Le duché de Lorraine et de Bar
D’après la monographie imprimée
« Récits lorrains. Histoire des ducs de Lorraine et de Bar » d’Ernest Mourin
Publication 1895
La Lorraine, en tant qu’État vivant d’une vie propre, n’existe que depuis le XIe siècle, et son histoire ne commence en réalité qu’avec son premier duc héréditaire, Gérard d’Alsace. Mais pour la clarté de nos récits, il est utile de déterminer dans quel milieu et avec quels éléments s’est formée cette petite nationalité.
La future Lorraine fut d’abord une portion de la vieille Gaule : sa population appartenait à la race mixte, née du mélange des Gaëls, des Kimris et des Belges, qu’on appelle communément d’un seul nom les Celtes ou Gaulois. Trois tribus se partageaient le pays, les Trévires (Trêves), les Médiomatrices (Metz), les Leuques (Toul). De bonne heure, des immigrations germaines modifièrent le type primitif. Mais le fond originaire persista et domine encore.
Vint Jules César. La Gaule conquise fut transformée. Rome y implanta sa langue, ses moeurs, son droit, sa religion et en fit une de ses plus belles et plus riches provinces. Les trois tribus furent rangées dans la Belgique première, à côté de la Germanie première et de la Germanie seconde. Trêves fut pendant longtemps comme la capitale de la Gaule.
Au Ve siècle, l’ouragan des invasions barbares emporta la barrière établie par les Gallo-Romains, le long du Rhin depuis Bâle jusqu’aux embouchures du fleuve. L’empire romain s’écroula.
Clovis et ses Francs fondèrent une grande domination qui s’étendit par delà le Rhin jusqu’à l’Elbe. Cet empire ne tarda pas à se fractionner et l’ancienne Belgique devint le royaume d’Austrasie avec Metz pour capitale.
Charlemagne refit l’unité de l’Occident. Mais cette immense agglomération de peuples se disloqua à son tour et, au traité de Verdun (843), l’Austrasie fut détachée de la France. En 855, Lothaire II donna son nom au pays compris entre la Meuse et le Rhin ; ce fut le Loherrègne ou la Lorraine.
Ce royaume de Lorraine fut une pomme de discorde jetée entre la France et la Germanie, et passait d’une domination à l’autre. Au commencement du Xe siècle, ce n’est plus qu’un duché, gouverné par des ducs bénéficiaires que désignent, suivant les alternatives de la fortune, tantôt les rois carlovingiens, tantôt les rois de Germanie. Ce sont ces derniers qui l’emportent.
En 959, Brunon, archevêque de Cologne, frère de l’empereur Othon Ier, chargé de l’administration, divise la Lorraine en deux duchés :
- la Basse-Lorraine comprenant le Brabant, le Cambrésis, le pays Liégeois, le Luxembourg, l’évêché de Cologne
- et la Haute-Lorraine ou Mosellane, ce qui sera désormais la Lorraine proprement dite et le Barrois.
Nous voilà désormais sur un terrain circonscrit. La période historique va s’ouvrir.
Cependant les deux parties de la Lorraine se rejoignent encore une fois. Le duc Gothelon, déjà bénéficiaire de la Basse-Lorraine, est investi en 1033 par l’empereur Conrad II, de la tutelle des filles de Frédéric II, mort duc de la Mosellane. Il devient ainsi seul maître de toute l’ancienne Austrasie.
Or, le seigneur Gothelon avait un voisin fort remuant, Eudes, comte de Champagne, qui convoitait le royaume de Bourgogne, devenu vacant par la mort de son roi Rodolphe (1032), et légué à l’empereur Conrad II. Eudes, profitant des embarras de l’empereur qui bataillait au loin contre les Slaves et les Hongrois, s’empare d’une partie du royaume. Mais Conrad accourt bientôt et chasse le comte. Celui-ci, pour se venger de sa déconvenue, envahit la Haute-Lorraine, terre impériale. Il s’empare du château de Bar et s’avance jusqu’à Toul dont il fait le siège.
L’empereur revient avec une armée allemande et lorraine, force le comte Eudes à rentrer dans ses domaines, l’y poursuit, ravage tout le pays et impose un traité par lequel Eudes abjure toutes ses prétentions (1036).
Mais dès l’année suivante, le comte, rompant le pacte, envahit de nouveau la Haute-Lorraine et s’empare de Bar pour la seconde fois. Le duc Gothelon arrête sa marche et livre à l’envahisseur une grande bataille, à Honol sur l’Orne, affluent de la Moselle (23 novembre 1037).
L’engagement commencé à neuf heures du matin se prolongeait à l’avantage des Champenois, lorsque vers seize heures, apparaissent sur le champ de bataille les troupes de la Haute-Lorraine et le contingent de Metz, conduits par l’évêque et le comte Gérard d’Alsace. Les Champenois sont bientôt en pleine déroute et se retirent, laissant 2000 morts et un grand nombre de blessés. Le comte Eudes fut lui-même tué dans sa fuite. Cette bataille de Honol fit grand bruit dans la région de l’Est. C’est la première fois que nous rencontrons les Lorrains en corps d’armée sur un champ de bataille, et ils ont pour chef, le héros qui sera le premier duc héréditaire.
Le duc Gothelon mourut en 1043. Il laissait deux fils entre lesquels il avait d’avance partagé son héritage : Gothelon, l’aîné, devait avoir la Mosellane, et le second, Godefroy le Barbu, devait recevoir la Basse-Lorraine. Mais l’empereur Henri III ne sanctionna point ce partage. Il écarta Gothelon, qu’il jugeait incapable de gouverner, et conféra le duché de Haute-Lorraine au comte Adalbert (ou Albert), chef d’une puissante famille qui possédait de grands biens en Alsace et en Lorraine.
Godefroy le Barbu qui avait pris possession de la Basse-Lorraine sans difficulté, ne réclama point pour son frère, mais il entreprit de le remplacer lui-même et de réunir dans ses mains toute la succession paternelle. Rebuté par Henri III, il prit les armes, fut battu et fait prisonnier, mais il s’humilia, rentra en grâce et recouvra son duché.
Godefroy le Barbu est le type des seigneurs féodaux du XIe siècle, toujours la hache au poing, vengeant leurs injures par des massacres et des incendies, capable de commettre sans émotion les plus horribles cruautés, et cependant se courbant sous la loi religieuse qui, à défaut de remords, faisait pénétrer la terreur dans ces âmes atroces.
Godefroy, s’étant donc allié à Baudoin de Lille, comte de Flandre, se souleva de nouveau contre Henri III en 1046. Il alla saccager Nimègue et brûla le palais impérial. Au retour de cette expédition, il se jeta sur Verdun dont l’évêque refusait de lui céder le titre de comte. La ville fut emportée d’assaut et ivrée au pillage. Le cruel batailleur mit ensuite le feu aux maisons, s’avança en exterminant la population jusqu’à la cathédrale, enleva le trésor et incendia l’édifice.
Mais alors l’Eglise éleva la voix, le sacrilège fut pris de remords ou eut peur, confessa son crime et, pour en obtenir le pardon, se soumit à une pénitence publique. On le vit, déchaussé, à moitié nu, sans armes, s’avancer à travers les ruines de la ville, en se traînant sur les genoux et sur les coudes. Il s’arrêta sur l’emplacement du grand autel, tendit le dos et reçut humblement la discipline. Il compléta l’expiation en restituant à l’église les biens qu’il avait usurpés, et plus tard lorsqu’on reconstruisit la cathédrale, il voulut prendre part de sa personne au travail et, comme un simple manoeuvre, il porta les pierres et le mortier.
Godefroy amenda-t-il ses mœurs ? Il n’y paraît pas. Il avait donné une grosse somme d’argent pour sauver sa chevelure qu’il aurait dû couper suivant les rites, il remonta à cheval et continua contre Adalbert une guerre à feu et à sang. Le duc de la Haute-Lorraine lui rendait coup pour coup. Ces guerres privées étaient de véritables brigandages.
En 1047, Adalbert eut sans doute l’avantage et ravagea plusieurs cantons de la Basse-Lorraine. Mais il négligea de se garder et laissa ses soldats se disperser pour recueillir le butin. Godefroy les attaqua à l’improviste et massacra le duc Adalbert et tous les siens.
L’empereur Henri III, occupé en Italie, n’était pas intervenu dans ces querelles. Rentré en Allemagne en 1048, il enleva la Basse-Lorraine au féroce bandit et la donna à Frédéric, comte de Luxembourg. Puis il investit du duché de Haute-Lorraine, Gérard d’Alsace, comte de Metz, neveu du duc Adalbert. C’est le premier duc héréditaire (1048).