metz dont le dernier, l’indomptable Bouchard, est le type accompli du prélat guerrier, toujours la hache au poing et le casque en tête. Les évêques voisins de Liège et de Cologne, l’évêque de Strasbourg, aussi belliqueux que Bouchard, se mêlent aux batailles.
Tous les seigneurs vont à la lutte ou plutôt au pillage. Le comte de Bar, le comte de Vaudémont, Henri Ier, un vrai chef de bandits, le comte de Linange, le comte de Salm, le comte de Luxembourg, prennent parti tantôt pour, tantôt contre, changeant de bannière au gré de leurs intérêts.
Si Ferri III, toujours battant ou battu, n’avait fait autre chose que d’échanger de ces rudes coups de lance, où il payait bravement de sa personne et dans lesquelles il perdit une main, on ne le distinguerait guère de ses prédécesseurs. Mais il mérite une place à part, pour des faits de gouvernement qui révèlent une pensée plus haute.
Ferri III fut le véritable promoteur du mouvement, on peut dire de la révolution d’où sortirent l’affranchissement des masses et la formation du tiers-état.
Son père Mathieu II avait donné, comme nous l’avons dit, une charte de commune à la ville de Neufchâteau. Ferry la confirma en 1257, en y ajoutant de nouvelles libertés. Peu après, de concert avec son cousin Thiébault II, comte de Bar, il résolut d’introduire en Lorraine, la fameuse loi de Beaumont.
En 1182, le cardinal Guillaume, archevêque de Reims, ayant fondé la petite ville de Beaumont-en-Argonne, et voulant y attirer une population, la dota d’un certain nombre de franchises, qu’on appela la loi de Beaumont. Sans rien abandonner de ses droits de seigneur et d’évêque, il remplaça l’arbitraire et le bon plaisir par un régime qui devait garantir la liberté des personnes et la sûreté des biens (Tout bourgeois possédant maison en ville et jardin dans la banlieue, paiera au seigneur chaque année douze deniers. Pour les terres arables, il devra deux gerbes sur douze, c’est le gerbage ; pour les prés, quatre deniers par fauchée. Le seigneur se réserve aussi les moulins et les fours banaux ; il prélèvera pour droit de mouture un setier de grains sur vingt, et pour droit de fournage un pain sur vingt-quatre).
Le servage qui jusque-là, avait fait des habitants d’une terre féodale, un bétail à la merci du maître, était aboli. Les habitants étaient constitués en une communauté qui élisait ses administrateurs sous les noms de jurés ou échevins, lesquels étaient même investis d’attributions judiciaires. Les redevances étaient limitées et déterminées suivant les ressources et les revenus constatés. Chacun avait le droit de vendre et d’acheter librement et sûrement, sans taxes et sans entraves vexatoires. Le service militaire était dû, mais les hommes ne pouvaient être employés qu’à une distance assez courte, pour qu’ils fussent à même de rentrer dans leurs foyers le soir ou le lendemain au plus tard.
Lorsqu’on songe à la situation misérable où les populations des campagnes surtout étaient tenues par le despotisme féodal, on voit quel immense progrès contenait la loi de Beaumont. Ferri III établit ces franchises à Nancy en 1265, puis à Mirecourt, Châtenois, Arches, Bruyères, Saint-Nicolas-de-Port, Lunéville, Gerbéviller, Amance et dans d’autres localités plus modestes au nombre de dix-neuf. On se tromperait sans doute si l’on pensait que le sol se couvrit de petites républiques municipales. On ne visait pas si haut. Mais en assurant aux masses opprimées la dignité de la personne humaine et la sécurité du travail, Ferri III jeta les premiers et les plus solides fondements de la prospérité de la Lorraine.
Quelques seigneurs, à l’exemple du duc Ferri, donnèrent la loi de Beaumont à leurs villages, mais la noblesse, dans son ensemble, fut profondément irritée de l’atteinte portée au système, qui avait jusqu’alors maintenu la population dans le servage. Des ligues secrètes furent organisées contre un prince, dont le libéralisme menaçait tout l’édifice féodal.
Un de ces complots aurait même réussi. Le chroniqueur d’Haraucourt raconte qu’un jour de l’année 1269 à 1270, le Duc s’attarda dans une partie de chasse dans la forêt qui avoisine Laxou. Comme il revenait le soir vers Nancy, il fut brusquement entouré par une troupe armée. On lui enveloppa la tête d’un voile épais, puis on l’entraîna en croisant et mêlant les chemins, afin de le désorienter, et on l’enferma dans le château de Maxéville qui appartenait à Andrian des Armoises, le principal auteur de la conjuration. Il y resta longtemps caché à tous les yeux, ignorant où il était et personne n’en ayant de nouvelles.
Une nuit, souffla une violente tempête qui enleva le toit de la tour. Un ouvrier, monté pour réparer le dommage, se mit à chanter une sorte de complainte populaire qui racontait la disparition du prince, parti pour chercher aventure de guerre ou d’amour. Ferri questionna le couvreur, le gagna par des promesses, et lui remettant son anneau, le chargea d’aller aviser la duchesse. Marguerite de Champagne se confia à un gentilhomme fidèle nommé Dillon. Ils prirent dix cavaliers, investirent la tour de Maxéville et délivrèrent le Duc.
Ferri III, sans se décourager, continua bravement la lutte contre la noblesse. Il lui porta même un coup terrible en attaquant l’un de ses plus criants privilèges, la juridiction des assises. La chevalerie s’était arrogé de temps immémorial, le droit de juger, non seulement les causes féodales, mais encore les faits de caractère civil, et formait une sorte de cour souveraine sans appel. Le Duc ordonna, que désormais ses arrêts ne seraient exécutoires qu’après ratification du prince.
On ne trouve plus dans ce long règne de faits considérables à relever. Tout s’efface d’ailleurs devant le développement progressif de l’émancipation populaire. Nous devons cependant nous arrêter à un événement très grave, auquel Ferri n’eut pas de part directe, mais dont il fut le témoin intéressé.
Philippe IV le Bel était roi de France depuis 1285. Il avait épousé l’année précédente la comtesse Jeanne de Champagne, petite-fille héritière de Thiébault IV. La Champagne fut ainsi réunie à la couronne. Le roi devenu voisin du comté de Bar, ne le perdit plus de vue, guettant l’occasion de mettre la main sur le fief.
Vers 1289, il s’immisça dans une querelle survenue entre le comte et son vassal, l’abbé de Beaulieu. Ferri III prit hautement fait et cause pour son cousin, mais l’approche d’une armée française l’obligea à reculer prudemment.
Un peu plus tard, le comte Thiébaut II étant mort (1294), son fils Henri III qui avait épousé Aliénor, fille d’Edouard Ier, roi d’Angleterre, se laissa pousser par son beau-père à reprendre la querelle avec Philippe le Bel, et il attaqua la Champagne. Le roi, tout occupé en ce moment à ses luttes contre les bourgeois flamands ne se dérangea point, mais envoya des troupes. Le malheureux Henri III fut battu, fait prisonnier et retenu en captivité jusqu’en 1301. Il n’obtint sa liberté qu’au prix d’un traité, signé à Bruges, qui, on peut le dire, tua l’indépendance du comté.
Le Barrois fut coupé en deux par la ligne de la Meuse : le comte se reconnut vassal du roi de France pour toute la partie située à l’ouest du fleuve, ce qui forma le Barrois mouvant, la partie à l’est constitua le Barrois non mouvant.
Cette convention fatale, qui permettait l’immixtion constante du roi dans la moitié du comté de Bar, eut forcément son contrecoup en Lorraine. La France était désormais trop proche, pour que les patriotes lorrains ne se sentissent pas menacés.